La Presse Anarchiste

Les jouets de la mort

NANTES : les vitrines d’un maga­sin de jouets qui expo­sait des sol­dats de plomb ont été bri­sées à coups de pavé par un paci­fiste fana­tique. Mon­sieur X… a été écroué pour bris de clô­ture. — (Les Jour­naux, novembre 1948.)

J’a­voue que si je ne m’é­tais fait une règle abso­lue de non-vio­lence, j’au­rais déjà accom­pli ce geste, car je sup­porte dif­fi­ci­le­ment la vue de ces sol­dats et de ces canons, offerts en si grand nombre à la convoi­tise des enfants admi­ra­tifs. Je par­tage l’in­di­gna­tion de cet habi­tant d’une ville rava­gée par la guerre : com­ment admettre qu’une si cruelle leçon n’ait pas por­té ? Com­ment admettre qu’il soit néces­saire d’é­non­cer des véri­tés déjà si sou­vent expri­mées ? Com­ment admettre que des ouvriers qui se disent « révo­lu­tion­naires » acceptent encore de fabri­quer pour les petits… et pour les grands, les jouets de la mort ?

L’homme qui crie la véri­té est en pri­son, les tra­fi­quants sont en liber­té. C’est logique, dans un monde où il suf­fit de pro­non­cer des paroles de bon sens pour être qua­li­fié d’illu­mi­né ou de traître ; c’est logique dans un monde où l’eau, l’air, le soleil et l’a­mour se vendent ; c’est logique dans un monde où les para­sites sont gavés et les tra­vailleurs affa­més ; c’est logique dans un monde où des « socia­listes » s’in­té­ressent à la chose mili­taire ; c’est logique dans un monde où l’on parle de fra­ter­ni­té alors que les hommes se conduisent en loups pour leurs frères de misère… On n’en est plus à une contra­dic­tion près !

N’at­ten­dons pas des par­le­men­taires le vote d’une loi inter­di­sant la fabri­ca­tion des armes, fic­tives ou réelles. Sur ce point : tous d’ac­cord. Ils ne se dis­pu­te­ront pas l’hon­neur d’être le Ministre du Désarmement !

C’est nous qui devons don­ner à nos enfants l’hor­reur des jouets de la mort. Certes, les petits sol­dats sont bien sédui­sants pour des yeux d’en­fant, faciles à émer­veiller : les uni­formes sont cha­mar­rés, l’al­lure mar­tiale, les casques brillants, les pano­plies com­plètes, les mitraillettes pré­cises. C’est gai. On oublie la déroute, on oublie les infirmes, on oublie les ruines, on oublie les mou­rants. On est vain­queur. En avant !

Est-il besoin de démon­trer la naï­ve­té de toute cette ferraille ?

L’en­fant qui joue ne s’a­muse pas au sens où, nous, adultes, enten­dons ce mot. L’en­fant prend tout au sérieux et, doué d’une puis­sante ima­gi­na­tion, il vit son jeu. Un geste, une image, déclenchent dans son esprit toute une acti­vi­té. Muni d’un mar­teau, il est le cor­don­nier qui cloue des semelles ; muni d’une truelle, il est le maçon qui construit une mai­son ; avec un bateau de papier, il est le marin par­ti en voyage vers un pays loin­tain ; don­nez-lui un fusil : il sera le gang­ster, l’homme qui tue… et les jour­naux nous offrent des récits quo­ti­diens d’ac­ci­dents sur­ve­nus à des enfants qui jouaient avec des armes lais­sées à leur por­tée par des adultes imprudents.

L’en­fant est essen­tiel­le­ment actif : pour satis­faire son besoin d’ac­ti­vi­té et de mer­veilleux, il reste assez de jeux édu­ca­tifs ; d’a­ni­maux, de plantes, de contes, d’oc­cu­pa­tions pacifiques.

Si j’en­ferme mes cin­quante enfants avec des bâtons, je retrou­ve­rai fata­le­ment des vic­times. Les mêmes enfants munis de pin­ceaux ou de pâte à mode­ler, s’ap­pli­que­ront tous en silence, fiers de réa­li­ser leur petite œuvre d’art.

L’hu­ma­ni­té est à l’i­mage de ma classe : com­par­ti­men­tée par les fron­tières, enfer­mée dans les murailles de son igno­rance, rivée à un tra­vail pro­fi­table à une seule mino­ri­té de pri­vi­lé­giés qui lui four­nit des armes et des rai­sons de s’en ser­vir, elle attend de pou­voir construire paci­fi­que­ment cette « Cité Socia­liste » dont elle porte en elle toutes les possibilités.

Il nous appar­tient d’é­veiller et de satis­faire ces aspi­ra­tions vers l’I­déal et de dire : Il n’y a qu’un vain­queur : celui qui dompte les forces natu­relles, celui qui lutte contre la mala­die, celui qui recule les limites de la vieillesse et de la mort.

Il n’y a qu’un com­bat à mener : la lutte contre l’i­gno­rance, contre les pré­ju­gés, contre l’égoïsme.

Il n’y a qu’une vic­toire : le triomphe de l’es­prit cri­tique et de l’es­prit de géné­ro­si­té. Et cette vic­toire ne se gagne pas les armes à la main ; elle se gagne par la dis­ci­pline, l’é­tude, la conscience pro­fes­sion­nelle, la prise des res­pon­sa­bi­li­tés et la volon­té d’or­ga­ni­ser le bien-être et la justice.

Pour cette œuvre de construc­tion, point n’est besoin de démo­lis­seurs : entre le jar­di­nier et le chi­rur­gien qui rend la vue aux aveugles, il y a place pour tous les arti­sans du Monde Nou­veau. Point de sol­dats, ni de fusils, ni de bom­bar­diers, mais de l’in­tel­li­gence, de la volon­té, de la bonté.

C’est à ce tra­vail de désar­me­ment maté­riel et moral, que, tous, parents et édu­ca­teurs conscients, mous devons nous consacrer.

Denise Roman-Michaud

La Presse Anarchiste