La Presse Anarchiste

Les partis révolutionnaires et les élections

TOUS les par­tis poli­tiques de gauche, réfor­mistes ou « révo­lu­tion­naires », déploient une acti­vi­té fré­né­tique à se mon­trer comme les seuls repré­sen­tants véri­tables des tra­vailleurs. Les « pro­grammes » en vue des élec­tions de 1973 foi­sonnent, cha­cun ayant vou­lu par­ti­ci­per à la sur­en­chère, cha­cun se pré­pa­rant à sa manière à prendre une par­tie, si modeste soit-elle, du gâteau qu’est la classe ouvrière. 

Dans les par­tis « révo­lu­tion­naires » d’extrême gauche, com­ment ana­lyse-t-on la situation ? 

Les « tac­ti­ciens »: Ce sont les plus « réa­listes », ceux qui ne pensent pas consti­tuer encore une force suf­fi­sante pour influer véri­ta­ble­ment sur les évé­ne­ments, mais qui veulent pro­fi­ter des occa­sions qui leur sont pré­sen­tées pour faire de l’agitation : en par­ti­cu­lier l’utilisation, comme tri­bune, du par­le­ment bour­geois pour faire de la pro­pa­gande et se faire connaître ; on pour­rait citer, comme exemple, la Ligue Com­mu­niste, « Lutte ouvrière », le P.S.U.

Les « oppor­tu­nistes »: Ce sont ceux qui estiment consti­tuer d’ores et déjà une orga­ni­sa­tion capable de jouer un rôle effec­tif dans les évé­ne­ments face à la bour­geoi­sie, et aux côtés du P.C.F. et du P.S.: c’est, bien enten­du, l’O.C.I., A.J.S., C.A.O.

Ces deux ten­dances se mettent au moins d’accord sur ceci : les mili­tants ouvriers qui refusent d’utiliser le par­le­ment bour­geois et qui affirment leur hos­ti­li­té aux com­pro­mis capi­tulent ouver­te­ment devant l’État bour­geois et se dressent comme un obs­tacle à la lutte de classe des travailleurs.

Ces deux ten­dances, qui se réclament de Lénine et du bol­che­visme, pré­voient, avec juste rai­son, la pos­si­bi­li­té de la consti­tu­tion d’un gou­ver­ne­ment de type « front popu­laire » dans lequel se retrou­ve­ront ensemble le P.C.F., le P.S. et quelques débris de droite et de gauche. Le « front popu­laire », comme l’histoire l’a mon­tré, ne pour­ra pas résoudre les pro­blèmes fon­da­men­taux de la classe ouvrière, empê­tré qu’il sera dans la contra­dic­tion inso­luble exis­tant entre un ou des par­tis de gauche au pou­voir, et le main­tien du mode de pro­duc­tion capitaliste. 

Pour­tant, de nom­breux tra­vailleurs fondent – à tort – leurs espoirs sur un tel gou­ver­ne­ment. Les par­tis révo­lu­tion­naires consi­dèrent que ce gou­ver­ne­ment sera consti­tué par des orga­ni­sa­tions authen­ti­que­ment ouvrières, quoique bureau­cra­ti­sées et réfor­mistes. C’est pour­quoi les par­tis révo­lu­tion­naires doivent appuyer ce gou­ver­ne­ment, dans une pre­mière phase, celle pen­dant laquelle les tra­vailleurs y croient encore… Car, en effet, la dés­illu­sion gagne­ra peu à peu les tra­vailleurs et ils se ren­dront compte à quel point un gou­ver­ne­ment « d’union popu­laire » est inca­pable d’apporter des solu­tions réelles à leurs pro­blèmes. C’est à ce moment-là que le par­ti révo­lu­tion­naire se pro­po­se­ra comme « direc­tion de rechange ». 

Il s’agit donc d’une stra­té­gie en deux points : 

Mar­cher dans la com­bine au début, c’est-à-dire pré­sen­ter des can­di­dats, tout en ayant conscience des limites d’une telle méthode dans l’immédiat, et pro­fi­ter des moyens mis à leur dis­po­si­tion pour faire de la sur­en­chère de gauche, cri­ti­quer le pro­gramme d’union popu­laire, se faire connaître, et enfin, si l’occasion s’en pré­sente, faire un beau geste : se désis­ter pour le can­di­dat sta­li­nien ou socia­liste : voter ouvrier, en somme. 

Pour ce qui est des oppor­tu­nistes de la révo­lu­tion, la classe ouvrière se trompe, la classe ouvrière se fait des illu­sions : il ne faut pas atta­quer, dénon­cer direc­te­ment ces illu­sions, car on risque de se cou­per de beau­coup de tra­vailleurs, ils ne « com­pren­draient » pas. Le cas des « tac­ti­ciens » est sen­si­ble­ment dif­fé­rent dans la mesure où ils n’hésiteront pas à atta­quer les illu­sions élec­to­ra­listes quoiqu’en uti­li­sant des tri­bunes élec­to­rales pour le faire – c’est-à-dire en aban­don­nant le ter­rain de – la lutte de classe. 

La deuxième phase de l’évolution pré­vue est la dés­illu­sion : les tra­vailleurs se rendent compte de l’impasse, peut-être même y aura-t-il des mou­ve­ments sociaux dans les entre­prises contre le « gou­ver­ne­ment d’union popu­laire », comme il y en a eu en Rus­sie à par­tir de 1918, en Alle­magne de l’Est en 1953, en Pologne, en Hon­grie, en Tché­co­slo­va­quie en 1968, et… en France en 1947 quand les com­mu­nistes étaient au pouvoir… 

C’est alors que les par­tis révo­lu­tion­naires, qui auront pu se mon­trer aupa­ra­vant farou­che­ment uni­taires (un gou­ver­ne­ment de toutes les orga­ni­sa­tions ouvrières, syn­di­cats com­pris… ), se mon­tre­ront en disant aux tra­vailleurs : « Faites-nous confiance, on va vous tirer de là ». 

Une telle concep­tion relève de l’erreur d’analyse la plus absolue. 

Que l’on prenne pré­texte des élec­tions pour pro­fi­ter des tri­bunes, faire de l’agitation et lan­cer des slo­gans-gad­gets, est une chose, bien qu’extrêmement discutable. 

Mais qu’on croie que l’on puisse uti­li­ser les élec­tions pour enta­mer un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, par un dépas­se­ment dia­lec­tique de la situa­tion dont la révo­lu­tion tire­rait pro­fit, est une illusion. 

Par­tout où les sta­li­niens ont pris le pou­voir, ils ont sup­pri­mé toute pos­si­bi­li­té d’autodétermination des travailleurs. 

Nous n’avons aucune rai­son de pen­ser que les par­tis com­mu­nistes « occi­den­taux » soient fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rents de ce que sont ou ont été leurs frères des pays de l’Est, l’attitude du P.C.F. lors de l’invasion de la Tché­co­slo­va­quie en fait foi. 

Si le P.C.F. semble extrê­me­ment sou­cieux de « démo­cra­tie ouvrière » en période pré-élec­to­rale, dans les entre­prises on peut tous les jours avoir un avant-goût de ce que ce sera après. Attendre que le P.C.F. arrive au pou­voir pour pro­po­ser des objec­tifs réel­le­ment révo­lu­tion­naires, c’est en réa­li­té attendre que le P.C.F. évince pro­gres­si­ve­ment toutes les autres ten­dances et muselle com­plè­te­ment toute forme d’expression.

Comp­ter sur la réac­tion spon­ta­née des tra­vailleurs à l’impasse du « gou­ver­ne­ment d’Union popu­laire » est jus­ti­fié. Mais oublier dans l’analyse le for­mi­dable ins­tru­ment de répres­sion que consti­tue le P.C.F., c’est du délire. 

La stra­té­gie des par­tis d’extrême gauche d’obédience bol­che­vik ne se com­prend que si on se rend à l’évidence que rien de fon­da­men­tal ne les sépare du P.C.F. Mêmes méthodes, mêmes objec­tifs. La règle du jeu reste essen­tiel­le­ment la même et en poli­tique, c’est celui qui fixe la règle du jeu qui gagne. Nous pro­po­sons une autre règle du jeu : défense de l’indépendance des orga­ni­sa­tions de classe des tra­vailleurs, les syn­di­cats, conçue non seule­ment par rap­port au capi­ta­lisme, à l’État et aux par­tis poli­tiques, mais conçue comme ins­tru­ment essen­tiel de trans­for­ma­tion sociale et d’organisation, seule garan­tie du carac­tère de classe de la révolution. 

C’est pour­quoi l’action des syn­di­ca­listes doit se mener sur tous les fronts : contre le réfor­misme syn­di­cal qui réduit le syn­di­ca­lisme au rôle – impor­tant mais par­tiel – de reven­di­ca­tion immé­diate ; contre toutes les concep­tions qui font du syn­di­cat une cour­roie de trans­mis­sion d’un par­ti politique. 

Notre action consiste à déve­lop­per dans la classe ouvrière l’idée que les inté­rêts des tra­vailleurs ne se trouvent ni dans les par­le­ments ni dans les par­tis poli­tiques, mais dans leurs seules orga­ni­sa­tions de classe, là où ils peuvent avoir un rôle effec­tif de déci­sion sur l’ensemble des pro­blèmes de la construc­tion du socia­lisme, et de la défense de celui-ci. 

Contre ceux qui subor­donnent les inté­rêts de la classe ouvrière aux inté­rêts de la construc­tion d’une avant-garde diri­geante, contre ceux qui amputent le syn­di­ca­lisme de la par­tie construc­tive de son rôle, notre com­bat consiste à impo­ser aux direc­tions syn­di­cales et à toutes les bureau­cra­ties ouvrières la démo­cra­tie à la base : l’extension de la pra­tique des assem­blées géné­rales dans les entre­prises, où les tra­vailleurs décident direc­te­ment, eux-mêmes de leurs luttes ; le contrôle plus sévère des man­dats ; la rota­tion des tâches ; la dif­fu­sion la plus com­plète des infor­ma­tions, la lutte contre les fractions. 

L’application de ces méthodes, où que ce soit, pro­duit inva­ria­ble­ment un résul­tat explo­sif. Par­tout où le prin­cipe de l’autodétermination réelle est mis en pra­tique, la conscience des tra­vailleurs monte ; ils s’intéressent à cette orga­ni­sa­tion qui retient leur opi­nion ; là est notre force : nous n’avons aucun inté­rêt de par­ti à défendre, aucune pru­dence tac­tique issue de l’extérieur – par exemple pré­pa­rer des élec­tions – à jus­ti­fier, aucun dogme à « faire pas­ser », aucun slo­gan à faire adop­ter sinon celui de la démo­cra­tie ouvrière. Nous vou­lons sim­ple­ment que les tra­vailleurs se déter­minent eux-mêmes en dehors les Églises spi­ri­tuelles et temporelles. 

Pour nous, toute démo­cra­ti­sa­tion est une vic­toire, toute ini­tia­tive un progrès. 

Nous devons conti­nuel­le­ment atta­quer le prin­cipe de sub­sti­tu­tion, qui tend à mettre le sort d’une majo­ri­té de tra­vailleurs entre les mains d’une mino­ri­té, comme par exemple dans ces syn­di­cats fan­tômes, sans assem­blée géné­rale, sans contrôle, et qui se résument à quelques res­pon­sables et un secrétaire. 

Cette tâche, qui est le rôle immé­diat de tous les mili­tants syn­di­ca­listes, ne suf­fit pour­tant pas. Dans la lutte contre le capi­ta­lisme, la démo­cra­tie à la base n’a aucun sens si elle reste étouf­fée dans l’entreprise, sans pos­si­bi­li­té de réper­cus­sion sur l’ensemble de la classe ouvrière. 

Nous devons com­men­cer par dénon­cer cette concep­tion que nous ren­con­trons, selon laquelle le syn­di­cat est un inter­mé­diaire entre les tra­vailleurs et le patron, char­gé de dis­cu­ter avec ce der­nier des reven­di­ca­tions des tra­vailleurs : le syn­di­cat n’est pas un orga­nisme exté­rieur aux tra­vailleurs char­gé de « négo­cier » à leur place : c’est l’instrument de lutte et d’émancipation des tra­vailleurs par les tra­vailleurs eux-mêmes. 

En second lieu, nous devons lut­ter pour que tous les moyens de lutte et d’organisation qu’offre le syn­di­ca­lisme soient mis en œuvre : en cela, nous nous heur­te­rons à la fois aux réfor­mistes, qui craignent de voir cer­taines limites « rai­son­nables » dépas­sées, et aux « révo­lu­tion­naires » qui ne tiennent pas à ce que le syn­di­ca­lisme dépasse son rôle de reven­di­ca­tion quo­ti­dienne de peur que leur mono­pole de l’action « poli­tique » soit contesté. 

Les sec­tions syn­di­cales d’entreprise, les syn­di­cats d’industrie sont des orga­nismes de base de la lutte des tra­vailleurs pour leur éman­ci­pa­tion, ce sont les plus impor­tants car ils attaquent le capi­ta­lisme à la racine : l’économie. Mais cette action éco­no­mique doit être com­plé­tée par une action sociale plus géné­rale afin de per­mettre aujourd’hui aux tra­vailleurs de défendre leurs condi­tions de vie en dehors de l’entreprise sur leur lieu d’habitation, et pour leur per­mettre demain d’y orga­ni­ser le socialisme. 

Le lieu pri­vi­lé­gié de cette action sociale, c’est l’union locale. Les sec­tions d’entreprises, les syn­di­cats d’industrie sont les ins­tru­ments de lutte des tra­vailleurs dans les entre­prises ; de même, les unions locales, dépar­te­men­tales et régio­nales sont des ins­tru­ments de lutte en dehors de l’entreprise. Elles ne doivent pas res­ter un lieu de réunion déser­té par les tra­vailleurs de la base : regrou­pant toutes les sec­tions d’entreprise, tous les tra­vailleurs d’une loca­li­té, l’UL est l’instrument pri­vi­lé­gié de lutte dans cette loca­li­té, comme l’union régio­nale sur une échelle plus grande. 

Cette struc­ture hori­zon­tale du syn­di­ca­lisme est trop sou­vent négli­gée car elle est poten­tiel­le­ment une concur­rente du mono­pole des par­tis poli­tiques dans l’action locale, régio­nale ou nationale. 

Notre rôle dans ce domaine est de rendre à la struc­ture hori­zon­tale du syn­di­ca­lisme le rôle qu’elle n’aurait jamais dû ces­ser de jouer. Nous devons mon­trer que le syn­di­cat n’est que ce que les tra­vailleurs en font. 

Ce n’est que si les tra­vailleurs par­viennent à impo­ser aux bureau­cra­ties ouvrières la démo­cra­tie dans les orga­nismes de base aus­si bien que dans les struc­tures inter­mé­diaires jusqu’au som­met de l’organisation syn­di­cale, ce n’est que si le rôle du syn­di­ca­lisme est éten­du à tous les aspects de la vie sociale, que le syn­di­cat pour­ra deve­nir, au lieu d’un orga­nisme de défense exclu­si­ve­ment, un ins­tru­ment de com­bat, c’est seule­ment alors que les tra­vailleurs pour­ront atta­quer eux-mêmes le capi­ta­lisme au lieu de lais­ser ce soin à une avant-garde dirigeante. 

Il res­sort donc que la pre­mière étape de la lutte contre le capi­ta­lisme est de for­ger un ins­tru­ment de lutte adé­quat, capable de com­battre le capi­ta­lisme sur tous les fronts à la fois, éco­no­mique et social, mais aus­si une orga­ni­sa­tion où les tra­vailleurs peuvent avoir la direc­tion réelle de leur lutte. 

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