La Presse Anarchiste

Face à la crise, solution parlementaire ou syndicalisme révolutionnaire ?

PUTSCH et révo­lu­tion man­quée au Chi­li, crise du pétrole, menaces graves de chô­mage, dan­ger de réces­sion éco­no­mique, grèves remet­tant en ques­tion l’arbitraire patro­nal en matière de licen­cie­ments, atta­quant ain­si direc­te­ment le droit de propriété ;

Inquié­tude pour l’avenir dans les couches sociales mena­cées par l’évolution éco­no­mique, radi­ca­li­sa­tion lente mais pro­fonde d’un nombre tou­jours plus grand de tra­vailleurs, hommes d’État qui parlent d’unité natio­nale, de dis­ci­pline – éco­no­mique cette fois ; 

La mise en place du capi­ta­lisme trans­na­tio­nal ne se fait pas sans dou­leur, et son orga­ni­sa­tion au plan inter­na­tio­nal s’accompagne de la des­truc­tion sans retour du capi­ta­lisme concur­ren­tiel et de l’amorce de la liqui­da­tion de la petite bour­geoi­sie, fai­sant plus lourdes l’exploitation et l’oppression des travailleurs. 

On peut affir­mer que nous sommes entrés depuis une dizaine d’années dans une crise géné­rale de la socié­té. Ce mou­ve­ment est for­mi­dable et com­mence même à s’étendre à l’U.R.S.S.: ne pou­vait-on pas lire récem­ment dans Poli­tique-Heb­do une inter­view d’ouvriers sovié­tiques expri­mant clai­re­ment des posi­tions de classe proches des nôtres – bri­sant le mythe de l’État ouvrier et de l’inexistence de la lutte de classes dans les pays de l’Est.

Face à ce bou­le­ver­se­ment dont les pre­miers cra­que­ments se font entendre, sommes-nous prêts ? 

Sommes-nous prêts comme cou­rant de la classe ouvrière, par­mi les tra­vailleurs, dans les orga­ni­sa­tions syn­di­cales avec nos cama­rades de classe, à impul­ser l’organisation et les luttes du prolétariat ? 

D’autres se pré­parent à pro­po­ser leurs solu­tions, mais ces solu­tions sont-elles fon­dées sur les inté­rêts des travailleurs ? 

Changement de stratégie des partis de la gauche parlementaire

On peut aujourd’hui affir­mer que la révolte de mai-juin 1968 a sur­tout ser­vi les social-démo­crates et les com­mu­nistes ortho­doxes. La renais­sance sur la scène sociale et poli­tique de cou­rants « révo­lu­tion­naires » leur a fait sans doute grand-peur : maoïstes et trots­kistes gênaient leur déve­lop­pe­ment dans l’intelligentsia et les nou­velles couches pro­lé­ta­ri­sées, ils pou­vaient repré­sen­ter un pôle d’attraction ; moins spec­ta­cu­laire mais plus dan­ge­reux à terme, le replie­ment des tra­vailleurs vers les orga­ni­sa­tions syn­di­cales – rien n’est étran­ger au syn­di­cat – mena­çait leur recru­te­ment et leur influence dans la classe ouvrière. Les direc­tions des par­tis de gauche com­prirent vite qu’en poli­tique qui n’avance pas recule. Il leur fal­lait réagir et « oublier » leurs diver­gences. D’où l’Union popu­laire et son pro­gramme commun. 

Cet accord élec­to­ral, qui les place comme alliés concur­ren­tiels, est un grand suc­cès de pro­pa­gande. L’influence des révo­lu­tion­naires tend actuel­le­ment à se réduire et l’illusion par­le­men­taire joue à plein. Outre cela, parce que les tra­vailleurs sont exploi­tés et luttent tous les jours, un cer­tain nombre de mou­ve­ments reven­di­ca­tifs sont encou­ra­gés, jusqu’à une cer­taine limite, car il faut faire la démons­tra­tion devant les tra­vailleurs que la seule solu­tion à leurs pro­blèmes réside dans un chan­ge­ment de majo­ri­té au Par­le­ment. Ain­si, si des mou­ve­ments sont lan­cés ou sou­te­nus, ils abou­tissent rare­ment à autre chose qu’à des avan­tages minimes. Le lan­gage tenu se résume à : « Agis­sons par l’action syn­di­cale contre les effets du régime capi­ta­liste et n’oublions pas que le pro­gramme com­mun, lui, s’attaque à ses racines ! » Il s’ensuit entre les deux for­ma­tions de l’union de la gauche une effré­née course de vitesse : 

Pour le P.S., repré­sen­ter une force suf­fi­sante est d’une abso­lue néces­si­té. Pour abou­tir à ce résul­tat le par­ti recrute tous azi­muts, n’importe qui sur n’importe quelle base, notam­ment en jouant par­mi la « gauche » sur la crainte qu’inspire le P.C.: « La seule façon d’empêcher la dic­ta­ture com­mu­niste en cas de chan­ge­ment poli­tique est d’entrer au P.S. »

Pour le P.C., il est indis­pen­sable de deve­nir un par­ti de gouvernement : 

a) Dans la pers­pec­tive de l’organisation de l’Europe poli­tique, les P.C., seule­ment implan­tés soli­de­ment en France et en Ita­lie, sont très mino­ri­taires en regard des social-démocrates ; 

b) Le P.C.F. subit depuis 1945 un affai­blis­se­ment orga­ni­sa­tion­nel et d’influence lent mais constant, qui peut Se consta­ter par exemple par le recul régu­lier de sa presse. 

Pour le P.C.F., c’est le moment ou jamais ; dans dix ans les dépu­tés com­mu­nistes au Par­le­ment euro­péen pour­raient n’être qu’une mino­ri­té impuissante. 

P.C. et P.S., quels intérêts ?

Outre les inté­rêts élec­to­raux directs de leurs diri­geants – deve­nir dépu­tés, séna­teurs, conseillers géné­raux, etc. est une pro­mo­tion sociale – les deux par­tis repré­sentent des inté­rêts objec­tifs de couches ou de classes sociales. 

Per­sonne ne se fait trop d’illusions sur l’intelligentsia libé­rale qui dirige le P.S.; depuis Mil­le­rand et sa ten­ta­tive de cap­ter la C.G.T., l’Union sacrée en 1914 avec Jules Guesde, l’humaniste Blum qui aban­don­na les tra­vailleurs espa­gnols au fas­cisme et ne sut pas résis­ter à la réac­tion capi­ta­liste qui sui­vit le Front popu­laire, jusqu’à Guy Mol­let allant cher­cher de Gaulle à Colom­bey, en pas­sant par Jules Moch et ses C.R.S., la guerre d’Indochine et l’envoi du contin­gent en Algé­rie pour en arri­ver à Mit­ter­rand (« L’Algérie, c’est la France ; la seule négo­cia­tion, c’est la guerre. »), l’industriel Def­ferre par­ti­san de l’autogestion, de ses entre­prises de presse sans doute, et l’énarque Che­vè­ne­ment, le pas­sé est lourd, très lourd. 

Ce pas­sé, leur recru­te­ment par­mi la petite bour­geoi­sie et les « notables » et l’origine sociale des par­tis issus de la Deuxième Inter­na­tio­nale démontrent que les par­tis social-démo­crates ne s’attaquent pas au capi­ta­lisme, ils l’aménagent.

Le carac­tère plus lar­ge­ment ouvrier du P.C. peut trom­per. Il est indis­pen­sable de ne jamais oublier que les P.C. repré­sentent les inté­rêts de la nou­velle classe bureau­cra­tique de l’U.R.S.S. Ain­si, des 21 condi­tions d’adhésion à l’Internationale com­mu­niste (Komin­tern), une seule demeure dans les faits : la défense incon­di­tion­nelle de l’U.R.S.S. et de son « modèle » socia­liste, c’est-à-dire la défense incon­di­tion­nelle de sa classe bureau­cra­tique. Aus­si­tôt qu’un P.C. remet en cause cette condi­tion, on l’excommunie (exemple : le P.C. aus­tra­lien) ou on déclenche une scis­sion (le P.C. grec). Ce qui trompe beau­coup de tra­vailleurs, c’est la pro­pa­gande anti­ca­pi­ta­liste des P.C. occidentaux. 

La stra­té­gie du P.C.F. s’inscrit dans cette perspective : 

a) Par le main­tien dans la classe ouvrière des illu­sions sur le carac­tère socia­liste de l’U.R.S.S. – où une oli­gar­chie de bureau­crates a rem­pla­cé une oli­gar­chie de capi­ta­listes et d’aristocrates  – et la ten­ta­tive d’empêcher toute réflexion auto­nome sur le socia­lisme et les moyens d’y accéder ; 

b) Par l’affaiblissement des forces capi­ta­listes : entra­ver l’organisation poli­tique de l’Europe des trusts et si pos­sible « neu­tra­li­ser » la France par la dénon­cia­tion des trai­tés de l’Atlantique Nord. 

En conclu­sion, P.S. et P.C. ne repré­sentent pas plus l’un que l’autre les inté­rêts objec­tifs des tra­vailleurs. L’un n’est que l’aile démo­cra­tique du capi­ta­lisme et l’autre le repré­sen­tant et l’embryon de la nou­velle classe d’exploiteurs du tra­vail, la bureau­cra­tie d’État.

Et la direction de la C.F.D.T.?

Lorsque Eugène Des­camps aban­don­na ses res­pon­sa­bi­li­tés de secré­taire géné­ral, il expo­sa les motifs de sa déci­sion, en sub­stance : « Le socia­lisme démo­cra­tique pos­sède aujourd’hui une orga­ni­sa­tion syn­di­cale dans laquelle se retrouvent beau­coup de tra­vailleurs ; il lui manque un par­ti poli­tique qui puisse sur ce plan le repré­sen­ter hors des entre­prises et au Par­le­ment. Il faut entrer au P.S. et le réno­ver de l’intérieur, sur­tout par une action mili­tante consé­quente et de masse. Ce qui manque au P.S. ce ne sont pas les pen­seurs mais les militants. » 

Recon­nais­sons que cette ana­lyse a été sui­vie par un cer­tain nombre d’adhérents de la C.FD.T.: le résul­tat ne s’est pas fait attendre, le P.S. a amé­lio­ré son image de marque ; c’est un ras­sem­ble­ment hété­ro­clite sans doute mais il peut paraître cré­dible, notam­ment par­mi les électeurs. 

Les rap­ports pré­pa­ra­toires du Conseil natio­nal de la C.F.D.T. de jan­vier 1974 laissent à pen­ser que les diri­geants actuels de la C.F.D.T. ne sont pas loin de cette orien­ta­tion. La direc­tion s’est donc ral­liée à une ver­sion « souple » du modèle social-démo­crate du syn­di­ca­lisme, c’est-à-dire la sépa­ra­tion des tâches entre par­ti et syn­di­cat et la qua­li­té « supé­rieure » du tra­vail du par­ti. Sans doute elle va ten­ter d’impulser cette posi­tion de plus en plus clai­re­ment à mesure qu’avance l’échéance élec­to­rale de 1976. 

Nous nous trou­vons donc en pré­sence de la recon­duc­tion, à qua­rante ans de dis­tance, d’un phé­no­mène ana­logue au Front popu­laire de 1936. Dans cette union, la C.F.D.T. repré­sen­te­rait l’aile gauche, l’aile cri­tique ; on sait que c’est là une posi­tion d’impuissance.

Front populaire ?

Les deux grands par­tis de la gauche ont réus­si de nou­veau – mal­gré le sta­li­nisme, mal­gré ce qu’on sait peu à peu sur l’U.R.S.S. et les pays de l’Est, mal­gré l’opportunisme du par­ti socia­liste – à deve­nir cré­dibles aux yeux de nom­breux tra­vailleurs ; une dyna­mique a été créée. Où va-t-elle ? On peut craindre qu’une telle action poli­tique amène le mou­ve­ment ouvrier dans une impasse. La posi­tion fon­da­men­tale des mar­xistes et des social-démo­crates est connue : modi­fier le conte­nu de classe de l’État par un chan­ge­ment de majo­ri­té élec­to­rale puis rem­pla­cer le gou­ver­ne­ment à la solde du capi­ta­lisme par des ministres socia­listes et, s’appuyant à la fois sur le pou­voir légis­la­tif et le pou­voir exé­cu­tif, pro­mou­voir des lois qui feront évo­luer les rap­ports de pro­duc­tion dans un sens socia­liste. Si la réac­tion se fai­sait tirer l’oreille, une mobi­li­sa­tion des tra­vailleurs serait orga­ni­sée, mais sans jamais sor­tir de la léga­li­té bour­geoise ; c’est une tac­tique réfor­miste de gauche qui se des­sine. On oublie le sabo­tage éco­no­mique, les ten­ta­tives de coup d’État, les inter­ven­tions étran­gères de pays capi­ta­listes. Pen­ser que le capi­ta­lisme pour­ra aban­don­ner son pou­voir et sa pro­prié­té sans réagir bru­ta­le­ment est une uto­pie ! Le com­bat entre tra­vail et capi­tal ne sera pas réso­lu par des lois votées démo­cra­ti­que­ment mais par des rap­ports de force. 

Une erreur

Un cer­tain nombre de révo­lu­tion­naires espèrent que, pous­sés par les évé­ne­ments, les direc­tions des par­tis de gauche seront for­cées à la fois par les actions ouvrières et les réac­tions de la droite à mettre en œuvre, mal­gré elles, des mesures socia­listes, réel­le­ment socia­listes, expro­pria­tions et ten­ta­tives de ges­tion ouvrière d’un cer­tain nombre d’entreprises. C’est l’orientation constante des trots­kistes qui exigent que les « par­tis ouvriers » pra­tiquent une véri­table poli­tique ouvrière. 

Leur prin­ci­pale erreur réside en ce point pré­cis : direc­tions du P.S. et du P.C. ne repré­sentent pas des inté­rêts ouvriers, mais d’autres inté­rêts. Leur poli­tique sui­vra ces inté­rêts, et ceux-là uni­que­ment. Sans doute à l’intérieur de ces par­tis se crée­ront des ten­sions – des socia­listes de bonne volon­té essayant d’y défendre une poli­tique ouvrière. 

Rap­pe­lons que le P.C. a liqui­dé sans pro­blème ses cadres issus de la Résis­tance à qui la poli­tique de col­la­bo­ra­tion de classes d’après 1945 ne conve­nait pas. Quant au P.S., il a l’habitude d’exclure sa gauche quand il est au gou­ver­ne­ment – Mar­ceau Pivert et la Gauche révo­lu­tion­naire pen­dant le Front popu­laire et ceux qui for­mèrent le P.S.A. pen­dant la guerre d’Algérie.

Une seule garantie, les syndicats

Une seule garan­tie reste aux tra­vailleurs : leur orga­ni­sa­tion, c’est-à-dire aujourd’hui leurs syn­di­cats. Non pas les appa­reils syn­di­caux, mais les nom­breux syn­di­cats de base construits dans les usines, les chan­tiers, les bureaux.

En pré­vi­sion d’un gou­ver­ne­ment d’Union popu­laire, notre poli­tique se défi­nit clairement : 

♦ Déve­lop­per un fédé­ra­lisme réel dans les orga­ni­sa­tions syn­di­cales : il faut que les syn­di­cats de base aient des habi­tudes de dis­cus­sion et de déci­sion réel­le­ment fédé­ra­listes, à savoir que l’action et l’orientation soient éla­bo­rées de manière auto­nome des par­tis poli­tiques et des appa­reils confé­dé­raux ; il est néces­saire de lan­cer des débats sur tous les pro­blèmes ouvriers et que les déci­sions qui en résultent soient le reflet des posi­tions des adhé­rents. Les posi­tions des confé­dé­ra­tions doivent être le reflet de celles des orga­ni­sa­tions syn­di­cales de base et en tout état de cause un syn­di­cat peut ne pas appli­quer une orien­ta­tion confé­dé­rale si celle-ci n’est pas conforme à la posi­tion éla­bo­rée démo­cra­ti­que­ment par ses adhé­rents. À l’inverse du cen­tra­lisme démo­cra­tique, le fédé­ra­lisme syn­di­cal impose un pro­ces­sus de déci­sion de bas en haut et recon­naît l’autonomie d’orientation des orga­nismes de base, à l’intérieur du contrat d’organisation.

♦ Déve­lop­per en deuxième lieu une grande bataille des idées sur la voie par­le­men­taire, les rap­ports par­ti-syn­di­cat, la pos­si­bi­li­té d’un pas­sage paci­fique au socia­lisme, les réac­tions éco­no­miques, poli­tiques et mili­taires de la bour­geoi­sie ; le conte­nu du socia­lisme : auto­ges­tion et État, etc. 

Et enfin pro­po­ser – quel que soit le résul­tat des élec­tions – un grand mou­ve­ment reven­di­ca­tif, une véri­table grève géné­rale au len­de­main du scrutin. 

C’est par une action directe des tra­vailleurs que le mou­ve­ment ouvrier orga­ni­sé pour­ra reprendre l’initiative, un ins­tant dévoyée par le par­le­men­ta­risme, dans la lutte vers son émancipation. 

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