La politique est la bête noire des hommes sincères. Un grand nombre d’entre eux se réfugient dans l’art, dans la science, dans leur métier. « Je ne m’occupe pas de politique » est la phrase dédaigneuse de beaucoup.
La politique, dit Littré, est la science du gouvernement des États — est politique ce qui a trait aux affaires publiques. Cette science — puisque science il y a — est pour ainsi dire aussi vieille que le monde, mais elle s’est compliquée en prenant de l’âge ; sans doute, elle a eu sa raison d’être à toutes les époques, et elle a encore sa raison d’être, seulement la manière dont elle a évolué ne répond plus à la manière dont notre mentalité a évolué. Certains côtés, certains aspects de la politique (certaines excroissances si l’on veut) étaient autrefois peu visibles et ne choquaient pas ceux qui, les apercevaient, tandis que de plus en plus, ces laideurs se révèlent comme inhérentes à la politique et entraînent sa condamnation.
Les hommes adonnés à la politique détiennent un pouvoir — le Pouvoir — lequel attire les convoitises de beaucoup. La conservation du Pouvoir appartient à la « lutte des partis », d’où toute franchise est exclue. Même « l’honnêteté politique », distincte de l’honnêteté tout court, est une vertu plutôt rare. Nous ne considérons l’homme, ni comme primordialement bon, ni comme mauvais ; il devient l’un ou l’autre au gré des circonstances et de sa résistance ; il devient même l’un et l’autre, bon par un côté, mauvais par l’autre. Est mauvaise toute situation qui « induit l’homme en tentation» ; est favorable toute organisation qui évite « l’occasion qui fait le larron ».
Il est un autre pouvoir que celui auquel conduit la politique. C’est l’argent, mais aujourd’hui, nous ne faisons pas son procès ; nous ne discuterons pas si l’origine de ces deux formes de domination fut commune ou distincte, nous n’étudierons pas leur évolution qui parfois les réunit dans les mêmes mains, et parfois les fit rivales. Bornons-nous à constater qu’à l’heure actuelle la possession de l’un de ces pouvoirs est souvent un acheminement vers le second. Les hommes politiques ont des occasions fréquentes de s’enrichir ; les riches ont de grandes facilités pour accéder au Pouvoir.
Ce que nous combattons, ce n’est pas l’homme politique — vénal par exception, dirons-nous — c’est la politique elle-même qui opère une dégradation presque immanquable dans le caractère des hommes qui s’en occupent.
[|― O ―|]
Dans un État autocratique, la politique reste en grande partie confinée dans les antichambres du souverain ; elle est alors la résultante des disputes entre larbins, plus ou moins huppés ; le public qui s’intéresse à ces questions est restreint et n’apprend pas grand-chose ; la laideur des sentiments se devine plutôt qu’elle ne s’étale. Cela va pour un temps, mais il faut croire que le résultat n’en est pas moins haïssable, puisque le régime ne se supporte qu’avec accompagnement d’assassinats, d’émeutes, de soulèvements, de révolutions finalement.
En théorie le gouvernement d’un seul est un système qui se défend très bien. S’il peut se trouver un individu dont l’intelligence soit capable de tout prévoir (gouverner, c’est prévoir), dont la vigilance observe tout ce qui se passe et dont la volonté puisse briser tous les intérêts particuliers pour n’agir qu’en vue de l’intérêt général, quelle tranquillité pour les heureux gouvernés!… Malheureusement, il ne semble pas que l’homme en question soit facile à trouver. Même à Marc-Aurèle, il a manqué un point pour que ses sujets puissent se déclarer satisfaits.
Le droit divin n’aveuglant plus personne, le général victorieux ou le civil improvisé dictateur s’étant généralement trouvé être un imbécile, on a essayé du gouvernement de plusieurs, du gouvernement d’une classe de la société, celle des gens riches ; puis cela s’est usé aussi et les tentatives les plus récentes, n’ont donné que de piètres résultats.
Il a fallu pousser la logique jusqu’au bout et en arriver au gouvernement de tous, à la démocratie. Il ne s’est agi tout d’abord que de la démocratie masculine, mais c’est évidemment une étape provisoire, et il faut envisager la démocratie totale, celle de tous les êtres humains parvenus à l’âge de raison.
Au cours des temps, la science du gouvernement s’est compliquée. Autrefois, le problème primordial était celui de la guerre, qui constituait presque l’état normal, puis venait la préparation de la guerre dont la perception des impôts formait la base. Ce n’est pas à dire que d’autres questions ne se présentaient pas, mais elles ne se posaient guère qu’incidemment… Voyez maintenant le nombre et la complexité des sujets que doit examiner le Parlement ! Il y a à peine quelques bribes de l’activité humaine qui puissent échapper au législateur.
On aboutit, en somme, à ceci : Dans une démocratie, chaque individu a voix au chapitre pour discuter des questions qui régissent l’existence de chacun des autres individus faisant partie du même État.
Il y a plus. Une complication nouvelle s’est peu à peu introduite dans les rapports entre individus. À une époque lointaine, il y a eu, pour ainsi dire, indépendance locale. Un groupement humain pouvait, en quelque sorte, ignorer les autres. Le faible peuplement localisait les problèmes que la modicité des besoins primordiaux rendait de solution rapide et impérieuse. Les espaces libres ont diminué ; les groupes se sont rattachés ; mille possibilités nouvelles ont créé mille besoins nouveaux, et d’âge en âge, on est arrivé à un petit nombre d’États qui s’affrontent sur tout leur pourtour comme les harengs dans une caque. Le Sous-sol est envahi, l’Océan est réglementé, l’Atmosphère attend ses lois.
Les États souverains sont au nombre de 70 environ, mais sont-ils souverains ? C’est une simple fiction, un mensonge. conventionnel. Aucun pays ne peut maintenant vivre sur lui-même, aucun pays ne peut se contenter d’entente avec ses voisins immédiats ; il faut un traité entre l’Autriche et le Japon comme entre la France et l’Angleterre. Le nombre des problèmes internationaux va s’accroissant chaque jour, et c’est logique. Personne, nulle part, ne peut commettre le moindre acte sans que cela se répercute sur tout le pourtour du globe. Que l’on le veuille ou non, la solidarité humaine est un fait.
Le temps est encore proche de nous — cinquante ans à peine — où une demi-douzaine d’individus représentant leur souverain pouvaient se réunir à huis clos, et décider en quelques jours du sort des peuples. Aujourd’hui, presque tous les États se sont organisés suivant des régimes prétendus démocratiques et un certain nombre d’entre eux possèdent ce qu’on appelle une opinion publique. Et traiter d’une question entre deux opinions publiques est un problème autrement compliqué que ceux résolus par les Bismarck et consorts.
[|― O ―|]
De cette longue (et incomplète) digression, retenons seulement ceci : dans, une démocratie, la politique n’est point une chose facile.
Mais alors, est-elle nécessaire ? Si elle est essentielle à notre existence, ne faudrait-il pas admettre, avec la politique, la démoralisation qu’elle engendre dans certains milieux, et qui est dans la nation comme un diapason donné par le chef d’orchestre ?
Jusqu’à quel point un individu peut-il se soustraire à la complexité actuelle de la vie en commun ? Sauf les impôts et le service militaire qui vous dépistent partout, le droit de l’individu à la solitude, est théoriquement entier ; le droit à la retraite dans la foule grouillante, s’entend, car les espaces inhabités sont maintenant bien restreints. Tout homme peut essayer d’organiser son existence sans le concours de ses semblables ; une « colonie anarchiste » peut avoir eu l’intention de vivre entièrement par ses propres moyens. On nous racontait récemment qu’une centaine de familles se sont réfugiées dans un endroit peu accessible de la Réunion et, sans relation avec les autres habitants de l’île, n’y meurent pas littéralement de faim. C’est ce qu’on peut dire de moins pénible sur leur situation.
Le droit de l’individu à se séparer de la Société n’a nul besoin d’être mis en doute, car en pratique personne n’y fait sérieusement appel. La vie dans les groupements « civilisés » est hérissée de difficultés toujours renaissantes et de problèmes nouveaux amenés chaque jour par les circonstances. Néanmoins la totalité des hommes l’affrontent tout naturellement et pensent à peine à renoncer aux avantages que le progrès matériel met à leur portée.
Prenons un exemple ; l’électrification des campagnes. Cela ne se fera certes pas tout seul ; pourtant c’est un travail que chacun de nous estime nécessaire ; c’est un travail qui réclame une entente à tous les degrés : entre les hameaux et les villages, entre les centres ruraux, entre les villes et les bourgs, entre les régions, entre les nations, car les lignes à haute tension ont à traverser les frontières en dépit des douaniers.
On nous dira : Ce n’est pas de la politique ! Justement, mais la politique, la sale politique s’en occupera à tous les degrés.
[|― O ―|]
La politique agit à deux temps principaux : celui où le peuple choisit les délégués qui le représenteront pendant une certaine période ; c’est l’époque des candidatures et des élections, fertile en mensonges, en mensonges, en manœuvres déloyales qui crèvent les yeux des plus confiants. Puis vient alors le spectacle des travaux parlementaires!… Inutile d’insister. Une autre catégorie peut être constituée, si l’on veut, par le choix du Chef de l’État, des ministres, des fonctionnaires principaux, etc.
Nous nous proposons d’examiner dans des articles subséquents ce que l’on peut concevoir comme organisation qui ne serait pas politique, une organisation qui chercherait la solution des questions sans introduire la démoralisation à la base du travail. Nous verrons d’abord le plus petit des groupements, celui du village ; et nous remonterons progressivement dans la complexité.
Le cas du gouvernement des Soviets demande quelques mots en particulier. L’œuvre révolutionnaire qui a été accomplie en Russie n’est pas en question et ne comporte pas de critique. C’est la méthode gouvernementale qui a été instaurée depuis que nous incriminons au même titre que celle employée par les autres chefs de gouvernement. Remarquons que rien n’a été innové dans cet ordre d’idée, que rien, même, n’a été tenté. Les dirigeants de Moscou ont copié, sans plus, leurs ignobles prédécesseurs et leurs plus mauvais contemporains.
Faisons-nous bien comprendre. Plus loin que la politique ne signifie pas au-dessus des questions qui se présentent aujourd’hui devant les Sociétés humaines et dont la plupart valent la peine qu’on leur cherche une solution. Partie des politiciens s’y attellent en conscience, mais leurs méthodes les écartent du but et leur milieu les noient. Nous ne sommes pas d’une essence supérieure à ceux qui ont fondé les démocraties, ni à ceux qui les animent, mais nous ne nous déclarons pas satisfaits par leurs travaux ; nous cherchons plus loin.
Nous cherchons des dispositifs nouveaux qui ne fassent pas, comme la politique, une consommation effrayante de consciences humaines.
P. Reclus