Nous venons à peine de sortir d’une seconde guerre mondiale que déjà une troisième se prépare ouvertement. Pourtant, les plaies ne sont pas encore cicatrisées, les monceaux de ruines fument encore, les témoins n’ont pas fini d’évoquer leurs combats et les massacres de populations. En attendant le choc qui mettra aux prises les belligérants, nous entraînant de force dans leur sillage, la guerre continue en Grèce, en Chine, en Palestine. La société civile se décompose, partout l’homme devient l’ennemi de l’homme, se durcit, retourne à la mentalité barbare. Nous savons tout cela, les articles des journaux, les discours des grands criminels qui mènent les peuples, les quelques mouvements généreux qui se bornent à des manifestations platoniques, rien ne peut nous faire illusion un seul instant. La réalité est là, le moindre de nos actes, la plus infime démarche nous la font toucher du doigt, nos instincts nous avertissent et la raison les confirme.
Le clan des pessimistes grossit chaque jour, et le conflit entre Rousseau et les moralistes traditionnels paraît définitivement réglé. On s’esclaffe à la pensée qu’un penseur dont on reconnaît le génie ait pu décréter la bonté fondamentale de l’homme. L’histoire n’enseigne-t-elle pas, et surtout cette phase si courte mais particulièrement agitée vécue par notre génération, que l’homme est un loup pour l’homme ?
À partir de là, nul espoir, le plus total pessimisme nous guette. Car si les conflits engendrés par cette détestable nature qui serait la nôtre, pouvaient se limiter à des dégâts mineurs quand on se battait à coups d’arquebuse et qu’on voyageait en diligence, ils sont aujourd’hui servis par de tels moyens que nous allons fatalement vers la destruction de l’espèce.
Avant de prendre une position en face. de notre époque, il semble donc indispensable d’examiner les conclusions des moralistes. L’homme est-il bon ou mauvais ? Il est curieux de constater qu’un tel débat, au lieu d’être institué dans un esprit d’examen scientifique aboutit presque toujours à une confrontation confuse, nourrie de lieux communs, où les arguments se chevauchent, se contredisent et se neutralisent finalement. Chacun des interlocuteurs réfléchit à son expérience personnelle, il hésite en constatant qu’elle lui fournit des données contradictoires et, en fin de compte, se décide suivant son humeur du jour ou l’état de son foie. Essayons donc d’examiner le problème sous une autre optique.
Par quoi se manifeste la « bonté », pour reprendre le vocable employé par Rousseau ? Elle n’a de signification que par rapport aux relations sociales, elle s’exerce par un certain comportement à l’égard du prochain. L’homme « bon », dans le sens rousseauiste du mot, est celui qui est loyal et respecte le contrat, qui n’exploite pas son semblable, qui rend service. Les moralistes confiants et les poètes ont enrobé tout cela d’un élément affectif qui n’est d’ailleurs pas sans valeur quand il s’exprime autrement que par des fadaises sentimentales. Le sens d’une amitié virile entre les hommes n’est négligé que par des esprits secs qu’on rencontre rarement. Mais, dans sa substance, la fameuse « bonté » n’est pas autre chose que la manifestation de l’instinct social.
En opposition immédiate, venons-en à la non moins fameuse « méchanceté ». Elle se manifeste par les antithèses des vertus que nous venons d’évoquer ; l’être humain est alors déloyal et ne respecte pas le contrat, il cherche à exploiter son semblable, il refuse de rendre service. Évidemment, d’autres aspects de la méchanceté seraient à retenir pour être complet, la cruauté, par exemple, ou l’orgueil démesuré, mais ils sont secondaires par rapport aux manifestations que je viens de citer. Et qu’expriment donc celles-ci, sinon l’intérêt personnel, le besoin, exacerbé suivant les individus ou les circonstances, de vivre mieux par n’importe quel moyen ? Nous avons là le second aspect de l’homme, sa nature individuelle, dont les aspirations sont à l’opposé de sa première vocation, celle d’animal social. Les moralistes nous ont entraînés sur une fausse piste. Bon, mauvais, ces mots ne signifient rien, ou plutôt ils ne sont que l’expression affective d’une réalité plus profonde qu’il importe de connaître si l’on veut asseoir un jugement sur des bases solides.
Et tout le drame est là, qui n’existe que pour notre espèce, dans cette dualité fondamentale. Si l’homme n’était qu’un animal sociable, il n’y aurait jamais eu de problème. Nous avons tous connu des milieux qui étaient sensiblement supérieurs ou inférieurs à la moyenne du point de vue solidarité entre les membres. Et nous avons pu constater que, si les premiers allaient toujours vers une cohésion plus forte, les autres se dissociaient chaque jour un peu plus. Si l’homme était fondamentalement un loup pour l’homme, il n’y aurait jamais eu le moindre embryon de société civile car l’intérêt qui pouvait, dans une certaine mesure, grouper quelques couples de primitifs en petites bandes, n’aurait pas tenu devant la sauvagerie des instincts constamment déchaînés entre les membres. Malgré Kropotkine, il est évident que certaines espèces sont absolument inaptes à vivre en groupe. À l’inverse, quelques autres n’obéissent uniquement qu’à l’instinct du groupe, Maeterlinck l’a merveilleusement démontré. L’homme n’est pas cela non plus, sinon une société grégaire mais parfaite serait depuis longtemps réalisée.
Tous les absolutistes qui donnent à fond dans les godans des moralistes, aboutissent à un cul-de-sac, et préconisent de véritables hérésies par rapport à ce que nous sommes vraiment. Les descendants de Rousseau, puisque l’homme est bon et que la société le corrompt, entreprennent de changer celle-ci et, fidèles à leur postulat, projettent de créer une vaste termitière où tout est sacrifié à la communauté. Mais ils se heurtent alors à l’individu qui refuse ce don total de lui-même, bien qu’on veuille lui expliquer qu’il en bénéficiera quand il sera mort, car le fait individuel exige l’épanouissement maximum immédiat ou très proche. C’est d’ailleurs en eux-mêmes que les fanatiques du Contrat social rencontrent leur première contradiction, leur prédication pour le sacrifice se double vite d’une volonté de puissance et de jouissance qu’ils satisfont par des moyens plus ou moins inavouables, ce qui leur donne une mauvaise conscience et les rend encore plus exigeants pour les autres.
À l’inverse, les tenants de l’incurable méchanceté, quand ils sont, eux aussi, assez logiques pour aller jusqu’au bout de leur pensée, deviennent des asociaux, qu’ils aient la naïveté de recourir aux méthodes de la bande Bonnot ou qu’ils prennent la voie plus facile de l’enrichissement par les affaires douteuses et l’exploitation du travail.
Le seul problème est donc d’harmoniser dans des formes sociales les deux tendances de l’homme ou, pour être plus précis, de placer l’être humain dans une société qui satisfasse sa double vocation. Vue chimérique, diront certains, il y aura toujours une poignée d’autocrates qui viseront à tout bouleverser pour concentrer entre leurs mains, à des fins de jouissance et de puissance, un appareil de domination et d’exploitation. C’est oublier que toutes les données du problème sont dépendantes les unes des autres. Certes, on peut penser que dans une société même très différente de la nôtre, certains hommes, chez lesquels un individualisme forcené l’emportera, tiendront à recréer les mêmes mécanismes de domination. Mais ils seront à peu près inoffensifs, de la même façon qu’un microbe virulent est presque toujours neutralisé dans un organisme sain. Le capitalisme ne s’est épanoui dans le régime libéral que parce que celui-ci lui assurait la complicité de couches très larges de la population. Notre façon d’envisager le problème est forcément influencée par le monde que nous avons sous les yeux, dans lequel nous vivons, et c’est pour la même raison que deviennent au contraire des utopistes les hommes qui bornent leur horizon à des petites communautés religieuses ou sociales très fermées fondées sur une qualité exceptionnelle des participants.
J’ai eu la chance de pouvoir confronter récemment le point de vue que je viens d’exposer brièvement avec la réalité. Au mois d’août, j’ai pu passer trois jours à la communauté Boimondau, à Valence. À l’origine, les hommes n’y étaient ni meilleurs ni pires que la masse de nos contemporains, aucune sélection n’étant opérée. Mais bien qu’elle se développât dans une période capitaliste, ce qui constituait un handicap sérieux, le seul fait que les institutions y mirent l’homme à sa place exacte dans la collectivité a donné exactement la solution du fameux problème. Bon, mauvais, les termes n’y ont plus de sens : l’individu s’insère exactement, dans le plein épanouissement de sa vocation et de ses dons personnels, au sein de la collectivité qui, à son tour, bénéficie de la force et du rayonnement qu’il y apporte. Sans doute, il s’agit d’un phénomène humain, les choses ne se font pas automatiquement, il y règne constamment un rapport de forces entre des éléments différents, mais non plus, cette fois, contradictoires, et la tension est créatrice au lieu d’aboutir à un conflit meurtrier.
Les conclusions qui se dégagent de certains, articles parus dans Défense de l’Homme, rejoignent celles des meilleures têtes pensantes de notre époque. Georges Pascal analyse cette nouvelle « foi qui perd », et Berthier démontre la monstruosité de ces « vérités profanes » qui se constituent en dogmes intransigeants. Il apparaît de plus en plus que le type de révolutionnaire qui a dominé jusqu’ici, a fait fausse route. Ce n’est pas en créant un nouvel absolutisme, même provisoire, qu’on luttera efficacement contre l’exploitation de l’homme par l’homme. D’où vient cette erreur tragique ? D’une idéologie qui, dès le départ, accordait trop d’importance à l’homme social par rapport à l’individu. C’est en maniant des masses envisagées du point de vue de leur volume et de leur poids qu’il s’agissait d’attaquer une société révolue aboutissant au pire désordre. Mais l’homme n’est pas justiciable seulement de cette arithmétique et, pour la lui imposer, il a fallu trancher dans la matière vivante, rejeter les rebelles et les non-conformistes, doter, les plus grégaires d’un nouveau fanatisme.
Quelles sont les perspectives de ceux qui, après de dures expériences, peuvent aujourd’hui en établir un inventaire au profit de la liberté ? Il paraît utopique d’espérer un revirement rapide de ceux qui sont emportés par la vitesse acquise et doivent peut-être aller jusqu’à l’extrême de leur erreur. Alors, devons-nous être de nouveaux stoïciens qui se contentent de rester fidèles à eux-mêmes sans apercevoir la moindre clarté du fond du trou où nous croupissons ? C’est la solution à laquelle paraît se rallier Prugnot. Nous n’acceptons pas, proclame-t-il à la fin de son émouvant article. Bien sûr, et c’est déjà quelque chose, mais c’est peu. Pour Pascal, il se rabat sur l’éducation. À la cadence où vont les choses, nous risquons fort, dans ce cas, d’être gagnés de vitesse, et même que nos voix soient étouffées par les clameurs des propagandes.
Et pourtant, nous représentons une force, il n’est pas de journée qui ne s’écoule sans en apporter la preuve. Des milliers de gens sursautent parce qu’un homme seul a fait entendre sa voix à la face des impuissants de l’O.N.U. Mais nous n’avons pas conscience de cette force, et surtout nous luttons en isolés, n’ayant, pour nous faire entendre, que des organes lues par des minorités convaincues d’avance. Évidemment, Prugnot à cent fois raison, cette proclamation quasi confidentielle de ne pas accepter vaut mieux que le silence. Elle nous donne au moins la satisfaction de n’être pas complice et puis, après tout, le papier circule toujours un peu. Est-il impossible d’aller plus loin ? Je ne le pense pas. Au lieu de rester chacun dans notre coin, unis seulement par le lien abstrait de lectures communes, rassemblons-nous sur un minimum d’idées qu’il est facile de dégager, et créons, dans la décomposition générale, des îlots de salubrité.
Que pourrons-nous faire alors ? D’abord constituer ainsi, pour nous-mêmes, des groupes cimentés par une unité supérieure, y puiser le réconfort qui naît de tout travail en commun. Ensuite, ayant acquis le sentiment d’être une force naissante, nous pourrons envisager de rayonner à l’extérieur. Ce ne sont pas les tâches qui feront défaut ; tant d’individus qui sombrent dans le nihilisme n’attendent qu’un signe, une parole qui leur rendent l’estime d’eux-mêmes, un peu d’espoir en l’homme, et quelque confiance en notre destin. Rapidement, nous redonnerons à une véritable élite à laquelle il ne manque que de prendre conscience d’elle-même, le sens du dialogue, le respect de « l’autre », la volonté de défendre ce qui fait que l’homme n’est pas une bête s’il n’est pas non plus un ange. Nous trouverons des appuis dans tous les milieux, car on sent bien que beaucoup attendent seulement que quelqu’un commence. Et nous prouverons ainsi le mouvement en marchant, par la constitution de foyers de rayonnement intellectuel et spirituel où, dans un effort collectif, la liberté de chacun se manifestera pleinement.
Sous quel signe favorable pouvons-nous nous placer ? Pour ma part, je n’en vois pas de meilleur que les Amis de Défense de l’Homme. Il ne s’agit pas de constituer une base de diffusion pour la revue qui se défendra bien toute seule ; au contraire, nous lui demanderons un peu de place pour indiquer nos thèmes de travail et nos propositions. Simplement, puisqu’il nous faut un symbole de ralliement, envisageons d’emprunter celui-là, il ne peut en exister de meilleur.
Je m’en voudrais d’avoir l’air de faire vibrer la corde de l’intérêt, mais n’avons-nous pas le devoir d’assumer, dans la mesure du possible, la protection de ceux que nous considérons comme un levain précieux dans une pâte humaine que des événements sans doute inévitables vont brasser violemment ? Qu’on songe à l’influence internationale que pourrait acquérir ce que je me résigne à appeler un mouvement, partant de cette France qui, pour reprendre l’expression de Camus, ne peut plus être une puissance mais peut devenir un exemple, de ce pays dont on reconnaît toujours, malgré ses erreurs, la vocation d’humanisme. C’est sur le plan international que nous pourrions nous faire entendre assez vite. Et il serait peut-être difficile, alors, à n’importe quelle autocratie, et dans n’importe quelle conjoncture, de se rendre odieuse à la face du monde en décimant des communautés montrant chaque jour, par leur exemple, leur foi en ce qu’il y a de meilleur dans notre espèce, ayant démontré leur volonté de lutter non pas contre quelqu’un, mais pour quelque chose. Car il est bien question de laisser se dérouler les processus d’une destruction qui obéit peut-être à un déterminisme fatal, et de nous tourner vers les manifestations d’intelligence profonde et de vitalité que toute époque comporte, même la nôtre. C’est sans doute le moyen le plus efficace de lutter contre les forces que nous estimons détestables.
Y a‑t-il encore quelque besogne pour nous et avons-nous encore assez de force pour y consacrer un peu de notre temps ?
Alain Sergent