C’est une petite cousine, Jacotte, qui, chaque année, nous arrive de Grenoble. Je retrouve dans la fraîcheur de ses joues et la limpidité de son regard l’élémentaire pureté des cimes. C’est une vraie petite fille de la montagne. Elle l’aime d’une espèce d’amour charnel, sa montagne, d’un amour qui lui fixe soudain le regard sur le vertige d’un horizon fabuleux. Elle prononce les noms qui en sont les différents aspects avec dévotion : la Belledonne, l’Oisans, la Grande Chartreuse, le Néron…
— Tu y viendras, tu y viendras, cousin ! me dit-elle chaque année.
Mais je suis un citadin. L’aventure des descentes fantastiques en équilibre sur deux lames de bois ne me tente pas. La montagne, oui, bien sûr, c’est splendide. Elle vous pénètre dans le cœur et vous rince les poumons de sa grande et fraternelle caresse. Oui, je sais tout cela. Mais c’est haut !
Alors la petite cousine parle des expéditions qu’on fait en bons copains, du viol exaltant des immensités neigeuses, de cette victoire gagnée à pas de fourmis, de la faim qu’on apaise à l’étape dès qu’on arrive au petit chalet qui sent la térébenthine, et de cette bonne amitié qu’on trouve sur le visage des compagnons de cordée.
Et elle étale des photos.
— Là, c’est moi, avec le petit bonnet. Tu me reconnais ? Ici, le groupe, c’est à La Meige. On est pris à 2.800. Il y avait eu une avalanche la veille. Regarde dans le bas, là, le petit point, c’est le village. Cette jolie fille, c’est Ginette, je t’en ai parlé. Une chic fille, tu sais.
J’ai pris une photographie sur la table. Elle représente deux grands gars solides se tenant d’un bras fraternel. Jacotte ne dit rien, grave tout à coup. Une ombre passe lentement sur son fin visage. Et comme j’insiste pour savoir, elle considère longuement la photo :
— Ah ! ces deux-là, on peut dire que c’étaient deux bons copains. Ils s’étaient l’un l’autre sauvés plus d’une fois la vie. Des vrais frères, on petit le dire.
— Pourquoi dis-tu « c’étaient », Jacotte ?
— Parce qu’ils sont morts tous les deux.
Et, après un silence qui n’en finissait pas, elle a dit :
— Fusillés !
Par les Allemands ?
— Non. Jean a été fusillé par les Allemands, Marcel par les Français…
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C’étaient deux frères, deux bons copains. Mais la guerre est venue. La guerre est venue avec sa démence, ses haines, son odeur de sang.
Jean a été fusillé par les Allemands. C’était un garçon pur, plein d’enthousiasme et qui trouvait chaque jour un motif à s’exalter, à s’échauffer pour un geste dangereux ou épique : le sauvetage d’un touriste imprudent, la conquête d’un pic inviolé. La guerre est venue. Des jeunes gars farouches sont arrivés des villes, la barbe drue des guerriers sur les joues, aux prises avec une aventure qui violentait leur jeune âge. Jean les a suivis, a mis à leur service sa connaissance de la montagne. Puis un jour les uniformes gris-vert étaient là. La tragédie se précisait, vous entrait dans la peau après vous avoir hanté l’esprit. Ce fut une sorte de jeu terrible et passionnant, l’ancien jeu enfantin de la petite guerre planté tout vif dans votre existence avec le poids formidable de la vérité nue, hors des simulacres littéraires, un jeu qu’on menait avec des millions d’hommes dispersés par le monde, des millions d’hommes qu’on ne voyait pas mais qu’on sentait pris dans le même engrenage atroce.
Jean fut pris avec d’autres. Et fusillé comme tant d’autres. Tant d’autres qui devaient s’appeler Jean aussi. Ou Albert ou Maurice et qui n’ont plus de nom que pour leurs familiers qui le prononcent parfois en regardant une petite photo d’amateur, prise au temps des jours heureux — un jour d’escapade…
Marcel a suivi un autre chemin. Pourquoi ? Est-ce qu’on sait ? Il était venu au monde de droite peut-être ? Comme d’autres sont de gauche de naissance. Une façon personnelle de respirer, de sentir les choses. Qu’est-ce que ça prouve ? Que l’un est un héros, l’autre un salaud ? Ce serait trop facile. Personnellement j’admire un homme comme Pierre Fresnay, qui est officier « d’instinct » comme je suis antimilitariste. Je l’admire, non seulement comme comédien, mais comme homme, parce que je sais qu’il est loyal, sans détours et qu’il a le sens de la dignité. J’aime certains hommes qui sont parfois fort éloignés de mon « bord » (non de mon bord politique, je n’en ai pas, mais qui ne partagent pas mes phobies, mes répulsions, mes émerveillements non plus) et je n’aime guère certains autres hommes affichant les idées qui sont miennes. J’aime et la sincérité et les qualités de cœur. Des gens très intelligents qui font preuve chaque jour d’une incroyable sécheresse de cœur me font horreur. Et j’aime des ignorants, des « pas malins » qui sont tout simplement de braves bougres.
Marcel est allé se battre en Russie. On lui avait dit que c’était le devoir. Voilà ce que c’est que de laisser à d’autres le soin de vous indiquer ces voies-là. Il est allé dans les plaines de l’Est pour se faire geler un pied. À vingt-cinq ans c’était déjà un infirme. On en a fait un mort. Ceux qui l’ont tué faisaient aussi leur devoir. Marcel est mort sans avoir compris la vérité d’en face. Ils l’ont tué sans comprendre sa vérité à lui.
Où était-elle, la vérité ? Qui le sait ? Dans l’appel des clairons ? I1 y a des clairons des deux côtés, des virtuoses de la parole des deux côtés, des malins des deux côtés, des martyrs des deux côtés.
Jean est mort parce qu’il avait du cœur. Marcel est mort parce qu’il avait du cœur. On ne me fera pas croire qu’un combinard va se faire geler les pieds en Russie. Le combinard fait des discours. Le cher-z-auditeur, lui, fournit la chair. Il paraît que les choses ont toujours marché de la sorte.
Juger c’est tout d’abord ne pas comprendre. Le drame de la jeunesse actuelle, c’est le drame de la sincérité. Elle a cru à son devoir. À se reporter aux années de guerre où régnait dans les esprits le pire des confusionnismes entretenu par l’événement même, hors des propagandes, on peut comprendre que les garçons de dix-neuf ans n’aient su que faire, dans le même temps que leurs aînés pétris d’«expérience » prenaient des chemins différents.
Jean est mort. Marcel est mort.
Ils sont morts l’un et l’autre, les deux bons copains qui posaient ensemble devant l’objectif ; ils sont morts dans des camps opposés parce que tout conspirait. contre eux : une époque vouée à un idéal de charognard, le hasard de la naissance, leur tempérament propre. Ils sont morts aussi de cette malédiction sans appel qui fait qu’on ne choisit pas ses parents.
La plupart des parents de jeunes martyrs sont des assassins. Je le dis comme je le pense. Des assassins par égoïsme, par goût des honneurs, et surtout par infâme connerie. J’en ai dans mes relations, de qui le jeune fils de vingt ans, a été fusillé en août 44. Ils le poussaient à la Résistance. Eux restaient les fesses bien serrées, la mine prudente et la voix neutre. Mais ils étaient fiers du fils, le lui montraient, l’encourageaient quand il avouait en avoir encore « descendu deux aujourd’hui ». Le jeune garçon s’est fait prendre au dernier moment. Il a été fusillé. On peut dire qu’il le fut autant par ses parents que par les Allemands. Je sais que c’est dur de dire cela. Je sais que la vie de ces gens-là est foutue. Et je m’incline. Mais je sais aussi qu’un jeune a perdu la vie parce qu’il avait des parents d’une connerie épaisse. (Tellement épaisse qu’ils se redressent, orgueilleux malgré tout quand ils entendent un coup de clairon et qu’ils figurent, sans remords, dans toutes les cérémonies officielles.)
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L’État sait tout cela, mais suit sa route, impavide et sourd aux gémissements. Il fut un temps pourtant où l’État maquereau, profiteur, margoulin, gangster et tartufe, faisait piètre figure et comptait beaucoup sur les baratinés — jeunes et vieux — pour revenir s’asseoir au bord du grand gâteau. On les a vus, les composants de cet État, se débiner rapidement avec les bijoux de famille, le trouillomètre à zéro, comme des personnes naturelles. On a vu ceux qui le soutiennent en toute occasion et quel qu’il soit, flics ou magistrats, se faire tout petits et flatter l’encolure du lion populaire dans l’espoir forcené de se faire dédouaner par lui. On a vu les tortionnaires de la P.J. se sentir pris soudain d’une délirante sympathie pour l’ouvrier, lui passer la bouteille d’essence qui fera basculer le char Tigre, et se faire photographier dans les combats de rues aux côtés de celui qu’on torturait hier et à qui l’on foutra des contredanses demain, quand tout sera rentré dans l’ordre.
C’est peu de chose qu’un État et il suffirait d’une petite colère consciente pour le mettre en l’air. Oui, c’est peu de chose au même titre que le standing de l’escroc arrivé et qu’un impondérable peut précipiter demain en prison. L’État le sait bien qu’il n’est qu’un château sur nuées, une loi sur papier pelure, une République sur baratin. C’est pour ça que sa prétention d’être respecté n’a d’égale que son inquiétude. C’est pour ça qu’il prodigue les lois coercitives : atteinte au crédit de l’État, etc.
Le plus grand coupable d’atteinte au crédit de l’État est l’État lui-même, qui s’est déconsidéré définitivement aux yeux des plus conformistes. Il fut un temps où l’on disait : « Oui, c’est l’État qui le veut ! » sans discuter, du ton sans doute qu’avaient les Croisés pour parler de Dieu. C’était ainsi. Aujourd’hui, tout le monde vous dira : « L’État, c’est le premier gangster ! » Vérité d’évidence.
Si ça vous choque, poursuivez. Mais il faudra vous expliquer sur ce que vous avez fait d’un peuple aimant le travail, la gaieté, les grands mouvements du tueur. Il faudra expliquer comment vous acculez chaque jour au suicide les vieux travailleurs, ruinez les petits rentiers après avoir saigné leurs fils à la mort, comment vous enlevez tout sens à la vie en pressurant l’effort, en rackettant la bonne volonté, en usant de la menace comme un agresseur nocturne. Il faudra reparler des scandales soigneusement étouffés, des grands scandales après les petits. Il faudra dire où passe l’argent volé, cet argent qui alimente tous les margoulinages officiels : essence, lait, viande, devises, licences d’achat et d’exportation. J’en passe et des plus fructueux. Ce jour-là, le contribuable comprendra qu’il est en rupture formelle de contrat avec un État qui n’a pas tenu une seule de ses promesses.
Un personnage de Baccara dit : « Ne me parlez pas de la Société. Elle me doit trop. Je n’aurais qu’à réclamer le dixième de mon dû pour la mettre en faillite ! » Avouez que les contribuables (de toutes catégories) sont bien gentils en se tenant tranquilles, car vous les chatouillez drôlement aux sièges de la colère.
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N’allons pas plus loin, la cause est entendue. Au vrai, le procès de l’État-gangster n’est pas aujourd’hui exactement mon propos.
Je veux surtout parler ici de l’inhumanité de l’État.
Pas de cœur, pas le moindre sentiment de générosité, un viscère monstrueusement dépersonnalisé et qui bat mécaniquement comme une minuterie : c’est tout.
Il ne sait que distribuer la prison, le bagne, l’indignité (?), acculer les gens à la pauvreté perpétuelle, maintenir en cage, refuser toute chance de rédemption à ceux qui se sont trompés. L’État sait bien pourtant que certains garçons qu’on exclut aujourd’hui de la communauté sont aujourd’hui dans ce cas par sincérité. C’est sans doute ce qu’il leur reproche. C’est ce que ne peuvent pas comprendre des politiciens jouisseurs, des arrivistes qui ne suivent qu’une morale : la morale de Monte-Carlo, à savoir qu’il ne faut pas jouer la rouge quand c’est la noire qui sort et vice versa. C’est toute la moralité — atroce — de l’histoire. qu’on vient de vivre.
Donc les années de prison pleuvent, distribuées par des magistrats deux fois parjures, la plupart successivement à plat ventre devant tous les gouvernements. Les magnifiques imposteurs du double serment (ce n’est pas encore oublié!) jugent — ô culot ! — incarcèrent, décrètent, signent des contraintes, maintiennent en exil, retirent la vie. Pensent-ils donc qu’un honnête homme puisse jamais les prendre au sérieux, ces gens qu’on sait lâches, mesquins, hantés par l’avancement, le souci d’un grade dans la carrière, dispensateurs de non-lieux aux plus malins, qui refusent de l’argent mais acceptent les hommages solides ?
Oui, ce qui caractérise toute cette machinerie infernale, c’est bien l’absence de cœur. Ce monde-là est pourri, vermoulu, condamné, qui a répudié la pitié. Il craque déjà, il vacille dans un ciel chimique, sophistiqué à sa mesure et à son image. Vous ne voyez donc pas que vous n’en sortirez pas ? Vous ne voyez donc pas que vous avez perdu la partie en perdant toute faculté d’émotion ? Vous ne sentez pas que tout fout le camp et que vous êtes cuits, sans violence, par la force même de votre inhumanité ? Vous êtes aux abois comme un caissier qui a plongé dans la caisse. Ce n’est pas la peine de bomber le torse, de poitriner entre les oriflammes ni de plisser de l’oeil aux cérémonies, ô sursitaires !
Je ne crois pas que votre chute sera notre bonheur. Elle ne sera que la consolation tragique de Samson qui s’écroulait avec le Temple. L’aurore de Salamine n’est pas pour nous, qui sommes venus trop tard dans un monde d’ordures.
Mais dans leur misère les peuples auront peut-être une joie suprême — une joie très pure d’enfant battu — quand ils enregistreront sur le grand livre votre faillite frauduleuse… par manque de cœur.
Alexandre Breffort