Depuis tant d’années que nous n’avons pas eu l’occasion de voir la paix à l’honneur — l’idée de paix — ça fait plaisir, et nous serions impardonnables de bouder le mouvement pacifiste déclenché par l’action de Garry Davis — même si des représentants camouflés d’une nation belliciste s’efforcent à la faire dévier de son but, même si les moyens préconisés par Garry Davis semblent être l’opposé du fédéralisme que nous préconisons.
Car il est préférable que le genre humain s’emballe dans cette voie plutôt que dans l’autre, il vaut mieux bêler la paix que la mettre en péril par des pensées, des bobards et des actes bêtement chauvins.
Puisque des foules il faut s’attendre à tout — au pire et au mieux — espérons qu’elles ont enfin conscience du péril les menaçant et qu’elles s’apprêtent vraiment à y faire front, en dépit de certaines manœuvres dénoncées ci-dessous par Monclin.
Le mieux, ce serait qu’elles ne bêlent plus seulement la paix, mais la consolident grâce à des méthodes nouvelles dues à leur initiative et prenant de l’ampleur grâce à leur force — celle du nombre.
En prévision d’une éventualité si heureuse il ne se peut pas qu’un pacifiste de vieille souche, un vrai pacifiste, hésite à prendre parti, à prendre même une part importante dans cette campagne antimilitaire et antiguerrière, si heureusement et si spontanément partie d’en bas.
L. L.
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Il y avait du monde ! Beaucoup, énormément de monde !
Tellement que, bien avant l’ouverture de la séance, des milliers de personnes avaient dû repartir, l’immense salle Pleyel étant archicomble.
Les élus, ceux qui purent entrer, ce sont ceux qui avaient mérité ce privilège par une attente d’une heure sous la pluie.
Un succès réconfortant, plein de promesses, et qui réconcilie avec le bipède vertical.
Garry Davis, homme simple, sympathique, en petit blouson de cuir, paraissait singulièrement gêné par l’immense ovation qui, à son arrivée sur la tribune, montait vers lui…
— Eh quoi ! semblait-il dire, que signifie tout ce bruit ? N’est-ce pas si simple ce que j’ai fait, et si naturel ? Est-il si extraordinaire à notre époque de tenter un geste contre la plus abominable des infamies : la guerre ? Et cela suppose-t-il tant d’acclamations ?
Nous n’entreprendrons pas ici une étude analytique de toutes les interventions de la soirée. Il nous faudrait beaucoup de place et surtout le goût de discuter chacune d’elles, car si, dans l’ensemble, nous nous réjouissons d’avoir entendu des variations autour des thèmes développés depuis vingt ans et plus par les pacifistes « intégraux », il nous faudrait mettre l’accent sur chaque nuance que les « intellectuels » savent apporter dans leurs discours suivant leur tempérament, leur appartenance ou leurs sympathies politiques.
Parmi tous les orateurs, deux nous ont paru particulièrement « solides » et dans leur argumentation et dans leurs convictions : Camus et Breton. Ceux-là ne semblent nullement gênés aux entournures et les applaudissements prolongés des auditeurs leur ont prouvé que leurs déclarations nettes et catégoriques avaient été entendues.
Pourquoi faut-il que cette soirée, si grosse de promesses d’avenir pour un mouvement réunissant tous les vrais opposants à la guerre, tous les pacifistes conséquents et décidés, ait été troublée par une intervention déplacée et susceptible de compromettre le succès du rassemblement ?
Un certain Emmanuel Mounier s’est livré à une agression venimeuse contre les pacifistes d’avant 1914 et d’avant 1939 : « Tous des collaborateurs et des traîtres. Ce pacifisme-là a fait faillite. »
Sans plus…
Monnier est un récidiviste de ce genre de travail. Déjà, il y a quelques mois, il avait donné à un hebdomadaire un papier intitulé « Où sont les pacifistes ? », où il reprenait à son compte les plus ignobles arguments de tous les fascistes et autres supernationalistes de 14 à 39 contre les pacifistes, allant jusqu’à les accuser d’avoir été les meilleurs collaborateurs de l’hitlérisme.
On reste confondu en songeant que les organisateurs du meeting Davis aient pu faire appel à un tel individu, lui permettant ainsi de continuer sa sale besogne de division et de calomnie.
Qu’il y ait eu, parmi les pacifistes d’avant la guerre, quelques brebis galeuses ou quelques inconscients qui se sont laissé prendre à la propagande hitlérienne, nul ne le nie. Mais qu’on profite de quelques cas isolés pour tenter de salir tout le mouvement pacifiste, voilà qui est proprement intolérable.
Le pacifisme de 14 à 39 était aussi antifasciste et les Allemands ne s’y sont guère trompés, qui ont arrêté nombre de nos amis.
Nous sommes quelques-uns qui avons payé assez cher notre pacifisme et notre antifascisme et aux autorités françaises et aux autorités allemandes pour avoir le droit de demander à un monsieur Mounier de vouloir bien apporter un peu plus de sang-froid dans ses appréciations et de sérénité dans ses affirmations.
Quand on a l’honneur de parler à des milliers de personnes réunies pour communier dans l’amour de la paix, on se doit, si on a un minimum de probité morale, de peser ses mots et de ne pas se laisser aller à son tempérament.
Monsieur Mounier, vous avez commis une mauvaise action.
Si vous considérez avec tous les va-t-en-guerre passés et présents — et ainsi vous rejoignez M. Bénazet qui réclame des sanctions contre les amis de Davis — que le pacifisme sert l’ennemi, que faisiez-vous avec les pacifistes de Pleyel ?
Votre place n’était pas là.
Si, d’autre part, et malgré vos déclarations qui semblent le démentir, vous êtes pacifiste, voudriez-vous nous dire de quoi vous vous autorisez pour distribuer des brevets et donner des leçons aux autres ?
À propos, qu’avez-vous fait, vous, prétendu pacifiste. chrétien, puisque leader de la revue Esprit, en 1939 ?
Voudriez-vous être assez aimable de nous faire connaître votre attitude à ce moment-là ?
Car peut-être, à l’exemple de Einstein — sous la présidence de qui, on ne sait trop pourquoi, était placé le meeting Davis — n’êtes-vous pacifiste qu’en temps de paix, alors que c’est assez facile de l’être, et jusqu’au-boutiste quand la guerre est là…
En revanche nous vous donnerons, si cela peut vous intéresser, une liste fournie de pacifistes intégraux, déserteurs, insoumis et objecteurs de conscience qui sont morts ou ont été torturés par les Français ou les Allemands parce qu’ils entendaient rester fidèles à leur idéal pacifiste. (Il y en a encore, dans les prisons de France, dont on a oublié de parler à Pleyel…)
Nous sommes quelques-uns à pouvoir vous présenter des pedigrees éloquents qui vous laisseront rêveur… et vous conseilleront peut-être un peu de modération dans vos propos.
Toujours est-il que nombre de pacifistes d’avant-guerre ils étaient nombreux à Pleyel — auraient pu être rebutés au départ du mouvement Davis par votre intervention inconsidérée.
Je voudrais ici dire toute ma pensée. Je me méfie un peu de tous les intellectuels communisants qui opèrent, actuellement, un mouvement tournant (et enveloppant) et qui découvrent le pacifisme intégral.
De Gaignebert à Vercors, de Treno à Bourdet, tous ceux qui, ces temps derniers, ne cherchaient pas à dissimuler leurs sympathies pour le bolchevisme, se découvrent des âmes de réfractaires, de résistants inébranlables.
Cette synchronisation laisse un tantinet perplexe…
Mais, ceci dit, je pense que les vrais pacifistes doivent se retrouver derrière Garry Davis, qu’ils se doivent d’être présents et vigilants pour qu’on ne détourne pas à des fins politiques un mouvement qui a commencé par un geste dont la grandeur a fait tressaillir le monde et lui a ouvert des horizons nouveaux.
Comme toute organisation qui débute, celle de Garry Davis connaîtra une crise de croissance. Le grain se séparera de l’ivraie et c’est pourquoi il est nécessaire qu’à ce moment les « intégraux » soient présents pour soutenir les intellectuels probes qui ne sont pas venus là pour des fins suspectes.
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Mon papier sur Pleyel était terminé et envoyé quand le Comité Davis lança son invitation pour un deuxième meeting, au Vélodrome d’Hiver.
Près de quinze mille personnes étaient cette fois rassemblées dans l’immense vaisseau de la rue Nélaton. Constatation réconfortante : une immense majorité de jeunes… et des enthousiastes !
Manifestation de caractère international complet, cette fois, la présidence d’honneur étant confiée à trois savants professeurs de nationalités différentes, spécialisés dans l’étude de l’énergie nucléaire.
Après lecture par Davis de la réponse du docteur Evatt aux questions posées à Pleyel et dont il ressort nettement que l’O.N.U. est impuissante à préserver la paix du monde, et d’une lettre d’excuses d’André Gide, malade, mais de tout cœur avec l’assemblée, les orateurs se succèdent à la tribune. Après Breton qui continue avec talent à représenter le vrai pacifisme, nous retiendrons une intervention remarquable de précision et de courage du professeur Girard, qui déclara « La solution, c’est de refuser la guerre, car c’est en définitive dans les mains des peuples que repose la paix ou la guerre. Vous êtes le nombre, vous êtes la force, on ne peut pas faire la guerre si vous ne le voulez pas. » Ces mots sont longuement acclamés par la foule, qui paraît décidée à tous les moyens pour obtenir la paix, nous le verrons d’ailleurs tout à l’heure.
Madeleine Paz a ensuite la parole : « Dans le monde, il y a 230 millions d’enfants affamés en danger de mort, sur les 900 millions qu’il contient. Ces chiffres sont fournis par les services de l’O.N.U. Or, c’est ce moment précis que cet organisme a choisi pour supprimer la commission chargée de se pencher sur ces questions ! »
David Roussel est un orateur qui sait ce qu’il veut. « Tous les partis vous ont trompés, vous êtes dégoûtés de la politique et des politiciens, et c’est pourquoi vous avez répondu si spontanément et si nombreux aux appels de Davis. » Les applaudissements prolongés qui accueillent cette déclaration iront droit au cœur de ces messieurs de la politicaillerie. Ils sauront enfin ce que le peuple pense d’eux, de leurs sales combines et de leur non moins sale démagogie.
Et voilà le clou de la soirée. Un jeune homme — qui s’inspire des méthodes chères à Davis — saute d’un bond sur la tribune, s’empare du micro. Sympathique, le gars, et qui sait où il veut en venir : « Nous entendons beaucoup de discours, explique-t-il en substance, Mais ce que nous voulons, nous, et principalement les jeunes, c’est savoir ce que vous voulez, savoir ce qu’il faut faire. La guerre menace, vous nous le répétez, mais vous n’indiquez rien pour la combattre. Faut-il refuser le service militaire ? »
La salle acclame longuement cet « intrus » qui reflète si parfaitement sa propre pensée. Et nous sommes persuadés que le « présidium » a senti qu’il lut faudrait bientôt passer à l’étude des vrais moyens de la paix. Pour notre part, nous sommes convaincus que si le Comité Davis ne comprenait pas que les foules veulent agir et non plus écouter discourir, il serait vite voué à un lamentable échec.
On entend ensuite l’abbé Pierre (Bon Dieu ! que ça hurle une croix de guerre sur une soutane, à côté du crucifix!), qui résume la pensée de presque tous les orateurs officiels de la soirée, que nous ne pouvons citer, en préconisant le gouvernement mondial, qui semble être le but véritable de ces assises. Nous aurons l’occasion de donner notre avis sur ce point par la suite.
Nous ne voulons, aujourd’hui, retenir de cette deuxième manifestation que ceci : le peuple bouge contre la guerre. Il veut des mots d’ordre contre la guerre qui soient les vrais moyens de la paix. Le Comité Davis devra comprendre que les campagnes des pacifistes « intégraux » et leur exemple n’est pas oublié des masses et que c’est là la vraie voie si l’on veut vraiment éviter le crime qui menace. Le peuple est prêt à épauler de toutes ses forces ceux qui agiront de préférence à ceux qui discourent.
Une fois encore nous appelons nos camarades à la plus grande vigilance et nous leur demandons de profiler du mouvement actuel pour soutenir Garry Davis et les « solides » de son mouvement pour imposer à ce comité d’envisager les vrais moyens de la paix…
Roger Monclin