La Presse Anarchiste

Anarcho-syndicalisme

Le capi­tal a exis­té long­temps avant les socié­tés indus­trielles, c’est-à-dire long­temps avant le capi­ta­lisme – les deux termes ne sont pas syno­nymes. Le capi­tal est sim­ple­ment une valeur accu­mu­lée, qui a pris diverses formes au cours de l’histoire : capi­tal usu­rier, capi­tal com­mer­cial ou ban­caire. Cela signi­fie que le pro­ces­sus par lequel cer­tains indi­vi­dus accu­mulent â leur pro­fit de la valeur s’est fait, au tours de l’histoire, grâce à l’usure, le com­merce, ou la banque. 

Pen­dant toute cette période. l’économie était carac­té­ri­sée, par la sépa­ra­tion entre la pro­duc­tion et le capi­tal. Marx cite l’exemple…

« …Du capi­tal mar­chand, qui passe com­mande à un cer­tain nombre de pro­duc­teurs immé­diats, puis col­lecte leurs pro­duits et les revend, en avan­çant par­fois la matière pre­mière ou l’argent, etc. … le pro­duc­teur immé­diat conti­nue à la fois de vendre sa mar­chan­dise et d’utiliser son propre travail… »

D’une part, des pro­duc­teurs indé­pen­dants (arti­sans) fabriquent des mar­chan­dises, d’autre part des mar­chands écoulent les pro­duits en impo­sant un écart entre leur prix et leur valeur : ils achètent à un prix infé­rieur à la valeur des mar­chan­dises et vendent à un prix supé­rieur. Il se forme ain­si une plus-value qui est appro­priée par le mar­chand dans l’acte de la vente. L’appropriation de cette plus-value par le mar­chand est faite dans le cir­cuit de cir­cu­la­tion de la marchandise. 

C’est ce qui carac­té­rise la période pré-capi­ta­liste : la pro­duc­tion n’est pas sou­mise au capi­tal. Le capi­tal tire pro­fit de la pro­duc­tion, indi­rec­te­ment, par la vente, mais il ne la contrôle pas, il n’exploite pas de tra­vailleurs sala­riés. Ce qui carac­té­rise le capi­ta­lisme, c’est que les pos­ses­seurs de capi­taux contrôlent non seule­ment les moyens d’échange mais aus­si les moyens de pro­duc­tion. Le com­merce, aupa­ra­vant auto­nome par rap­port à la pro­duc­tion, devient un sec­teur dépen­dant de l’industrie : le capi­tal pénètre la sphère de la pro­duc­tion. La plus-value acca­pa­rée ne pro­vient. plus de la vente des mar­chan­dises, mais de leur pro­duc­tion, ce qui implique tra­vail par­cel­li­sé, tra­vail salarié. 

On ne pro­duit pas pour satis­faire un besoin. mais pour faire du pro­fit. Les moyens de pro­duc­tion, autre­fois pro­prié­té. de tra­vailleurs indé­pen­dants. deviennent du capi­tal et ces tra­vailleurs indé­pen­dants, deve­nus sala­riés, se voient trans­for­més en ven­deurs d’une mar­chan­dise par­ti­cu­lière appe­lée force de travail. 

Ces pré­ci­sions sont néces­saires pour com­prendre les diver­gences qui opposent l’anarcho-syndicalisme à cer­tains cou­rants du mou­ve­ment socia­liste. Nous essaie­rons, de mon­trer qu’il ne s’agit pas d’un débat académique. 

Défi­nir le capi­ta­lisme est une démarche indis­pen­sable pour défi­nir le socia­lisme. Se trom­per dans la pre­mière défi­ni­tion peut ame­ner à qua­li­fier de socia­lisme ce qui n’est qu’une forme par­ti­cu­lière du capitalisme. 

Le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste ne peut se com­prendre qu’en l’analysant au niveau du pro­ces­sus de pro­duc­tion, non au niveau du marché. 

Le capi­ta­lisme se défi­nit avant tout par l’exploitation de main‑d’œuvre sala­riée : les formes prises par la cir­cu­la­tion des mar­chan­dises, les formes juri­diques de pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion ne sont que des variantes adop­tées par le capi­ta­lisme selon les contextes his­to­riques et natio­naux pour main­te­nir les pri­vi­lèges de classe. 

Le mythe de la rationalité en économie capitaliste

L’économie de mar­ché est un des méca­nismes du fonc­tion­ne­ment du capi­ta­lisme, qui se carac­té­rise par les traits suivants : 

1. L’éparpillement de la propriété et du capital

La socié­té capi­ta­liste dans son sens le plus tra­di­tion­nel est un régime. de pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion, où le capi­tal est épar­pillé, divi­sé en un grand nombre de mains. Une mul­ti­tude de capi­ta­listes pro­duisent chaque type de pro­duit offert sur le mar­ché. Le choix des inves­tis­se­ments se fait par déci­sion d’un capi­ta­liste indi­vi­duel ou d’un groupe de capi­ta­listes pro­prié­taires individuellement. 

2. Multiplicité des centres de décision

Le capi­ta­lisme tra­di­tion­nel se carac­té­rise par le fait que les déci­sions d’investissement ne répondent pas à un plan concer­té de la part des capi­ta­listes, mais sont faites selon le bon vou­loir ou l’estimation par­ti­cu­lière de cha­cun. Celui qui a « du flair » inves­tit dans un sec­teur qui rap­porte de gros pro­fits. Aus­si­tôt, d’autres capi­ta­listes se pré­ci­pitent pour inves­tir dans ce sec­teur. Peu à peu, les pro­fits baissent sous l’effet de la concur­rence. Il se crée un équi­libre et tout rede­vient calme jusqu’à la pro­chaine poussée. 

3. Concurrence

Il y a donc entre capi­ta­listes une concur­rence à mort que vient tem­pé­rer seule­ment la néces­si­té de lut­ter contre l’ennemi com­mun, le pro­lé­ta­riat. Cette concur­rence, liée à l’éparpillement du capi­tal et à la mul­ti­pli­ci­té des centres de déci­sion, exa­cer­bée par la course au pro­fit, a plu­sieurs consé­quences. Cer­tains capi­ta­listes sont éli­mi­nés de la course ; par la faillite, ils se retrouvent dans l’armée ano­nyme du sala­riat, ou alors, tout en conser­vant une posi­tion pri­vi­lé­giée, ils se trouvent pla­cés sous la dépen­dance des plus forts. Ils conservent la qua­li­té de capi­ta­listes, mais perdent leur auto­no­mie de décision.

Les éco­no­mistes bour­geois prêtent à un tel sys­tème un grand nombre de vertus : 

« Lorsque la concur­rence par­faite règne sur tous les mar­chés, l’économie fonc­tionne avec l’efficience la plus grande pos­sible. En effet, aucun pro­duc­teur ne peut obte­nir de recettes sup­plé­men­taires en agis­sant sur les prix, mais seule­ment par une réduc­tion de son coût de pro­duc­tion. Là où il y a pro­fits anor­maux, la liber­té d’entrée (c’est-à-dire la pos­si­bi­li­té pour d’autres capi­ta­listes d’investir dans ce sec­teur – ndlr.) per­met d’accroître la pro­duc­tion et d’abaisser les prix. Toute modi­fi­ca­tion des dési­rs des consom­ma­teurs se com­mu­nique aux pro­duc­teurs par l’intermédiaire des modi­fi­ca­tions du prix des biens. Ces modi­fi­ca­tions se réper­cutent elles-mêmes sur les prix des fac­teurs de pro­duc­tion qui sont atti­rés dans cer­tains emplois ou écar­tés dans d’autres emplois. L’économie n’est pas mena­cée par le sous-emploi de fac­teurs de pro­duc­tion (c’est-à-dire des machines tour­nant en-des­sous de leurs capa­ci­tés de pro­duc­tion ndlr.) ; ceux-ci sont en effet mobiles et se déplacent des zones de pro­duc­tion délais­sées par les consom­ma­teurs vers les zones où se porte la demande. La concur­rence par­faite assure à la fois l’équilibre et la meilleure répar­ti­tion des res­sources de l’économie… (Ray­mond Barre, Prin­cipes d’analyse éco­no­mique, poly­co­pié de l’Institut d’études politiques.).

Il va de soi que la ratio­na­li­té attri­buée par M. Barre à l’économie de mar­ché est par­fai­te­ment orien­tée dans le sens de la ratio­na­li­té bour­geoise. En effet si un capi­ta­liste, en régime de concur­rence par­faite, ne peut « obte­nir de recettes sup­plé­men­taires en agis­sant sur les prix », mais seule­ment par une « réduc­tion de son coût de pro­duc­tion, cela, pour le pro­lé­taire, ne signi­fie qu’une chose : aggra­va­tion de l’exploitation, soit par la pro­lon­ga­tion de la jour­née de tra­vail, soit par l’augmentation de la pro­duc­ti­vi­té et de l’intensité du tra­vail, soit par l’élimination de la main‑d’œuvre humaine due à l’introduction du machinisme. 

Ain­si, nous disent encore les éco­no­mistes bour­geois, l’économie de mar­ché est un méca­nisme qui assure une ratio­na­li­té au sys­tème. Sans mar­ché, les consom­ma­teurs ne pour­raient pas faire connaître leurs besoins, les entre­pre­neurs ne sau­raient pas quoi pro­duire pour satis­faire les besoins ! 

La réa­li­té des choses est un peu moins idyl­lique, en effet : 

— Le capi­ta­lisme de libre concur­rence, où existe une mul­ti­tude de petits capi­taux indi­vi­duels en concur­rence entre eux, où existe une mul­ti­tude de capi­ta­listes pro­dui­sant chaque type de pro­duit, ce capi­ta­lisme-là n’a exis­té qu’en une brève période de l’histoire, et encore de façon beau­coup moins carac­té­ris­tique qu’elle n’est pré­sen­tée géné­ra­le­ment. La phase concur­ren­tielle du capi­ta­lisme a été rapi­de­ment rem­pla­cée par le capi­ta­lisme de mono­pole, dans lequel une ou plu­sieurs grosses entre­prises assurent la pro­duc­tion d’une mar­chan­dise et peuvent influer sur les condi­tions du mar­ché, ou même mani­pu­ler le marché. 

« Ce géant qu’est la fabri­ca­tion en série ne peut conser­ver sa puis­sance que si son effet vorace est plei­ne­ment et per­pé­tuel­le­ment satis­fait (…) Il est indis­pen­sable que les pro­duits soient consom­més au rythme accé­lé­ré de leur sor­tie des chaînes de fabri­ca­tion, et il faut évi­ter à tout prix l’accumulation de stocks… (Paul Mazur, bour­sier de Wall Street, cité par Vance Packard, L’art du gas­pillage.)

— Le capi­ta­lisme de (rela­tive) libre concur­rence implique une grande flui­di­té de capi­taux : dès que les taux de pro­fit baissent dans une branche, on inves­tit dans une autre. Cela sup­pose que le capi­tal néces­saire pour réin­ves­tir dans cette autre branche n’est pas trop consi­dé­rable. On peut faci­le­ment « reti­rer ses billes » d’un sec­teur où les machines (capi­tal mort) sont peu impor­tantes par rap­port à la force de tra­vail (capi­tal vivant), comme dans le tra­vail inté­ri­maire, pour prendre un exemple extrême. Mais lorsqu’on inves­tit par exemple dans la sidé­rur­gie, où l’importance rela­tive des machines est consi­dé­rable, les mou­ve­ments de capi­taux sont difficiles. 

Le marché dans le capitalisme de monopoles

Et l’histoire montre que le capi­tal évo­lue vers une concen­tra­tion crois­sante ; des masses de plus en plus grandes de capi­tal sont néces­saires pour inves­tir, ce qui exclut les déten­teurs de petit ou de moyen capital. 

— Enfin, l’intervention crois­sante de l’État, ren­due indis­pen­sable pré­ci­sé­ment par ces masses colos­sales de capi­taux néces­saires pour inves­tir dans des sec­teurs vitaux de l’économie, limite le champ d’action du capi­ta­lisme pri­vé, sans jamais remettre en cause le carac­tère capi­ta­liste de l’économie, pré­ci­sons-le. Cette inter­ven­tion de l’État au ser­vice du capi­tal peut se faire dif­fé­rem­ment : par les natio­na­li­sa­tions, c’est-à-dire par la prise en charge de sec­teurs non ren­tables mais néces­saires aux grandes entre­prises ; par des déna­tio­na­li­sa­tions d’entreprises deve­nues ren­tables ; par des com­mandes d’État à l’industrie pri­vée ; par des sub­sides directs ou indi­rects, des tarifs fis­caux spé­ciaux, etc. 

Aujourd’hui, le capi­ta­lisme ne peut plus se pas­ser de l’intervention éco­no­mique de l’État. Dans le capi­ta­lisme de mono­poles, les pro­fits proviennent : 

- De l’action des capi­ta­listes sur l’élévation des prix de vente au-des­sus du prix de production ;
– De mesures de dis­cri­mi­na­tion de prix que les mono­poles s’accordent entre eux ;
– Des avan­tages dus à une meilleure productivité. 

On voit donc que deux sur trois des causes résultent de mesures obte­nues en jouant sur le marché. 

1. Elévation du prix de vente

Dans le capi­ta­lisme de mono­poles, le mar­ché subit de pro­fondes trans­for­ma­tions dans ses formes à la suite de la concen­tra­tion du capi­tal indus­triel. Un chiffre est élo­quent pour expri­mer cette concen­tra­tion : en 1880, il y avait 735 socié­tés sidé­rur­giques aux États-Unis ; en 1950, 16. 

« Par entre­prise mul­ti­na­tio­nale, on entend les socié­tés qui opèrent dans plu­sieurs pays et qui, s’articulant en diverses formes pro­duc­tives, soit à carac­tère hori­zon­tal (déve­lop­pe­ment mas­sif d’une même pro­duc­tion), soit à carac­tère ver­ti­cal (ensemble de plu­sieurs pro­ces­sus de pro­duc­tion), sont en mesure de contrô­ler le mar­ché non selon les néces­si­tés que celui-ci ins­pire mais selon leur pro­gramme de vente et d’expansion. En admet­tant qu’on puisse encore par­ler de mar­ché aujourd’hui… En fait, il manque ce qui consti­tue, dans l’économie clas­sique, les pré­sup­po­sés dont il tire son ori­gine, et sa vali­di­té. Le mar­ché, pour être tel, dans la défi­ni­tion géné­ra­le­ment accep­tée, est le moment de ren­contre entre les mul­tiples forces pro­duc­tives et la grande masse de consom­ma­teurs et sur­tout le lieu de for­ma­tion des prix aux­quels une quan­ti­té de pro­duits est vendue.

« La concen­tra­tion des entre­prises et la consé­quente éli­mi­na­tion de la concur­rence a ame­né les grandes entre­prises à consi­dé­rer le mar­ché non plus comme le moment de for­ma­tion des prix et de la quan­ti­té ven­dable, mais comme une énorme bou­tique où qui peut ou veut achète à un prix pré­dé­ter­mi­né. » (Rivis­ta Anar­chi­ca, février 1972).

Les petits capi­ta­listes sont éli­mi­nés de la course, absor­bés, ou vivent sous la dépen­dance des grosses firmes. Pour pro­duire avec un maxi­mum de ren­ta­bi­li­té, il faut réunir un capi­tal consi­dé­rable en machines, outillage… ce qui place des moyens de plus en plus grands sous le contrôle d’un nombre de plus en plus réduit de capi­ta­listes. Ceux-ci ont donc la pos­si­bi­li­té de se tailler la part du lion sur le mar­ché en expul­sant les petits et moyens fabricants. 

Ceux des capi­ta­listes qui sur­nagent entre­voient la pos­si­bi­li­té de limi­ter la concur­rence qu’ils se font entre eux et de s’entendre pour évi­ter la hausse de prix . 

« La concur­rence est dépas­sée ; elle abou­tit à la coopé­ra­tion par la fusion des entre­prises et par la consti­tu­tion d’ententes inter­na­tio­nales », dit un diri­geant du trust chi­mique ICI. Lord Mel­chett, en 1927. 

La consti­tu­tion de mono­poles sup­pose cer­taines condi­tions préa­lables cependant : 

- La dimen­sion moyenne des entre­prises doit être suf­fi­sam­ment grande. Si les entre­prises sont trop petites, cela favo­rise les trans­ferts rapides de capi­taux d’une branche à l’autre selon la varia­tion du taux de profit.
– La mul­ti­pli­ci­té des petites entre­prises empêche la consti­tu­tion de mono­poles car il faut en contrô­ler un trop grand nombre pour contrô­ler le mar­ché national ;
– La cen­tra­li­sa­tion et la concen­tra­tion du capi­tal créent les condi­tions favo­rables au déve­lop­pe­ment des mono­poles, grâce à la créa­tion de très grosses entre­prises en nombre réduit, ayant un énorme capi­tal immobilisé. 

La concen­tra­tion capi­ta­liste peut revê­tir de nom­breuses formes. Nous en retien­drons trois, les plus caractéristiques : 

- Le trust. – C’est un grou­pe­ment finan­cier auquel des socié­tés jusqu’alors concur­rentes confient leurs actions, et qui reçoivent en échange des cer­ti­fi­cats qui attestent la pro­por­tion dans laquelle ils sous­crivent à l’entente. Le mot a pris plus tard un sens plus général.
Le hol­ding. – C’est une socié­té de par­ti­ci­pa­tion qui per­met de contrô­ler de nom­breuses entre­prises en concen­trant le contrôle finan­cier sur la socié­té mère. Ce sys­tème pré­sente l’avantage de contrô­ler beau­coup de socié­tés avec un mini­mum de capital.
Les fusions d’entreprises. – C’est la forme la plus effi­cace de concen­tra­tion. L’indépendance juri­dique ou finan­cière des socié­tés consti­tu­tives dis­pa­raît pour for­mer un ensemble homogène. 

On entre­voit que la cir­cu­la­tion des mar­chan­dises à l’intérieur même des groupes mono­po­listes – et qui est d’autant plus grande que les groupes contrôlent plus d’entreprises – sont des rela­tions d’échange qui, pour être mon­nayées, n’en sont pas moins sur­tout des arti­fices comp­tables ou fiscaux.

Si une concur­rence sub­siste, elle se situe­ra soit entre les groupes mono­po­listes, soit entre groupes mono­po­listes et sec­teurs non mono­po­listes, et non entre entre­prises contrô­lées par un même groupe. 

2. Discrimination des prix de vente et manipulations

Les mono­poles pro­fitent de dis­cri­mi­na­tions de prix faites en leur faveur. mais éga­le­ment par­viennent, en s’entendant entre eux, à sup­pri­mer la concur­rence sur les prix. 

« Jadis, un fabri­cant avait une entre­prise indi­vi­duelle. Ensuite… (il y eut) plu­sieurs asso­ciés. Plus tard, l’affaire dépas­sa le capi­tal que pou­vaient four­nir deux ou trois asso­ciés et des socié­tés ano­nymes devaient appa­raître… Main­te­nant, nous avons atteint une nou­velle étape, et il est néces­saire de regrou­per un cer­tain nombre de socié­tés ano­nymes en ce que nous appe­lons une coa­li­tion. »(Ch. Wil­son, Uni­le­ver, I, p. 65).

Mais les « coa­li­tions » n’empêchent pas la guerre entre les mono­poles ou les mani­pu­la­tions pour écra­ser les concur­rents. Vers la fin du siècle der­nier, une mul­ti­tude de socié­tés se concur­ren­çaient dans la pro­duc­tion de pétrole aux États-Unis. Le groupe Rocke­fel­ler qui réunis­sait la majo­ri­té des raf­fi­ne­ries obtint le mono­pole des pipe-lines. La Stan­dard Oil par­vint à raf­fi­ner 90 % de la pro­duc­tion US de pétrole. Les pro­duc­teurs étaient obli­gés de vendre leur pétrole à la Stan­dard Oil, puisqu’elle était seule à pou­voir l’acheminer vers les raf­fi­ne­ries. Les pro­duc­teurs de pétrole fai­saient la queue tous les jours devant les bureaux du trust Rocke­fel­ler pour pou­voir vendre au prix impo­sé par Rockefeller.

En 1927, le trust amé­ri­cain de l’aluminium ALCOA pro­dui­sait éga­le­ment du magné­sium. Le trust Dow Che­mi­cals. se spé­cia­li­sait dans le magné­sium. Une entente fut arran­gée : ALCOA arrête sa pro­duc­tion de magné­sium, en échange de quoi Dow Che­mi­cals livre à ALCOA tout le magné­sium dont il a besoin, à un prix de 40 % infé­rieur au prix payé sur le mar­ché. Quand on peut s’entendre…

La U.S. Steel Cor­po­ra­tion avait le mono­pole du che­min de fer dans la région des mines. Ce mono­pole oblige les ven­deurs à accep­ter les prix impo­sés par la U.S. Steel. 

Les mono­poles, liés aux groupes finan­ciers, se pro­curent des cré­dits et des capi­taux à peu de frais. Les petites et moyennes socié­tés se voient impo­ser des condi­tions exorbitantes. 

Inver­se­ment les groupes finan­ciers peuvent mani­pu­ler le mar­ché grâce au contrôle qu’ils ont sur les moyens de finan­ce­ment. Une grande banque alle­mande envoya, en 1901, la lettre sui­vante à une socié­té de pro­duc­tion de ciment. Une assem­blée géné­rale des action­naires de la com­pa­gnie devait avoir lieu, lors de laquelle « des mesures pour­raient être prises qui pour­raient impli­quer des chan­ge­ments dans vos entre­prises qui seraient inac­cep­tables pour nous. Pour ces rai­sons, et à notre pro­fond regret, nous sommes obli­gés de sup­pri­mer doré­na­vant les cré­dits que nous vous avions jusqu’alors accor­dés… Mais si ladite assem­blée géné­rale ne prend pas les mesures inac­cep­tables pour nous, et si nous rece­vons des garan­ties appro­priées à ce sujet quant à l’avenir, nous serions dis­po­sés. à ouvrir des négo­cia­tions avec vous pour vous accor­der de nou­veaux cré­dits. » (Oskar Stil­lich, « Geld und Bank­we­sen », p. 147). 

3. Monopoles, source de gaspillage

Dans la mesure où les mono­poles s’entendent pour atté­nuer, ou même sup­pri­mer la concur­rence, ils peuvent, nous l’avons vu, impo­ser sur le mar­ché des prix sur­éle­vés par rap­port au prix de pro­duc­tion mais éga­le­ment impo­ser des pro­duits de qua­li­té médiocre, rapi­de­ment usa­gés si ce n’est dan­ge­reux. pour la san­té. Un cer­tain nombre de pra­tiques sont employées qui abou­tissent à un fan­tas­tique gaspillage. 

– Limitation de la production

Avant de se lan­cer .dans une nou­velle pro­duc­tion, le capi­ta­liste ana­lyse le mar­ché pour savoir si le pro­duit sera ven­du. Si la capa­ci­té d’absorption du mar­ché est supé­rieure à la pro­duc­tion effec­tuée, cela importe peu, car la demande étant alors supé­rieure à l’offre, cela aug­mente les pro­fits. Dans le cas contraire, si la pro­duc­tion dépasse la demande, il y a risque d’effondrement des prix. 

L’arme prin­ci­pale du trust est donc la dimi­nu­tion de la pro­duc­tion en regard des besoins afin de faire mon­ter les prix. 

En 1935, le car­tel du cuivre, en fai­sant bais­ser les stocks de 35 % et en limi­tant la pro­duc­tion, pro­vo­qua une hausse des prix de 150 %. La même année, une socié­té cana­dienne ayant des ins­tal­la­tions indus­trielles valant 28.000 dol­lars en reçut 79.500 du car­tel des pro­duc­teurs de boîtes en car­ton pour ces­ser la pro­duc­tion pen­dant deux ans. 

– Frein à l’application d’innovations techniques

L’énorme masse de capi­taux enga­gés en maté­riel fait que l’amortissement est ren­du plus long. Si une tech­nique de pro­duc­tion nou­velle est intro­duite pré­ci­pi­tam­ment, ces capi­taux peuvent être déva­lo­ri­sés avant d’avoir été amor­tis. Indé­pen­dam­ment de cela, puisque les pro­fits reposent sur le contrôle du mar­ché par la limi­ta­tion de la pro­duc­tion, l’introduction de nou­velles tech­niques n’est pas ren­due urgente. Il est donc pré­fé­rable d’empêcher ces nou­velles tech­niques d’être mises en appli­ca­tion. On achète donc des bre­vets d’invention, et on les met dans un tiroir. 

En 1930, une ampoule élec­trique qui, selon les esti­ma­tions, aurait éco­no­mi­sé dix mil­lions de dol­lars aux consom­ma­teurs de cou­rant élec­trique a été inven­tée, mais n’a pas été mise sur le marché. 

– Détérioration de la qualité des marchandises

Les défen­seurs de l’économie de mar­ché affirment que la qua­li­té essen­tielle du sys­tème est le libre choix des consom­ma­teurs sur les pro­duits qu’ils achètent ; rien n’est plus faux. 

« On sait géné­ra­le­ment qu’avec de telles imper­fec­tions du mar­ché, la concur­rence ne garan­tit point que le consom­ma­teur en rece­vra tou­jours pour son argent. Aus­si bien les indus­triels ano­nymes, qui n’ont pas de répu­ta­tion à perdre, que des trusts géants qui n’ont à se sou­cier que d’une concur­rence inef­fi­cace, peuvent exploi­ter l’ignorance du consom­ma­teur. » (Sto­cking & Wat­kins, « Mono­po­ly and free enter­prise », pp. 134 – 136).

Des bureaux de recherche dans des firmes auto­mo­biles se consacrent à l’étude de la résis­tance des pièces… non pas pour amé­lio­rer celles-ci mais pour cal­cu­ler la durée moyenne de vie de cer­taines pièces vitales dont l’usure néces­site le chan­ge­ment de la voi­ture. La durée moyenne de vie d’une voi­ture est arti­fi­ciel­le­ment dimi­nuée pour pous­ser à la consom­ma­tion. En jar­gon de métier cela s’appelle « rejec­tion pat­tern ». C’est la quan­ti­té limite de mani­pu­la­tion d’une mar­chan­dise, au-delà de laquelle le client risque de refu­ser le pro­duit. En clair, cela se tra­duit ainsi : 

« Le chiffre d’affaires maxi­mum exige la construc­tion la moins chère pour la durée mini­mum tolé­rée par le client. » (cité par V. Packard, L’art du gas­pillage).

Le voca­bu­laire des com­mis des grands trust char­gés des études de mar­ché est très par­lant. Citons quelques exemples :

- puff limit (« limite de gon­flage ») : la quan­ti­té limite de vide qui peut, sans éveiller de soup­çon, être conte­nue dans un paquet pour faire appa­raître celui-ci comme une meilleure affaire. Ain­si, les les­sives sont « gon­flées » d’un pro­duit neutre qui ne sert à rien ou auquel on attri­bue des ver­tus bidons, pour faire aug­men­ter la quantité ;
contai­ner flash time (lit­té­ra­le­ment : « temps d’apparition de l’emballage ») : lar­geur d’exposition d’un paquet sur une éta­gère néces­saire pour atti­rer de façon opti­male l’œil du client ;
package grab level (« hau­teur de sai­sie d’un paquet ») : la meilleure hau­teur de l’étagère pour qu’un client puisse sai­sir un objet. On met le pro­duit le moins cher en bas ou tout à fait en haut, et le plus cher à la hau­teur optimale.

Tout ceci est très scien­ti­fi­que­ment étu­dié par d’éminents psy­cho­logues du com­por­te­ment, dont le rôle se résume à ceci : MANIPULATION. 

Nous ter­mi­ne­rons cette pre­mière par­tie en disant que si l’économie de mar­ché peut prendre diverses formes, dans tous les cas elle abou­tit à un gas­pillage effré­né de res­sources, de temps et de vies. 

Le capi­ta­lisme de mono­poles ne sup­prime pas la concur­rence et le chaos de la pro­duc­tion capi­ta­liste ; il ne fait que les trans­fé­rer à un niveau supé­rieur, entre anta­go­nistes de plus en plus puis­sants dis­po­sant de plus en plus de pou­voir pour mani­pu­ler les hommes et exploi­ter les tra­vailleurs. Nous ver­rons dans le pro­chain article les carac­té­ri­sa­tions du mar­ché dans les pays capi­ta­listes d’État et ce que le mou­ve­mente anar­cho-syn­di­ca­liste pro­pose comme perspectives.

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