Dans les partis « révolutionnaires » d’extrême gauche, comment analyse-t-on la situation ?
Les « tacticiens »: Ce sont les plus « réalistes », ceux qui ne pensent pas constituer encore une force suffisante pour influer véritablement sur les événements, mais qui veulent profiter des occasions qui leur sont présentées pour faire de l’agitation : en particulier l’utilisation, comme tribune, du parlement bourgeois pour faire de la propagande et se faire connaître ; on pourrait citer, comme exemple, la Ligue Communiste, « Lutte ouvrière », le P.S.U.
Les « opportunistes »: Ce sont ceux qui estiment constituer d’ores et déjà une organisation capable de jouer un rôle effectif dans les événements face à la bourgeoisie, et aux côtés du P.C.F. et du P.S.: c’est, bien entendu, l’O.C.I., A.J.S., C.A.O.
Ces deux tendances se mettent au moins d’accord sur ceci : les militants ouvriers qui refusent d’utiliser le parlement bourgeois et qui affirment leur hostilité aux compromis capitulent ouvertement devant l’État bourgeois et se dressent comme un obstacle à la lutte de classe des travailleurs.
Ces deux tendances, qui se réclament de Lénine et du bolchevisme, prévoient, avec juste raison, la possibilité de la constitution d’un gouvernement de type « front populaire » dans lequel se retrouveront ensemble le P.C.F., le P.S. et quelques débris de droite et de gauche. Le « front populaire », comme l’histoire l’a montré, ne pourra pas résoudre les problèmes fondamentaux de la classe ouvrière, empêtré qu’il sera dans la contradiction insoluble existant entre un ou des partis de gauche au pouvoir, et le maintien du mode de production capitaliste.
Pourtant, de nombreux travailleurs fondent – à tort – leurs espoirs sur un tel gouvernement. Les partis révolutionnaires considèrent que ce gouvernement sera constitué par des organisations authentiquement ouvrières, quoique bureaucratisées et réformistes. C’est pourquoi les partis révolutionnaires doivent appuyer ce gouvernement, dans une première phase, celle pendant laquelle les travailleurs y croient encore… Car, en effet, la désillusion gagnera peu à peu les travailleurs et ils se rendront compte à quel point un gouvernement « d’union populaire » est incapable d’apporter des solutions réelles à leurs problèmes. C’est à ce moment-là que le parti révolutionnaire se proposera comme « direction de rechange ».
Il s’agit donc d’une stratégie en deux points :
Marcher dans la combine au début, c’est-à-dire présenter des candidats, tout en ayant conscience des limites d’une telle méthode dans l’immédiat, et profiter des moyens mis à leur disposition pour faire de la surenchère de gauche, critiquer le programme d’union populaire, se faire connaître, et enfin, si l’occasion s’en présente, faire un beau geste : se désister pour le candidat stalinien ou socialiste : voter ouvrier, en somme.
Pour ce qui est des opportunistes de la révolution, la classe ouvrière se trompe, la classe ouvrière se fait des illusions : il ne faut pas attaquer, dénoncer directement ces illusions, car on risque de se couper de beaucoup de travailleurs, ils ne « comprendraient » pas. Le cas des « tacticiens » est sensiblement différent dans la mesure où ils n’hésiteront pas à attaquer les illusions électoralistes quoiqu’en utilisant des tribunes électorales pour le faire – c’est-à-dire en abandonnant le terrain de – la lutte de classe.
La deuxième phase de l’évolution prévue est la désillusion : les travailleurs se rendent compte de l’impasse, peut-être même y aura-t-il des mouvements sociaux dans les entreprises contre le « gouvernement d’union populaire », comme il y en a eu en Russie à partir de 1918, en Allemagne de l’Est en 1953, en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie en 1968, et… en France en 1947 quand les communistes étaient au pouvoir…
C’est alors que les partis révolutionnaires, qui auront pu se montrer auparavant farouchement unitaires (un gouvernement de toutes les organisations ouvrières, syndicats compris… ), se montreront en disant aux travailleurs : « Faites-nous confiance, on va vous tirer de là ».
Une telle conception relève de l’erreur d’analyse la plus absolue.
Que l’on prenne prétexte des élections pour profiter des tribunes, faire de l’agitation et lancer des slogans-gadgets, est une chose, bien qu’extrêmement discutable.
Mais qu’on croie que l’on puisse utiliser les élections pour entamer un processus révolutionnaire, par un dépassement dialectique de la situation dont la révolution tirerait profit, est une illusion.
Partout où les staliniens ont pris le pouvoir, ils ont supprimé toute possibilité d’autodétermination des travailleurs.
Nous n’avons aucune raison de penser que les partis communistes « occidentaux » soient fondamentalement différents de ce que sont ou ont été leurs frères des pays de l’Est, l’attitude du P.C.F. lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie en fait foi.
Si le P.C.F. semble extrêmement soucieux de « démocratie ouvrière » en période pré-électorale, dans les entreprises on peut tous les jours avoir un avant-goût de ce que ce sera après. Attendre que le P.C.F. arrive au pouvoir pour proposer des objectifs réellement révolutionnaires, c’est en réalité attendre que le P.C.F. évince progressivement toutes les autres tendances et muselle complètement toute forme d’expression.
Compter sur la réaction spontanée des travailleurs à l’impasse du « gouvernement d’Union populaire » est justifié. Mais oublier dans l’analyse le formidable instrument de répression que constitue le P.C.F., c’est du délire.
La stratégie des partis d’extrême gauche d’obédience bolchevik ne se comprend que si on se rend à l’évidence que rien de fondamental ne les sépare du P.C.F. Mêmes méthodes, mêmes objectifs. La règle du jeu reste essentiellement la même et en politique, c’est celui qui fixe la règle du jeu qui gagne. Nous proposons une autre règle du jeu : défense de l’indépendance des organisations de classe des travailleurs, les syndicats, conçue non seulement par rapport au capitalisme, à l’État et aux partis politiques, mais conçue comme instrument essentiel de transformation sociale et d’organisation, seule garantie du caractère de classe de la révolution.
C’est pourquoi l’action des syndicalistes doit se mener sur tous les fronts : contre le réformisme syndical qui réduit le syndicalisme au rôle – important mais partiel – de revendication immédiate ; contre toutes les conceptions qui font du syndicat une courroie de transmission d’un parti politique.
Notre action consiste à développer dans la classe ouvrière l’idée que les intérêts des travailleurs ne se trouvent ni dans les parlements ni dans les partis politiques, mais dans leurs seules organisations de classe, là où ils peuvent avoir un rôle effectif de décision sur l’ensemble des problèmes de la construction du socialisme, et de la défense de celui-ci.
Contre ceux qui subordonnent les intérêts de la classe ouvrière aux intérêts de la construction d’une avant-garde dirigeante, contre ceux qui amputent le syndicalisme de la partie constructive de son rôle, notre combat consiste à imposer aux directions syndicales et à toutes les bureaucraties ouvrières la démocratie à la base : l’extension de la pratique des assemblées générales dans les entreprises, où les travailleurs décident directement, eux-mêmes de leurs luttes ; le contrôle plus sévère des mandats ; la rotation des tâches ; la diffusion la plus complète des informations, la lutte contre les fractions.
L’application de ces méthodes, où que ce soit, produit invariablement un résultat explosif. Partout où le principe de l’autodétermination réelle est mis en pratique, la conscience des travailleurs monte ; ils s’intéressent à cette organisation qui retient leur opinion ; là est notre force : nous n’avons aucun intérêt de parti à défendre, aucune prudence tactique issue de l’extérieur – par exemple préparer des élections – à justifier, aucun dogme à « faire passer », aucun slogan à faire adopter sinon celui de la démocratie ouvrière. Nous voulons simplement que les travailleurs se déterminent eux-mêmes en dehors les Églises spirituelles et temporelles.
Pour nous, toute démocratisation est une victoire, toute initiative un progrès.
Nous devons continuellement attaquer le principe de substitution, qui tend à mettre le sort d’une majorité de travailleurs entre les mains d’une minorité, comme par exemple dans ces syndicats fantômes, sans assemblée générale, sans contrôle, et qui se résument à quelques responsables et un secrétaire.
Cette tâche, qui est le rôle immédiat de tous les militants syndicalistes, ne suffit pourtant pas. Dans la lutte contre le capitalisme, la démocratie à la base n’a aucun sens si elle reste étouffée dans l’entreprise, sans possibilité de répercussion sur l’ensemble de la classe ouvrière.
Nous devons commencer par dénoncer cette conception que nous rencontrons, selon laquelle le syndicat est un intermédiaire entre les travailleurs et le patron, chargé de discuter avec ce dernier des revendications des travailleurs : le syndicat n’est pas un organisme extérieur aux travailleurs chargé de « négocier » à leur place : c’est l’instrument de lutte et d’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.
En second lieu, nous devons lutter pour que tous les moyens de lutte et d’organisation qu’offre le syndicalisme soient mis en œuvre : en cela, nous nous heurterons à la fois aux réformistes, qui craignent de voir certaines limites « raisonnables » dépassées, et aux « révolutionnaires » qui ne tiennent pas à ce que le syndicalisme dépasse son rôle de revendication quotidienne de peur que leur monopole de l’action « politique » soit contesté.
Les sections syndicales d’entreprise, les syndicats d’industrie sont des organismes de base de la lutte des travailleurs pour leur émancipation, ce sont les plus importants car ils attaquent le capitalisme à la racine : l’économie. Mais cette action économique doit être complétée par une action sociale plus générale afin de permettre aujourd’hui aux travailleurs de défendre leurs conditions de vie en dehors de l’entreprise sur leur lieu d’habitation, et pour leur permettre demain d’y organiser le socialisme.
Le lieu privilégié de cette action sociale, c’est l’union locale. Les sections d’entreprises, les syndicats d’industrie sont les instruments de lutte des travailleurs dans les entreprises ; de même, les unions locales, départementales et régionales sont des instruments de lutte en dehors de l’entreprise. Elles ne doivent pas rester un lieu de réunion déserté par les travailleurs de la base : regroupant toutes les sections d’entreprise, tous les travailleurs d’une localité, l’UL est l’instrument privilégié de lutte dans cette localité, comme l’union régionale sur une échelle plus grande.
Cette structure horizontale du syndicalisme est trop souvent négligée car elle est potentiellement une concurrente du monopole des partis politiques dans l’action locale, régionale ou nationale.
Notre rôle dans ce domaine est de rendre à la structure horizontale du syndicalisme le rôle qu’elle n’aurait jamais dû cesser de jouer. Nous devons montrer que le syndicat n’est que ce que les travailleurs en font.
Ce n’est que si les travailleurs parviennent à imposer aux bureaucraties ouvrières la démocratie dans les organismes de base aussi bien que dans les structures intermédiaires jusqu’au sommet de l’organisation syndicale, ce n’est que si le rôle du syndicalisme est étendu à tous les aspects de la vie sociale, que le syndicat pourra devenir, au lieu d’un organisme de défense exclusivement, un instrument de combat, c’est seulement alors que les travailleurs pourront attaquer eux-mêmes le capitalisme au lieu de laisser ce soin à une avant-garde dirigeante.
Il ressort donc que la première étape de la lutte contre le capitalisme est de forger un instrument de lutte adéquat, capable de combattre le capitalisme sur tous les fronts à la fois, économique et social, mais aussi une organisation où les travailleurs peuvent avoir la direction réelle de leur lutte.