Nous avons tous présents à l’esprit ces cours d’histoire, qui d’année en année, lorsque nous accomplissions nos études, faisaient se succéder des dates de batailles et de traités, jusqu’à la période contemporaine qu’il nous était laissé le « privilège » de vivre.
Certes, les événements, depuis 1914, ont bien semblé confirmer l’impression générale qui se dégageait de nos études, à savoir que l’Histoire est l’histoire de la Guerre.
Et pourtant… elle n’est pas que cela, ne serait-ce qu’en raison de ce fait que la guerre est l’expression de causes diverses et n’existe pas pour elle-même. Les manuels modernes d’enseignement ont heureusement introduit quelques notions de civilisation, intellectuelle et sociale, et même de civilisation comparée, sous forme d’appendices aux chapitres principaux consacrés à la politique.
L’Histoire, ressassée à l’enfant pendant le cycle primaire, se subdivise en six années durant le cycle secondaire, pour aboutir en première, c’est-à-dire à la veille du baccalauréat, à la période contemporaine qu’inaugure la révolution de 1789.
La dernière année d’études est ainsi consacrée à une tranche nouvelle à laquelle on accorde une importance particulière.
Or, ce morcellement des études historiques serait évitable partiellement si l’année de première était destinée à opérer une synthèse d’un enseignement dont nous dirons par ailleurs ce que nous pensons.
Car, en premier lieu, nous devons reconnaître qu’on nous enseigne l’Histoire de France presque exclusivement et que ce qu’on nous dit des autres pays, on ne nous le dit qu’en fonction d’un point de vue français, donc partial.
Ceux qui ont eu la curiosité de lire des Histoires étrangères, dans la langue du pays auquel elles se rapportent, se sont aperçus que la politique générale de ces pays — qu’ils soient nos ennemis ou non, et tous l’ont été plus ou moins à tour de rôle ! — était parfaitement logique, cohérente et juste, en fonction des nécessités intérieures locales. Ainsi, il paraîtrait possible, avec toutes les réserves qui s’imposent à un enseignement officiel, d’informer les élèves, non seulement de ce que les Français pensent des événements, mais de la façon dont les voisins ont conçu ces mêmes événements.
On aboutirait à une plus grande objectivité, à une meilleure information ; on éviterait — mais le veut-on ? — de déformer les esprits des générations successives dont il semble manifestement qu’on cherche à faire les tenants d’un nationalisme aveugle.
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Que reste-t-il de dix années d’enseignements historiques, chez un élève moyen, mais tout de même éveillé ? Quelques dates majeures ; beaucoup de préjugés, mais à coup sûr aucune trace de liaison, de cette liaison qui n’est que la trame où se brode la complexité des événements mondiaux, et qui est indispensable à la compréhension de la vie internationale que nous vivons malgré nous.
J’ai eu l’occasion, il y a trois ans, dans un établissement privé secondaire, de procéder à une expérience en classe de quatrième. En trois leçons de deux heures, j’ai conduit mes élèves des Croisades jusqu’aux rivalités européennes du Proche-Orient, dont le pétrole est la clé de voûte. Le cours portait non seulement sur l’histoire, mais sur la géographie qui en constitue le cadre naturel, la diplomatie et la littérature. C’était là une tentative de synthèse qu’il ne m’a pas été loisible de poursuivre assez longtemps.
Et en comparaison, j’évoque cette question, stupide à mon avis, que me posa un professeur en première année du brevet supérieur : « Par quelles villes Jeanne d’Arc est-elle passée pour se rendre à Orléans ? », question à laquelle j’ai fort impertinemment répondu que « ça ne m’intéressait pas ». J’ai eu un zéro, il est vrai, mais pas la curiosité de me renseigner ! Car, si l’érudition est hautement nécessaire, la connaissance historique exige avant tout une formation d’ensemble. Il reste d’ailleurs le loisir à ceux qui poursuivent leurs études universitaires, d’approfondir certains sujets en vue d’un Certificat supérieur ou d’un Doctorat.
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Au lieu d’apprendre l’Histoire, à partir d’Athènes, de Rome ou des Gaulois, il faudrait apprendre aux élèves ce qu’est l’Histoire, en partant du réel, c’est-à-dire d’eux-mêmes.
Il y a aussi une éducation du sens relatif du Temps. À l’élève de sept ans on peut faire remarquer que son père, âgé disons de trente-cinq ans, est né en 1913, à la veille d’une autre guerre — puisqu’il faut quand même parler de guerre ! —; que son grand-père qui a, disons soixante-dix-huit ans, est né l’année où la 3e République a succédé à l’Empire de Napoléon III, etc. Système indirect qui relierait l’enfant à ce qu’il a de commun et de personnel avec l’Histoire.
De même qu’une synthèse devrait couronner chaque cycle d’études, une introduction devrait rendre l’Histoire vivante et sensible aux jeunes élèves, en leur montrant qu’ils y participent et y participeront, qu’ils sont solidaires du passé et responsables de l’avenir.
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En dehors de ces critiques générales, voyons en quoi l’Histoire pourrait et devrait contribuer à la formation de l’Homme.
L’Histoire, c’est le développement de sociétés, de groupes humains ; leurs luttes, leurs efforts convergents ou divergents ; leurs conquêtes philosophiques, littéraires, scientifiques, sociales ; leur civilisation en un mot. C’est leur apport à la communauté humaine ; c’est aussi le calvaire de l’individu sacrifié à la collectivité, de la commune sacrifiée au pouvoir central.
Il est donc extrêmement dommage de mutiler l’Histoire au point d’en enseigner seulement la partie française et de l’enseigner d’un point de vue exclusivement militaire et officiel, point de vue d’ailleurs dépassé par les événements, puisqu’aussi bien, aujourd’hui, les nations tendent à céder la place à des blocs économico-politiques.
Mais, si les autres disciplines, notamment la géographie, la littérature et les langues étrangères ne pénètrent pas suffisamment dans le domaine de l’enseignement de l’Histoire, l’Histoire se tient trop en dehors de ces mêmes disciplines, et c’est tout le procès des programmes scolaires qu’il faudrait instruire ; programmes trop compartimentés, donc particularistes, où l’élève étouffe et manque d’horizon.
Le côté positif de ces critiques se dégage de lui-même. Il suffirait d’éviter les errements d’un enseignement officiel pour que l’élève profitât de ses leçons d’Histoire.
À cela, que pouvons-nous ?
D’abord, il y a la famille qui peut rectifier le jugement de l’enfant. Mais on ne saurait exiger de chaque famille qu’elle connaisse suffisamment toutes les matières du programme pour en opérer la synthèse.
Il faudrait donc ouvrir des cours libres, suivant une conception agrandie, et y inviter parents et élèves. Cela est possible à l’intérieur des groupes culturels.
Toutefois, un effort supplémentaire d’attention et une dépense de temps ne sont pas choses faciles à obtenir en raison des difficultés pratiques de tous ordres et de la surcharge des programmes scolaires.
C’est pourquoi il est très important de ne pas militer à tort et à travers contre l’école libre, car celle-ci peut être libre dans tous les sens et pas seulement confessionnelle ! N’importe qui, s’il est licencié, peut ouvrir une école et y appliquer ses méthodes.
Il serait donc hautement désirable que tous les intéressés se missent d’accord pour créer enfin l’organisme adéquat, où les enfants des milieux libertaires et libres penseurs seraient à l’abri d’une formation étroite, militariste et tronquée.
Pour cela, il suffit de réunir l’argent, le local et de recruter les professeurs et le problème se trouverait résolu sur le plan de la participation commune.
L’individualisme n’est-il pas lui-même trop déformé pour qu’on ose espérer aboutir encore à une solution satisfaisante exigeant le concours de tous ceux qui pensent qu’avant tout, pour le sauver, il faut éduquer et former l’homme de demain, en dehors des préjugés de race.
Édouard Eliet