La Presse Anarchiste

Moyen-âge sans cathédrale

[( Notre ami Vla­minck, qui, doré­na­vant, col­la­bo­re­ra de temps en temps à Défense de l’Homme, nous fait le plai­sir de nous adres­ser pour ce numé­ro quelques bonnes pages d’un livre en pré­pa­ra­tion qu’il édi­te­ra pro­chai­ne­ment sous ce titre.)]

Le doc­teur avait été appe­lé en consul­ta­tion à l’hô­pi­tal du chef-lieu d’ar­ron­dis­se­ment. Il avait fait la connais­sance du chi­rur­gien qui devait opé­rer les cas graves et qu’a­vait pré­cé­dé sa répu­ta­tion d’ha­bi­le­té et d’hon­nê­te­té pro­fes­sion­nelle. Le doc­teur eut vite fait de dis­cer­ner chez cet homme réser­vé et froid une immense las­si­tude comme si, inté­rieu­re­ment, son res­sort vital eût été cas­sé. Pour ce scien­ti­fique, la chi­rur­gie avait tou­jours été un apos­to­lat. Il ne vivait que pour son art. Tra­vailleur infa­ti­gable, il était heu­reux et fier quand il avait pu arra­cher à la mort une créa­ture humaine. Croyant au miracle chi­rur­gi­cal, la vie, pour lui, avait un but. Pour lui, la science était une reli­gion et son métier un sacerdoce.

 — Quelle fier­té, disait-il au doc­teur en se pro­me­nant avec lui dans le jar­din de l’hô­pi­tal, quelle fier­té n’é­prouve-t-on pas d’a­voir réus­si une opé­ra­tion dif­fi­cile, d’a­voir pu pro­lon­ger les jours d’un can­cé­reux, d’a­voir évi­té une ampu­ta­tion, d’a­voir res­sus­ci­té un mori­bond en lui refai­sant un estomac…

« Mais à quoi bon ! pour­sui­vit-il d’une voix morne, assour­die d’une amer­tume infi­nie. Des hommes dont j’a­vais sau­vé la vie, ou plu­tôt que, la science m’a­vait per­mis de sau­ver, ont été tués par les bombes… À quoi bon s’a­char­ner à rac­com­mo­der, à faire vivre des mal fou­tus, des malades, quand des femmes, des gosses, des hommes sains et bien por­tants sont fau­chés jour­nel­le­ment par milliers ? »

Ils mar­chaient len­te­ment. Le chi­rur­gien sem­blait ne par­ler que pour lui-même, comme s’il ne fai­sait qu’in­ter­ro­ger sa conscience d’homme de science…

 — À quoi bon ! répé­ta-t-il avec un petit rire sec et comme sor­tant tout à coup d’un rêve, se tour­nant vers le doc­teur : croyez-vous, doc­teur, qu’une fois ce cau­che­mar ter­mi­né, l’homme aura compris ?

 — Le recom­men­ce­ment, répon­dit le doc­teur, dépen­dra de la vio­lence du cata­clysme, de sa puis­sance de des­truc­tion, de la dis­pa­ri­tion par­tielle ou totale des mons­trueuses agglo­mé­ra­tions, de l’é­ten­due du châ­ti­ment… Car l’homme ne COM-PREN-DRA PAS, ajou­ta-t-il en appuyant sur chaque syl­labe. Si la plus grande par­tie des œuvres vives a pu, mal­gré tout, échap­per aux incen­dies, aux bom­bar­de­ments, alors, comme des four­mis remontent leur four­mi­lière bou­le­ver­sée, les hommes vont ten­ter de réédi­fier ce qui a été détruit ; mais le plus grave et le plus décon­cer­tant, c’est qu’a­près cela ils ne se ren­dront même pas compte du dan­ger dont ils seront des res­ca­pés et qu’ils feront tout ce qui leur sera pos­sible pour rebâ­tir sur le même plan, selon le même ordre, dans le même sens ! Seule la gra­vi­té de la catas­trophe dic­te­ra ses lois ; soit qu’elle les mette dans l’im­pos­si­bi­li­té de rebâ­tir, soit qu’elle leur laisse la facul­té de réem­ployer les décombres.

« L’homme subit la machine, le pro­grès, la science ; ce ne sont pas des avan­tages libre­ment consen­tis, mais des néces­si­tés, des obli­ga­tions, impo­sées par des lois qu’il veut ignorer. »

 — La des­truc­tion des machines serait-elle le seul remède à envi­sa­ger ? inter­ro­gea le chi­rur­gien ? en regar­dant le doc­teur d’un air sceptique.

 — Le monde se rue en avant, tous et toutes se poussent, se bous­culent et courent vers le même but… Embrayer marche arrière ferait naître le chaos, la famine et la catastrophe !

« Ce n’est pas l’homme qui fait tour­ner la terre. Le pou­voir d’ar­rê­ter la course du soleil ne lui a pas été octroyé, en pour­sui­vant sa marche en avant, pro­non­ça len­te­ment le doc­teur, « Sa Majes­té la Machine » déclen­che­ra le cata­clysme final… Les anciennes civi­li­sa­tions n’ont-elles pas dis­pa­ru, ne sont-elles pas mortes pour les mêmes causes, pour les mêmes raisons ? »

Le chi­rur­gien avait ouvert la por­tière de l’au­to où flot­tait le fanion de la Croix-Rouge. Haus­sant les épaules dans un geste de décou­ra­ge­ment, sans un mot, il ten­dit la main au doc­teur et mon­ta dans la voi­lure, qui démarra.

[|— O —|]

Le doc­teur s’in­ter­ro­geait. Quelle posi­tion adop­ter dans une socié­té où tout se contre­di­sait, tout s’op­po­sait, où le pro­grès s’a­vé­rait infé­rieur à la sau­va­ge­rie ? Quelle confiance l’homme pou­vait-il avoir dans la tech­nique moderne pour assu­rer l’a­ve­nir du monde ? Il n’a­vait qu’à vivre au jour le jour ; le « pro­vi­soire » lui suffisait !

Pris dans un enchaî­ne­ment de faits fatals, il lui fal­lait à tout prix essayer de col­ma­ter les brèches, de contour­ner les obs­tacles, de remon­ter les usines, de refaire tour­ner les machines. Il lui fal­lait revoir les autos par­cou­rir les routes et embou­teiller, le dimanche soir, les portes de la capi­tale. Il lui fal­lait retrou­ver sa pitance quo­ti­dienne de men­songes et de leurres. L’homme était-il donc appe­lé à s’exterminer ?

Rien ne pou­vait contre­dire logi­que­ment cette consta­ta­tion. Seuls de petits men­songes et de grands espoirs — ou de grands men­songes et de petits espoirs — pou­vaient faire illu­sion. Quelle œuvre pou­vait, aujourd’­hui, attendre du temps qu’il consa­crât son ave­nir ? Qu’elle était donc loin l’é­poque où le maître d’oeuvre pou­vait don­ner en toute sécu­ri­té et confiance le pre­mier coup de pioche pour les fon­da­tions de la future cathé­drale, tout en sachant que le faite des tours et la pointe de la flèche ne tou­che­raient les nuages qu’un siècle plus tard.

[|— O —|]

« L’hu­ma­ni­té se déve­lop­pant de l’in­té­rieur à l’ex­té­rieur, c’est là, à pro­pre­ment par­ler, la civi­li­sa­tion. L’in­tel­li­gence humaine se fait rayon­ne­ment et, de pro­cure en proche, gagne, conquiert et huma­nise la nature. »

Le doc­teur, en lisant ces lignes écrites par un homme illustre, sou­riait aux anges. Il continua :

« La science est conti­nuel­le­ment nou­veau­té dans son bien­fait. Tout remue en elle, tout change, tout fait peau neuve. Tout nie tout. Tout détruit tout. Tout crée tout. Tout rem­place tout. La colos­sale machine Science ne se repose jamais, elle n’est jamais satis­faite, elle est insa­tiable du mieux que l’ab­so­lu ignore. La science joue dans le pro­grès le rôle d’u­ti­li­té. Véné­rons cette ser­vante magni­fique…» Grands men­songes ou faux espoirs ? Le doc­teur se remé­mo­rait l’his­toire presque invrai­sem­blable qu’un com­pa­gnon de déten­tion lui avait racon­tée, un soir, tout bas, dans l’obscurité :
À la tom­bée de la nuit, quelques avions avaient lais­sé tom­ber des bombes sur le vil­lage. Il y avait eu des mai­sons détruites, des morts. Nous étions là, à la lisière du bois. Un obus venait de tou­cher un des appa­reils. L’a­vion tan­guait, des­cen­dait len­te­ment. Des flammes sor­taient de l’ar­rière. Un homme sau­ta en para­chute. Il se balan­çait dou­ce­ment. Pous­sé par le vent, il vint atter­rir à cent mètres de nous.

Quelques minutes après l’a­voir désar­mé, nous le fîmes péné­trer dans une mai­son iso­lée, à deux cents mètres du vil­lage d’où les habi­tants s’é­taient enfuis. L’al­ti­tude de l’A­via­teur était fière, cou­ra­geuse. Les dents ser­rées, la figure contrac­tée, il nous regar­dait. Les fusils bra­qués sur sa poi­trine, nous com­men­çâmes à l’interroger.

 — Vous recon­nais­sez avoir lais­sé tom­ber des bombes sur le village ?

Il répon­dit par un signe affirmatif.

 — À quelle alti­tude voliez-vous ?

— Trois mille, quatre mille…

— Pou­viez-vous recon­naître, de cette hau­teur, le but sur lequel vous lais­siez tom­ber vos projectiles ?

— Non, répondit-il.

— Et cela ne vous pré­oc­cu­pait pas ?

— Non !

— Vos pro­jec­tiles ont fait des morts !

— Je m’en doute.

— Et cela vous laisse indifférent ?

— C’est la guerre !

— Vous avez tué une femme et deux petites fille !

— …

L’un de nous sor­tit pen­dant quelques minutes et rame­na avec lui une fillette d’une dizaine d’années.

— La femme que vous avez assas­si­née avait trois filles… Vous en avez tué deux. Il reste celle-ci.

Sans un geste, l’homme regar­da la gosse qui pleurait.

Vous allez l’é­gor­ger ! lui dit l’un de nous en lui pré­sen­tant un cou­teau de bou­cher ser­vant à tuer les veaux.

Un moment, nous eûmes l’im­pres­sion qu’il allait se sai­sir du cou­teau, se pré­ci­pi­ter sur nous et nous mettre dans l’o­bli­ga­tion de tirer.

Le regard fixe, agi­té d’un trem­ble­ment ner­veux, il pro­non­ça péniblement : 

— Je ne suis pas un assassin.

— Vous ne vous sen­tez pas le cou­rage de tuer cette fillette quand, il y a une heure, vous avez tué sa mère et ses deux soeurs ?

Les pleurs de la petite redou­blaient. Elle criait, elle se débat­tait. L’un de nous l’emmena.

 — Eh bien ! nous allons vous aider à plai­der non coupable.

« Recon­nais­sez-vous qu’au moment où vous lâchiez les bombes, vous ne vous pré­oc­cu­piez pas de savoir où elles tomberaient ?

— Oui !

— Et vous recon­nais­sez aus­si ne plus être qu’un « robot », ne plus être un « homme » quand vous avez en main les com­mandes de votre machine ?

L’A­via­teur ne répon­dit pas. Il se rai­dis­sait pour gar­der une alti­tude digne.

Vous allez peut-être aus­si une femme et des enfants ?

Il faut que vous soyez sor­ti de votre car­lingue, que vos pieds aient repris contact avec la terre pour retrou­ver votre rai­son, vos sens, pour rede­ve­nir un être humain sen­sible aux souf­frances et aux misères humaines. De la-haut, hein ? à quatre mille mètres, les hommes ne sont que de la vermine ! »

[|— O —|]

Nous le recon­dui­sîmes dans une autre mai­son. Le toit n’exis­tait plus. La moi­tié des murs était par terre. Dans la cui­sine, sur les car­reaux, trois cadavres étaient éten­dus : la mère et les deux fillettes.

L’a­via­teur, comme s’il n’é­tait que le témoin d’un banal acci­dent d’au­to, l’air hébé­té, regar­dait les cadavres déchiquetés.

— Deman­dez par­don à vos vic­times ! L’a­via­teur s’agenouilla.

On le recon­dui­sit à l’en­droit où il avait atterri.

 — Allez, dit l’un de nous, main­te­nant vous êtes libre.

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