La Presse Anarchiste

À la recherche du syndicalisme révolutionnaire (3)

En 1906, le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire est à son apo­gée. Depuis plu­sieurs années, les orga­ni­sa­tions ouvrières ont entre­pris une ardente cam­pagne pour la jour­née de huit heures, et un peu par­tout le 1er mai a été choi­si pour être chaque année la date de départ de l’a­gi­ta­tion. Comme on peut s’y attendre, le mou­ve­ment syn­di­cal fran­çais va jouer un rôle par­ti­cu­liè­re­ment actif dans cette bataille. La C.G.T. pro­pose que « le 1er mai 1906 les tra­vailleurs cessent d’eux-mêmes de tra­vailler plus de huit heures », et un puis­sant mou­ve­ment de grève gagne le pays entier.

Sorel et le syndicalisme

Les ouvriers ne sont pas les seuls à se détour­ner d’un socia­lisme qui s’en­lise chaque jour plus pro­fon­dé­ment dans la gre­nouillère démo­cra­tique et dont les chefs paraissent sur­tout pré­oc­cu­pés d’être aux pre­mières places dans la ruée des appé­tits et l’in­vrai­sem­blable curée poli­ti­cienne qui désho­norent le régime. Tout péné­trés de culture clas­sique et éga­le­ment séduits par l’é­thique prou­dho­nienne et la cri­tique his­to­rique de Marx, quelques intel­lec­tuels bour­geois, et sur­tout Georges Sorel qui appa­raî­tra vite comme le chef de cette « nou­velle école », sont ame­nés à se deman­der pour­quoi la bour­geoi­sie, après avoir connu une heure fugi­tive de gran­deur, semble moins d’un siècle après gagnée par une irré­mé­diable déca­dence poli­tique et sur­tout morale. Leur rapide contact avec le socia­lisme les déçoit bien­tôt : lui aus­si est déca­dent, parce que bour­geois.

La nation bourgeoise

Intel­lec­tuels mal­gré tout, Sorel et ses amis n’ont aucune influence sur le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire qui va pour­suivre sa route jus­qu’au moment où il vien­dra heur­ter le redou­table écueil sur lequel le socia­lisme s’est depuis long­temps per­du. Tout d’a­bord il ne faut pas perdre de vue qu’il s’est sur­tout déve­lop­pé chez des ouvriers de métier : métal­lur­gistes, ouvriers du bâti­ment, dans un pays où le pro­lé­ta­riat n’ap­pa­raît pas encore comme une masse de manœuvres asser­vis à la machine et reste encore, en 1905, consti­tué par ce que Prou­dhon appe­lait les classes ouvrières, tra­vailleurs en géné­ral hau­te­ment qua­li­fiés (le renom de l’in­dus­trie fran­çaise n’est pas une légende) et chez les­quels la valeur pro­fes­sion­nelle a créé le cli­mat excep­tion­nel­le­ment favo­rable à l’é­la­bo­ra­tion d’une remar­quable capa­ci­té poli­tique. Pour­tant, il ne s’a­git encore là que d’une mino­ri­té et il semble bien­tôt que le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire n’a pas eu la net­te­té abso­lue et qua­si doc­tri­nale que lui prête Sorel. La masse des fonc­tion­naires et des esclaves de la grande indus­trie afflue à la C.G.T. et le gues­disme, momen­ta­né­ment écar­té, réap­pa­raît dans les années qui pré­cèdent la guerre de 1914 : c’est le réfor­misme qui renaît comme une gan­grène et dont les cadres syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires, en dépit de leur atta­che­ment à un révo­lu­tion­na­risme déjà plus ver­bal que réel, seront gagnés à leur tour. Les néces­si­tés de l’é­co­no­mie capi­ta­liste (concur­rence mon­diale, divi­sion du tra­vail, machi­nisme) pro­voque une pro­lé­ta­ri­sa­tion de plus en plus pous­sée des classes ouvrières, et cette évo­lu­tion a pour consé­quence la baisse de la qua­li­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle et l’a­bais­se­ment cor­ré­la­tif du niveau moral et poli­tique des ouvriers c’est-à-dire de leur conscience de classe. Ain­si le contact avec la démo­cra­tie bour­geoise, mal­gré les efforts déployés par les syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires pour le bri­ser à jamais, se réta­blit insen­si­ble­ment, quoi­qu’une phra­séo­lo­gie encore révo­lu­tion­naire s’obs­tine péni­ble­ment à mas­quer la dévia­tion. La guerre de 1914 consacre l’im­puis­sance et l’é­chec du syn­di­ca­lisme révolutionnaire.

Bolchevisme et fascisme

En 1918 l’Al­le­magne est vain­cue, mais la guerre a pro­fon­dé­ment ébran­lé l’é­co­no­mie capi­ta­liste. Les cham­pions de l’é­co­no­mie libé­rale ont bri­sé leur dan­ge­reux com­pé­ti­teur, et pour­tant le libé­ra­lisme est atteint d’un mal dont il ne par­vient pas à se relever.

La Rus­sie, épui­sée par la guerre, a vu les mar­xistes s’ins­tal­ler au pou­voir. Le capi­ta­lisme a été vain­cu ; vic­toire facile pour les révo­lu­tion­naires, car il est étran­ger, et en 1917 la bour­geoi­sie fran­co-anglaise est trop occu­pée par ailleurs. D’autre part, les classes ouvrières conscientes font défaut dans la Rus­sie pay­sanne. Sorel, que la dévia­tion démo­cra­ti­co-réfor­miste avait éloi­gné du syn­di­ca­lisme, croit trou­ver dans le Soviet la trans­po­si­tion dans le monde russe du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. Ce n’est là qu’une illu­sion : Lénine n’est pas Grif­fuelhes, et les condi­tions dif­fèrent du tout au tout : il fau­drait d’a­bord que se forme en Rus­sie une bour­geoi­sie riche et nom­breuse avec son libé­ra­lisme par­le­men­taire, d’une part ; d’autre part, et s’op­po­sant à elle, des classes ouvrières de plus en plus conscientes poli­ti­que­ment. On est loin de compte malade chez les occi­den­taux, le libé­ra­lisme serait déjà ana­chro­nique en Rus­sie ; et, bien que le bol­che­visme emprunte cer­taines de ses méthodes au syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, on ne doit pas s’y trom­per : le bol­che­visme est un fait russe, il cor­res­pond en par­tie au besoin de libé­ra­tion qui tra­vaille les masses pay­sannes de l’Eu­rope orien­tale en révolte contre l’Oc­ci­dent bourgeois.

De son côté, l’Al­le­magne, bien dif­fé­rente de la Rus­sie, s’est exa­gé­ré­ment indus­tria­li­sée sous l’im­pul­sion conqué­rante d’une bour­geoi­sie avide de puis­sance. Mais elle est arri­vée trop tard pour le par­tage du monde. L’é­co­no­mie capi­ta­liste ne peut vivre nor­ma­le­ment qu’à la condi­tion d’ex­pro­prier pério­di­que­ment de nou­velles masses de pay­sans obli­gés de se vendre pour les salaires les plus bas, les ouvriers euro­péens, avec leurs salaires que l’ac­tion syn­di­cale a éle­vés, n’of­frant plus au capi­tal que des pro­fits insuf­fi­sants. Presque tous les pay­sans alle­mands ont été pro­lé­ta­ri­sés, jus­qu’au moment où il n’a plus été pos­sible d’al­ler plus loin. Or, la France et l’An­gle­terre dis­posent du monde entier, réser­voir gigan­tesque de pro­lé­taires à bas prix et de matières pre­mières, inépui­sables. L’Al­le­magne exige sa part et, par deux fois, en 1914 et 1939, la bour­geoi­sie alle­mande défen­dra sa reven­di­ca­tion les armes à la main. Mal­gré ses pré­ten­tions révo­lu­tion­naires, le nazisme, qui a uni­fié l’Al­le­magne après la défaite de 18, est un fait alle­mand, comme le bol­che­visme est un fait russe. Mais ils cor­res­pondent à un fait dont les consé­quences sont incal­cu­lables et contre quoi le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire a momen­ta­né­ment échoué : l’ir­rup­tion des masses dans la poli­tique. Fait plus grave encore, cette irrup­tion, d’une part, a fait de toute la poli­tique moderne depuis 89 une poli­tique des masses ; et d’autre part les trois grands cou­rants par quoi s’est expri­mée la poli­tique des masses : démo­cra­tie, socia­lisme, fas­cisme, ont suc­ces­si­ve­ment échoué eux aussi.

Ain­si la redou­table ques­tion qui a agi­té le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire il y a trois quarts de siècle — Prou­dhon-Bakou­nine ou Marx ? ― par­tiel­le­ment réso­lue par l’é­chec final du mar­xisme (son impuis­sance à renaître dans l’Al­le­magne actuelle est bien le fait le plus remar­quable de cette fin de guerre). Mais la poli­tique des masses impose au syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, s’il veut sur­gir sur les ruines de toutes les idéo­lo­gies qui se sont fol­le­ment flat­té de le rem­pla­cer ou de le pro­lon­ger, une révi­sion de la tac­tique révo­lu­tion­naire. Qu’il n’aille sur­tout pas user sa force renais­sante dans un syn­di­ca­lisme pédant tout occu­pé de plans uto­piques et d’i­nu­tiles replâtrages.

Il sera, mais seule­ment à condi­tion de rede­ve­nir stric­te­ment, dure­ment, rigi­de­ment lui-même. À condi­tion de pro­cla­mer le salut de la classe ouvrière par l’ac­tion directe et la vio­lence salvatrice.

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