La Presse Anarchiste

« Les parents terribles »

Un chef-d’œuvre de poé­sie, Coc­teau a fixé sur le ruban sen­sible de l’art du ciné­ma un monde ori­gi­nal, fan­tasque et mer­veilleux. Pré­sen­tant alors sa pièce de théâtre, dont les trois actes passent pareils à des bouf­fées de rêve, l’au­teur avait écrit ceci : « Je pense que le théâtre doit être une action et non une bonne ou une mau­vaise action. » Parole riche et com­bien per­ti­nente ! Cette pièce, Les Parents ter­ribles, a ému les amis de la poé­sie et aus­si, disons-le hon­nê­te­ment, les autres. Pour tous ceux qui ont eu la joie de le voir, ce spec­tacle res­te­ra dans les mémoires atten­dries comme l’un des meilleurs qui se puissent conce­voir, écrire et jouer.

Je dis­tingue deux sortes d’é­cri­vains : ceux qui se servent du « trait » et ceux qui se servent de la « ligne ». Le trait a une épais­seur, donc un relief ; cela nous donne Vol­taire, Hugo, Mon­ther­lant, et ses réflexions typées. Le trait com­pose une archi­tec­ture de « lignes tra­cées », c’est-à-dire mesu­rables et non plus impondérables.

À l’an­ti­thèse, la ligne à une tona­li­té, une invi­sible force que l’on nomme « lon­gueur d’onde ». C’est le flot­te­ment des lignes floues qui crée une atmo­sphère et engendre une action.

Tout art d’es­sence clas­sique est « linéaire ». Le « trait » se révèle roman­tique, au sens large du mot. La « ligne », au contraire, aus­si peu élo­quente que pos­sible, est musicale.

Comme Cha­plin, mais en tenant compte d’une mytho­lo­gie toute dif­fé­rente, Coc­teau est un poète des « lignes entre­mê­lées et tur­bu­lentes ». Je m’ex­cuse des idées lit­té­raires qui pré­cèdent. Mais j’as­sure les lec­teurs qu’elles se situent dans le cadre de la mise en film des Parents ter­ribles.

Il y aurait beau­coup à dire sur l’a­dap­ta­tion de Coc­teau et cette éla­bo­ra­tion artis­tique qui va de l’oeuvre de théâtre à l’oeuvre de ciné­ma. La place nous manque pour un libre exa­men appro­fon­di de cette très inté­res­sante entreprise.

Allez voir ce très beau film ! Vous y aime­rez tout, l’ex­tra­or­di­naire décor, et cette mai­son qui « tangue ».

On ne peut racon­ter un tel film, un tel monde. Il faut le voir, lui sou­rire et le sen­tir avant d’es­sayer de le com­prendre. Devant cette der­nière réa­li­sa­tion de Coc­teau, je trouve ravis­sant d’ai­mer un tel poète, avec ses qua­li­tés sou­vent déce­vantes, ses défauts sédui­sants, ses fai­blesses mon­daines, ses oublis de sa valeur propre et son art si particulier.

Tout est dans l’at­mo­sphère. Tout. C’est sim­ple­ment pro­di­gieux. Ne cher­chez pas la poé­sie dans un coin, sur un visage, au fond d’une réplique, dans la cadence du mon­tage, les sauts de la camé­ra, l’ex­cel­lence du mou­ve­ment d’en­semble ; elle est par­tout à la fois.

Et quel équi­libre ! Quel talent aus­si, chez. les inter­prètes, les amis de Cocteau !

Marais, spon­ta­né et irrem­pla­çable ; Dor­ziat, res­sem­blant magis­tra­le­ment à Dor­ziat, à quel­qu’un de très bien. Et sur­tout cette géniale Yvonne de Bray, inou­bliable et bou­le­ver­sante, à la voix qui fait son­ger à Colette et au natu­rel si juste, si nuan­cé, si sen­si­ble­ment pro­fond qu’il semble ter­ri­fiant et mys­té­rieux… Rare­ment film n’est mieux « vécu », à tra­vers l’en­che­vê­tre­ment des « lignes » dramatiques.

Par­tout où il nous conduit, Coc­teau nous enchante. Cha­cune de ses créa­tions, ingé­nieu­se­ment arti­cu­lées, habi­le­ment construites et équi­li­brées, riches d’é­toiles pui­sées dans un magique bric-à-brac poé­tique, nous fait décou­vrir une dis­po­si­tion hété­ro­clite d’un monde inno­cem­ment anar­chi­sant, un ordre du désordre. Coc­teau fabrique « son » monde en étoi­lant chaque bat­te­ment du cœur, chaque sou­rire de l’âme. À ses objets, à ses « bri­coles », à tout ce qui com­pose sa danse folle, ses philtres et sa jeu­nesse, Coc­teau peint des bulles de savon fan­tas­tiques, à l’ins­tar de cet autre poète que j’aime et qui m’en vou­drait si je le nommais.

Dans ces Parents ter­ribles, Cléo déclare : « il y a la race des grandes per­sonnes et la race des enfants. » Puissent les Dieux des enfants faire en sorte que le Sor­cier bri­co­leur du Sang d’un poète reste tou­jours un « enfant ». 

R. T.

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