La Presse Anarchiste

Quelques réflexions économiques

Crise com­mer­ciale depuis trois mois. Les uns attri­buent la crise à un essai de sta­bi­li­sa­tion du franc et pensent que la pros­pé­ri­té éco­no­mique anté­rieure était due à la chute lente et pro­gres­sive de la mon­naie fran­çaise, ce qui faci­li­tait les expor­ta­tions. Les autres, et c’est le plus grand nombre, et c’est leur ritour­nelle qu’on entend par­tout dans la rue et dans les jour­naux disent : crise de confiance
mau­vaise poli­tique gouvernementale.

À vrai dire, le gou­ver­ne­ment ne paraît pas avoir beau­coup d’ac­tion sur la crise éco­no­mique. Au point de vue finan­cier, comme tous les gou­ver­ne­ments pré­cé­dents, il vit au jour le jour. Le franc conti­nue à des­cendre, et la crise ne s’a­mé­liore guère. Bien mieux, on voit par les sta­tis­tiques, que le com­merce. exté­rieur a été flo­ris­sant en décembre, en jan­vier, en février et que la balance com­mer­ciale se chiffre par un excé­dent notable des exportations.

Mais il n’y a pas que le mar­ché exté­rieur. On peut même affir­mer que le mar­ché inté­rieur est beau­coup plus impor­tant. Si le com­merce exté­rieur pros­père, il faut en conclure que c’est le com­merce inté­rieur qui souffre, et voi­ci pourquoi :

C’est que le prix des mar­chan­dises aug­mente, sans que les salaires suivent la pro­gres­sion ; il y a res­tric­tion des achats qui se réper­cute dans toutes les tran­sac­tions com­mer­ciales. Les ouvriers sont les grands ache­teurs, ils dépensent tout ce qu’ils gagnent. Ce ne sont pas quelques familles bour­geoises, s’en­ri­chis­sant par l’ac­cu­mu­la­tion des béné­fices, qui font, comme on dit, mar­cher le com­merce. En géné­ral, la bour­geoi­sie est avide et avare. Il faut le voir en pro­vince pour en être convaincu.

Puisque le com­merce exté­rieur fleu­ris­sait depuis des mois, il aurait fal­lu que les béné­fices s’é­ten­dissent à tous les pro­duc­teurs, je veux dire aux ouvriers. Et, de proche en proche, l’ac­ti­vi­té éco­no­mique y eût gagné. Au lieu de cela, sta­bi­li­sa­tion des salaires, ce qui n’a pas empê­ché le coût de la vie de s’é­le­ver ; et tout le béné­fice s’est englou­ti dans quelques poches de la bourgeoisie.

On dira que si les salaires avaient été aug­men­tés, le prix des den­rées se serait éle­vé bien davan­tage et que les débou­chés exté­rieurs se fussent fer­més. Le com­merce d’ex­por­ta­tion ne doit sa pros­pé­ri­té que parce que le prix de revient est plus bas que dans les autres pays. Mais alors c’est avouer que ce bas prix n’est pas dû à une meilleure orga­ni­sa­tion du tra­vail, à un meilleur outillage, etc., mais à ce que la main-d’œuvre est payée moins cher qu’ailleurs. Les étran­gers achètent donc, et nos indus­triels et nos com­mer­çants s’en­ri­chissent, aux dépens de la main-d’œuvre indi­gène payée insuffisamment.

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On parle beau­coup de l’A­mé­rique, c’est-à-dire des États-Unis. Des éco­no­mistes pro­clament que les salaires y sont trop éle­vés et aug­mentent déme­su­ré­ment, que le pays est gor­gé d’or et que l’or amè­ne­ra la déca­dence comme dans l’Es­pagne du XVIe siècle.

Mais, en Espagne, l’or était acca­pa­ré par quelques familles para­sites ; rien n’al­lait aux tra­vailleurs. Cette psy­cho­lo­gie d’a­va­rice res­semble furieu­se­ment à celle de la bour­geoi­sie fran­çaise. En Amé­rique, la bour­geoi­sie, enri­chie par la spé­cu­la­tion ou par l’ex­ten­sion indé­fi­nie des affaires, n’a pas acquis cette tare qui se déve­loppe de pré­fé­rence chez les richards d’o­ri­gine ter­rienne. Elle dépense sans lési­ner ; et ses dépenses contri­buent à entre­te­nir la pro­duc­tion. On paye aux ouvriers qua­li­fiés (je ne parle pas des manœuvres) des salaires de 60 dol­lars par semaine. Le mar­ché inté­rieur est si impor­tant à cause de la dépense des habi­tants et de la mise en valeur des ter­ri­toires encore en friche, que les États-Unis peuvent aug­men­ter leur pro­duc­tion et qu’ils connaissent une pros­pé­ri­té inouïe qui ne paraît pas près de finir. 

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Nous sui­vons, en France, une poli­tique de petits expé­dients ; on cherche des pal­lia­tifs. Le gou­ver­ne­ment s’ef­force de mas­quer l’in­fla­tion par le déve­lop­pe­ment du chèque et par la créa­tion d’une mon­naie indé­pen­dante dans les colonies.

Il y aura donc autant et plus de billets en cir­cu­la­tion. Les billets colo­niaux gêne­ront les tran­sac­tions. Si la colo­nie n’est pas pros­père, ils per­dront au change, en France même. Si elle est pros­père, notre franc n’au­ra rien à y gagner, au contraire. On nous vante le com­merce actuel avec l’In­do-Chine, et la pros­pé­ri­té de cette colo­nie. Nous pou­vons y ache­ter du poivre, du riz, du caou­tchouc, bien­tôt du coton, sans avoir à payer une rede­vance au change étran­ger. Or l’In­do-Chine a sa mon­naie, la piastre. Notre com­merce d’im­por­ta­tion doit ache­ter, en piastres, comme il est obli­gé ailleurs d’a­che­ter en dol­lars ou en livre. Aucun avan­tage pour le franc. La piastre s’é­lève au fur et à mesure que le franc des­cend. Les consom­ma­teurs fran­çais ne tirent du com­merce indo-chi­nois aucun pro­fit. Mais quelques firmes fran­çaises (et étran­gères) s’enrichissent.

Reste à savoir ce que l’É­tat fran­çais peut gagner en fai­sant de nou­velles émis­sions de piastres. Pro­ba­ble­ment peu de chose. Ce pays était four­ni de mon­naie, accu­mu­lée peu à peu par les com­mer­çants chi­nois et par les banques chi­noises. Mal­gré tout, des émis­sions ont eu lieu, et il serait inté­res­sant d’en connaître le chiffre. Mais ces émis­sions sont faites par la Banque de l’In­do-Chine, qui tient ce pri­vi­lège du Par­le­ment fran­çais. Cette banque mono­po­li­sa­trice s’empare de la plus grosse part du béné­fice ; et il semble qu’elle ait même las­sé la patience du gou­ver­ne­ment français.

M. P.

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