La Presse Anarchiste

Les pacifistes dans les pays anglo-saxons et en France

« À bas la guerre ! », « Je refuse d’o­béir ! » C’est bien vite dit… en temps de paix. Pour­tant, il y a des hommes qui, en temps de guerre, pro­noncent cal­me­ment ces mêmes sen­tences et n’hé­sitent pas à mettre leurs actes en accord avec leurs convic­tions. Nous allons exa­mi­ner quelle fut la situa­tion des paci­fistes objec­teurs de conscience dans les pays anglo-amé­ri­cains et en France.

Nous sommes d’au­tant plus à l’aise pour trai­ter de cette ques­tion que dans la socié­té liber­taire nul ne sera tenu de por­ter les armes. Mais nous n’ou­blions pas pour cela que la vio­lence révo­lu­tion­naire ne pour­ra pas être évi­tée lorsque le peuple aura déci­dé de mettre fin à l’ex­ploi­ta­tion, à l’oppression.

1. Les États-Unis.

 — La conscrip­tion s’y opère de façon très dif­fé­rente de notre ser­vice mili­taire obli­ga­toire. Dans chaque cir­cons­crip­tion. c’est une assem­blée de notables qui désigne par­mi les habi­tants de la com­mune ceux qui seront affec­tés au ser­vice mili­taire. Ils choi­sissent par­mi les hommes de 18 à 30 ans, en tenant compte de la situa­tion de famille et des diverses consi­dé­ra­tions sociales (sou­tiens de famille, affec­tés spé­ciaux, etc.). On choi­sit de même, mais dans une moindre pro­por­tion, par­mi les hommes âgés de 30 à 38 ans. Le citoyen dési­gné peut se décla­rer objec­teur de conscience. À cet effet, il rem­plit un ques­tion­naire très détaillé où il expose ses anté­cé­dents, les rai­sons de son objec­tion de conscience et quels tra­vaux il consent à effectuer.

Si le comi­té des notables ne l’ad­met pas comme objec­teur, il peut faire appel et venir pré­sen­ter per­son­nel­le­ment sa défense, un deuxième appel est même admis devant le pré­sident ou son repré­sen­tant. En prin­cipe, la loi ne recon­naît que l’ob­jec­tion d’o­ri­gine reli­gieuse, mais il semble que cer­tains tri­bu­naux se soient mon­trés assez larges et aient admis des objec­teurs pour rai­son phi­lo­so­phique ou morale. Pra­ti­que­ment, les objec­teurs de conscience ont été ver­sés dans des ser­vices soit civils (affec­tés spé­ciaux dans l’a­gri­cul­ture ou dans des camps où s’ef­fec­tue un tra­vail manuel consi­dé­ré comme d’u­ti­li­té natio­nale, soit sani­taires (asiles d’a­lié­nés et mai­sons de santé)).

Nous n’a­vons pas encore de chiffres pré­cis sur le nombre des objec­teurs amé­ri­cains de cette guerre, les esti­ma­tions varient entre 30.000 et 50.000. En règle géné­rale, les Uni­ver­si­tés se sont mon­trées plus paci­fistes que pen­dant la guerre de 1914 – 1918. Les églises, par contre, semblent avoir sus­ci­té moins d’ob­jec­teurs que pen­dant l’autre guerre.

2. Grande-Bretagne.

 — Nous n’en­vi­sa­ge­rons la ques­tion que dans les îles Bri­tan­niques. Dans les Domi­nions, la situa­tion est dif­fé­rente et notam­ment au Cana­da où un très fort mou­ve­ment paci­fiste, par­mi les Cana­diens fran­çais, confir­mé aux récentes élec­tions, est par­ve­nu à anni­hi­ler les effets de la conscrip­tion obligatoire.

En Grande-Bre­tagne, tout homme ou femme appe­lé doit se faire enre­gis­trer, soit sur le registre des mili­taires, soit sur celui des objec­teurs de conscience. S’il ne le fait pas, que ce soit par négli­gence ou par objec­tion de conscience, il est consi­dé­ré comme insou­mis et condam­né comme tel. Celui qui s’est fait enre­gis­trer comme objec­teur doit jus­ti­fier son atti­tude en don­nant ses rai­sons dans une lettre au pré­sident du tri­bu­nal, il passe ensuite devant le tri­bu­nal spé­cial. Celui-ci, qui siège dans chaque coun­ty (pro­vince) se com­pose de cinq juges, dont un juge de car­rière et des repré­sen­tants des grands inté­rêts col­lec­tifs (ensei­gne­ment, syn­di­cats, etc.). En cas d’ap­pel, les frais et le voyage éven­tuel de l’ob­jec­teur et de son défen­seur sont payés par l’É­tat. Le tri­bu­nal spé­cial peut prendre les déci­sions suivantes :

a. Il refuse de recon­naître l’ob­jec­teur et l’as­treint au ser­vice mili­taire ; si celui-ci refuse, il est condam­né à la pri­son. Tou­te­fois, lorsque l’ob­jec­teur a pur­gé sa peine, s’il réci­dive et est condam­né à plus de trois mois de pri­son, il peut deman­der à repas­ser devant le tribunal ;

b. Il affecte l’ob­jec­teur à une uni­té non com­bat­tante de l’ar­mée (inten­dance, sani­taire, défense pas­sive, etc.) si celui-ci consent à col­la­bo­rer avec l’armée ;

c. Il recon­naît le bien-fon­dé de l’ob­jec­tion, mais impose une affec­ta­tion spé­ciale (agri­cul­ture dans tel com­té, sani­taire dans tel hôpi­tal, par exemple) ou, solu­tion fort inté­res­sante, affec­ta­tion au Ser­vice Civil Inter­na­tio­nal (Inter­na­tio­nal Volun­ta­ry Ser­vice for Peace) orga­ni­sa­tion paci­fiste sur laquelle nous aurons l’oc­ca­sion de nous approfondir ;

d. il ren­voie l’ob­jec­teur dans ses foyers lors­qu’il estime que la sin­cé­ri­té de son objec­tion est au-des­sus de tout soup­çon, en s’en­ga­geant soit dans le Ser­vice Volon­taire Inter­na­tio­nal, soit dans un ser­vice sanitaire.

Le 25 novembre 1941, le dépu­té tra­vailliste qua­ker Dr Alfred Sal­ter, dans un dis­cours à la Chambre des Com­munes, décla­ra qu’ils étaient sept ou huit au Par­le­ment à s’op­po­ser vio­lem­ment à toutes guerres, que deux mil­lions de per­sonnes par­ta­geaient la même opi­nion, et deman­dait l’ou­ver­ture de négo­cia­tions en vue de la paix immé­diate. Un tract sur « la reli­gion d’un objec­teur de conscience », tiré à 1.500.000 exem­plaires, fût dis­tri­bué dans tout le pays. Ces mots de tract et « paix immé­diate » éveille­ront de dou­lou­reux sou­ve­nirs chez les cama­rades libertaires.

En juin 1942, une décla­ra­tion est envoyée au Pre­mier Ministre pour pro­tes­ter contre les bom­bar­de­ments aériens et le mas­sacre des popu­la­tions civiles. En novembre 1942, à nou­veau une assem­blée qua­ker demande de faire des efforts en vue de recher­cher un armis­tice immé­diat. En mai 1943, les paci­fistes reli­gieux pro­testent contre le prin­cipe d’une red­di­tion sans condi­tion qui pro­longe inuti­le­ment la guerre et affirment qu’une paix durable entre les peuples ne peut être basée sur un diktat.

Alors que pen­dant la guerre pré­cé­dente on n’a­vait comp­té que 16.000 objec­teurs de conscience, en juin 1942 on signa­lait déjà plus de 60.000 objec­teurs, dont 856 femmes. Le tri­bu­nal spé­cial avait accor­dé l’exemp­tion com­plète à 5 %, l’exemp­tion condi­tion­nelle à 37 %, tan­dis que 29 % étaient enre­gis­trés dans les ser­vices non com­bat­tants, et le même pour­cen­tage refu­sé et envoyé dans les ser­vices com­bat­tants de l’ar­mée. En pra­tique, les tri­bu­naux spé­ciaux ont rare­ment admis les objec­teurs se récla­mant de convic­tions laïques. On estime à 6.000 le nombre des objec­teurs qui furent empri­son­nés, dont quelques-uns à un régime assez dur. On a signa­lé des cas d’ob­jec­teurs condam­nés à deux ans, puis à dix-huit mois sup­plé­men­taires de déten­tion dans une pri­son mili­taire à la suite de leurs qua­trième et cin­quième com­pa­ru­tion devant la cour mar­tiale. C’est ce qu’on a appe­lé en Angle­terre « le chat et la sou­ris » et ce jeu cruel, bien connu des tri­bu­naux mili­taires fran­çais, nous amène à exa­mi­ner la situa­tion en France.

Mal­gré toutes les don­nées qui pré­cèdent concer­nant l’A­mé­rique et l’An­gle­terre, nous devons faire remar­quer au lec­teur que bien sou­vent le res­pect de la liber­té de l’ob­jec­teur de conscience est plus théo­rique que réel, sur­tout s’il est éta­bli que celui-ci s’op­pose à par­ti­ci­per à la guerre par convic­tion révolutionnaire.

3. La législation française.

 — La légis­la­tion fran­çaise ignore le paci­fisme et l’ob­jec­tion de conscience, ce qui ne l’empêche pas de les répri­mer sans pitié. Pour y arri­ver, elle est obli­gée hypo­cri­te­ment d’a­me­ner les objec­teurs de conscience à com­mettre occa­sion­nel­le­ment un délit mili­taire : insou­mis­sion, refus d’o­béis­sance, déser­tion ou même pro­pos défai­tistes. Outre ce résul­tat, que l’on jugé ain­si des délits qui n’ont rien à voir avec le fond de la ques­tion et dont la sanc­tion s’é­che­lonne du simple au triple, l’ef­fet le plus odieux et para­doxal est que les objec­teurs doivent se pré­sen­ter devant les per­sonnes les moins aptes à les juger serei­ne­ment : des juges mili­taires. Si l’on veut bien consi­dé­rer que la démo­cra­tie est le res­pect des convic­tions indi­vi­duelles tant qu’elles ne nuisent pas à la com­mu­nau­té, il est bon de rap­pe­ler à nos gou­ver­nants qu’entre les méthodes de res­pect de la conscience indi­vi­duelle des démo­cra­ties anglo-amé­ri­caines et les méthodes d’hy­po­cri­sie et d’é­cra­se­ment de l’in­di­vi­du des pays de dic­ta­ture, la France a fait un choix qu’il serait urgent de recon­si­dé­rer. D’au­tant plus urgent que l’on vient de fêter une vic­toire qui libère nos cama­rades paci­fistes alle­mands de Buchen­wald et autres camps de tor­tures, mais qui laisse pour­rir dans les geôles fran­çaises nos cama­rades paci­fistes empri­son­nés depuis plus de six ans.

Il y avait seule­ment deux objec­teurs empri­son­nés en 1939. À la décla­ra­tion de guerre, il s’en révé­la dans toutes les régions de la France et bien qu’il soit encore trop tôt pour faire un bilan exact, on peut esti­mer à plus de 300 le nombre des objec­teurs empri­son­nés pen­dant cette guerre. Si la plu­part sont aujourd’­hui libé­rés, nous devons son­ger à ceux qui sont morts pour leur idéal : fusillés, tués par bom­bar­de­ment dans les pri­sons ou vic­times de l’in­cu­rie administrative.

Cer­tains chré­tiens recon­naissent à l’ob­jec­tion de conscience la valeur d’un témoi­gnage à la divi­ni­té. Nous autres liber­taires, si nous ne sommes pas tou­jours d’ac­cord sur l’ef­fi­ca­ci­té d’une telle atti­tude, nous nous incli­nons devant l’é­pa­nouis­se­ment radieux de l’in­di­vi­du qu’elle repré­sente et ne pou­vons res­ter insen­sibles devant cette pers­pec­tive d’une huma­ni­té meilleure qu’elle nous per­met d’envisager.

Nous avons donc le devoir d’exi­ger la recon­nais­sance légale et inter­na­tio­nale de l’ob­jec­tion de conscience. Nous pré­sen­te­rons dans un pro­chain article une solu­tion posi­tive basée sur l’i­dée du Ser­vice Civil Inter­na­tio­nal, qui met en pra­tique une soli­da­ri­té construc­tive entre les peuples et dont l’i­déal rejoint ain­si les plus pures tra­di­tions libertaires.

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