La Presse Anarchiste

Adaptations nécessaires

problemes.png Assu­mer une vie d’homme, un des­tin d’homme est aujourd’­hui très dif­fi­cile. Jamais l’é­qui­libre de l’être ne fut si mena­cé, jamais l’in­di­vi­du si mal­me­né, jamais abs­ten­tions, actes ou pen­sées ne furent à un tel degré ques­tions de vie ou de mort. Ces remarques s’en­tendent pour les hommes iso­lés et pour les corps sociaux.

Quelque posi­tion qu’il adopte pour se pro­té­ger, l’homme se tra­hit tou­jours dans quelque par­tie de lui-même.

En effet, décide-t-il de se cram­pon­ner à la terre ferme du réa­lisme concret et d’ap­pe­ler bille­ve­sées les vues de l’es­prit, qu’il tombe dans l’i­ner­tie du caillou et la cruau­té des bêtes. Pour échap­per aux misères et aux peti­tesses de ce bas monde, quitte-t-il ses sem­blables, méprise-t-il la vie, se borne-t-il aux spé­cu­la­tions abs­traites, qu’il entre dans le monde incon­sis­tant des esprits et des fantômes. 

Cepen­dant, à mi-che­min entre ces deux extrêmes, il y a place pour l’homme com­plet, ses pos­si­bi­li­tés nuan­cées et mou­vantes, son des­tin dan­ge­reux et tra­gique. Mais il nous faut renon­cer à nous croire rois et nous faire dan­seurs de corde. Sommes-nous des ado­ra­teurs aveugles de la science pour affir­mer encore que nous sommes les maîtres de l’u­ni­vers ? Des forces cent fois supé­rieures aux nôtres sont pas­sées en oura­gans dévas­ta­teurs. Il ne nous reste plus pour royaume qu’un espace très étroit au-des­sus des abîmes creu­sés par nos guerres de fin de monde, une simple corde faite de quelques sur­vi­vances et de faibles véri­tés nais­santes. Ain­si, c’est lorsque nous ris­quons à tout moment notre vie et notre digni­té que nous devons être en pos­ses­sion de notre plus grande sou­plesse, de notre plus par­fait sang-froid, de notre luci­di­té la plus aiguë.

Les dif­fi­cul­tés n’ont d’ailleurs nul­le­ment détour­né les hommes des pro­blèmes vitaux de l’é­vo­lu­tion sociale. Au contraire, le savoir et la puis­sance sont tom­bés des mains de quelques prêtres ou sor­ciers à des groupes de plus en plus larges, de moins en moins aris­to­cra­tiques. Les masses, deve­nues ambi­tieuses, séduites par le mythe du pro­grès, ont été appe­lées à peser sur le déve­lop­pe­ment his­to­rique. Paral­lè­le­ment à la démo­cra­ti­sa­tion poli­tique se pour­sui­vait une vul­ga­ri­sa­tion des idées, et tan­dis que l’é­vo­lu­tion tech­nique fai­sait naître une armée prête à la révolte, la pro­pa­ga­tion des théo­ries socia­listes gri­sait les foules des pas­sion­nantes révo­lu­tions à venir.

L’oc­ca­sion était belle pour tous les assoif­fés de valeurs nou­velles, hommes, mou­ve­ments et par­tis, de for­ger des types neufs qui, mon­tant d’un degré au-des­sus des révoltes élé­men­taires, délais­sant le ciel des uto­pies, eussent nié le divorce entre le corps et l’es­prit, la tech­nique et l’humanisme.

La médio­cri­té humaine du bour­geois conser­va­teur, en der­nier res­sort finit par por­ter ombrage à la vieille socié­té qu’il reflète. Mais s’il est vrai que le révo­lu­tion­naire repré­sente un spé­ci­men d’hu­ma­ni­té plus riche, ses insuf­fi­sances et ses dégra­da­tions peuvent alté­rer pro­fon­dé­ment notre opti­misme à l’é­gard de l’homme et com­pro­mettre la mise au monde et la valeur des temps nouveaux.

Or, l’am­pleur du cata­clysme que nulle pro­pa­gande n’a été capable d’en­rayer semble vou­loir nous réveiller de nos illu­sions et fra­cas­ser nos espé­rances. La fai­blesse de l’in­ter­na­tio­na­lisme ouvrier en 1939, le com­por­te­ment des foules pari­siennes le 14 juillet 1945 nous portent à pen­ser que nous souf­frons de maux plus dif­fi­ciles à sup­pri­mer que l’exé­crable oppres­sion capi­ta­liste. Après cinq ans d’é­preuves, faire deux heures de queue pour man­ger des abri­cots, se lever à quatre heures du matin et, par­tir char­gé d’es­ca­beaux, de planches, de chaises de salle à man­ger, d’in­nom­brables échelles pour assis­ter à une revue mili­taire portent des noms moins doux que l’in­fan­ti­lisme et la légè­re­té. D’autre part, la per­sis­tance de la struc­ture capi­ta­liste au tra­vers du bou­le­ver­se­ment le plus monu­men­tal que l’Eu­rope ait connu, le désar­roi des esprits et l’af­fais­se­ment moral sont des phé­no­mènes qu’il faut bien recon­naître, mais qui ne per­mettent cepen­dant pas encore de conclure à un déter­mi­nisme his­to­rique exclu­sif des efforts humains, ni à un mépris défi­ni­tif de l’homme.

Cepen­dant, il n’est pas plus glo­rieux intel­lec­tuel­le­ment, pas plus esti­mable mora­le­ment, pas plus salu­taire pra­ti­que­ment de se remettre à rumi­ner le vieux socia­lisme que de reti­rer car­ré­ment son épingle du jeu. Celui qui, ayant aimé son effort, l’a­ban­donne, se détourne au moins de ses erreurs. Celui qui ne tire aucune leçon de l’ex­pé­rience et ne crée rien de neuf après les catas­trophes est un maniaque à éli­mi­ner ou un mal­fai­teur en ins­tance de réci­dive. Après la for­mi­dable gifle reçue, il est indis­pen­sable que les groupes révo­lu­tion­naires reprennent leurs esprits, mêlent comme sti­mu­lant à leur foi quelques grains de scep­ti­cisme et entre­prennent, en repre­nant l’ac­tion, une ana­lyse et une révi­sion géné­rales de leurs thèmes idéo­lo­giques, de leurs méthodes, et les adaptent sans cesse aux conjonc­tures présentes.

Les cadavres ne comptent pas en poli­tique. Or, la mort ne pro­vient pas d’une tra­hi­son à l’é­gard de l’es­prit, mais à l’é­gard du corps. Un homme meurt-il parce qu’il renie sa croyance ? Et ne voyons-nous pas des orga­nismes très cor­rom­pus, l’É­glise ser­vant Mam­mon, la C.G.T. ser­vant l’É­tat, cer­tains par­tis répu­tés révo­lu­tion­naires oubliant la Révo­lu­tion, se gon­fler numé­ri­que­ment et accroître leur poten­tiel poli­tique ? Au contraire, quelques groupes, amar­rés à leurs prin­cipes et à leurs idéo­lo­gies, efflan­qués, sans rayon­ne­ment mal­gré leur pure­té, ne sentent-ils pas qu’ils vont mou­rir sur place, en marge du cou­rant historique ?

Il est donc d’im­por­tance vitale d’en pas­ser par les adap­ta­tions néces­saires. Il n’est pas ques­tion de réa­li­ser avec une impu­dence cynique une suc­ces­sion de tour­nants contra­dic­toires. Il suf­fit d’en reve­nir aux lois bio­lo­giques de l’é­vo­lu­tion, d’ad­mettre qu’un déve­lop­pe­ment appa­rem­ment linéaire sup­pose une série de petites lignes bri­sées, de morts et de nais­sances, de renie­ments et de retours. C’est dans la sen­sa­tion de la corde sous ses pieds que le dan­seur trouve le pro­blème et sa réponse. C’est au heurt et au contact conti­nuel de la réa­li­té que l’on trouve les solu­tions vivantes et fructueuses.

Il faut évi­dem­ment une appré­cia­tion rapide, une déter­mi­na­tion sûre, un mélange de sen­si­bi­li­té, de tact et de science.

Le mal­heur est qu’en poli­tique le jeu est d’a­vance tru­qué. Il faut en reve­nir aux condi­tions natu­relles du dan­seur qui évo­lue, en proie aux lois phy­siques, mais avec l’aide du silence.

Mettre à nu les grin­çantes struc­tures éco­no­miques est en soi-même un tra­vail tech­nique rebu­tant, mais serait beau­coup plus facile si les idées ne venaient mas­quer le visage dur de la réa­li­té. Il faut bien recon­naître que cer­tains négligent un peu ce déblaie­ment pré­pa­ra­toire, alors que d’autres, les scien­tistes révo­lu­tion­naires, s’y empêtrent définitivement.

Ceci fait, il importe de ne pas plus se fier aux idées qu’aux hommes. Il importe de res­ter sourd et aveugle devant ces raco­leuses hypo­crites ou agres­sives que sont les idéo­lo­gies de com­bat, il importe d’ha­bi­tuer les masses à résis­ter aux pro­pa­gandes. Tant qu’elles n’au­ront pas pris l’ha­bi­tude de dire « non », il est fou de comp­ter seule­ment sur la dyna­mite ou l’oxy­gène qu’on peut intro­duire dans les fis­sures de l’é­di­fice capitaliste.

Com­ment faire le point dans cette navi­ga­tion incer­taine ? Il convient de cher­cher main­te­nant de quelles véri­tés encore valables est fait le balan­cier de notre danseur.

C’est le devoir de tout mili­tant et de tous les groupes révo­lu­tion­naires. Ces quelques réflexions ne sont qu’un point de départ ; elles per­mettent d’en­tre­voir des pos­si­bi­li­tés de syn­thèse et de regrou­pe­ment entre les dif­fé­rents sec­teurs du vieux socialisme.

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