La Presse Anarchiste

Le sophisme anti-idéaliste de Marx

« Pour la pro­duc­tion sociale de leurs moyens d’exis­tence, les hommes, dit Karl Marx, entre­tiennent des rela­tions déter­mi­nées, néces­saires, et indé­pen­dantes de leur volon­té ; des rela­tions de pro­duc­tion qui cor­res­pondent à un stade déter­mi­né de déve­lop­pe­ment de leurs forces pro­duc­tives maté­rielles. L’en­semble de ces rela­tions de pro­duc­tion forme la struc­ture éco­no­mique de la socié­té, la base réelle sur laquelle s’é­lève une super­struc­ture juri­dique et poli­tique et à laquelle cor­res­pondent des formes sociales de conscience déter­mi­nées. Le mode de pro­duc­tion de la vie maté­rielle condi­tionne, in glo­bo, le pro­ces­sus social, poli­tique et intel­lec­tuel de la vie. Ce n’est pas la conscience des hommes qui déter­mine leur manière d’être, mais au contraire leur manière d’être sociale qui déter­mine leur conscience. » [[Karl Marx, Zur Kri­tik des Poli­ti­schen œko­no­mie, Vor­wort, page V.]]

C’est, on le voit, le refus de tout rôle à la force morale dans la déter­mi­na­tion des évé­ne­ments humains. Les sen­ti­ments, les idées, l’i­déal, n’ont aucune effi­ca­ci­té propre, n’ont aucune influence réelle dans la vie : ils ne sont que les appa­rences illu­soires d’un déter­mi­nisme maté­riel sur lequel ils n’ont pas d’ac­tion. C’est l’in­té­rêt, l’in­té­rêt maté­riel, l’in­té­rêt éco­no­mique, qui mène le monde.

C’est le thème qui a fait for­tune sous le nom de concep­tion maté­ria­liste de l’his­toire. C’est celui qu’une nuée de per­ro­quets, à lunettes ou sans lunettes, nous res­sasse infa­ti­ga­ble­ment depuis un demi-siècle de ger­ma­ni­sa­tion du socia­lisme. C’est celui qu’En­gels, l’alter ego de Marx, résu­mait ain­si : « Les causes déter­mi­nantes de telle ou telle méta­mor­phose ou révo­lu­tion sociale ne doivent pas être cher­chée dans la tête des hommes…, mais dans les méta­mor­phoses de la pro­duc­tion et de l’é­change. » [[F. Engels, Herrn Düh­ring’s Umwael­zung der Wis­sen­schaft.]]

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Remar­quons tout de suite qu’elle s’ap­puie sur une méta­phore, sur une méta­phore sub­sti­tuée à la réa­li­té et sur laquelle on rai­sonne comme s’il s’a­gis­sait de la réa­li­té même. En fait, il n’y a pas de super­struc­ture sociale. Il n’y a là qu’une expres­sion méta­pho­rique et méta­phy­sique, une ima­gi­na­tion gra­tuite et arbi­traire, sup­po­sant pré­ci­sé­ment, par une péti­tion de prin­cipe, ce qu’il s’a­git de démon­trer : le néant de l’i­déal et la divi­ni­té de la matière.

Il suf­fit d’ou­vrir les yeux à la réa­li­té pour voir s’é­va­nouir ce mirage. Ce que nous montre, en effet, le monde social, c’est une har­mo­nie orga­nique, où les idées, loin d’ap­pa­raître comme un caput mor­tuum, comme un élé­ment mort, sans réa­li­té, appa­raissent, au contraire, comme un élé­ment vivant de sa vie propre, comme une force auto­nome, par­tout pré­sente et active.

Certes, l’homme n’est pas un pur esprit, et ses idées, comme ses sen­ti­ments, subissent lar­ge­ment l’in­fluence du milieu maté­riel où il évo­lue, du régime éco­no­mique sous lequel il vit. Mais, si pro­non­cée, si mar­quante que soit cette influence, elle n’est pas exclu­sive, elle n’est pas toute puis­sante. « L’homme ne vit pas de pain seule­ment. » Il a d’autres rela­tions que des rela­tions éco­no­miques. Il a d’autres besoins que les besoins maté­riels. Et s’il est, comme on l’a dit, « fils de la bête », sa nature est loin pour­tant de la sim­pli­ci­té bes­tiale qui jus­ti­fie­rait — jus­qu’à un cer­tain point — la thèse maté­ria­liste. Sa nature est com­plexe. Il a, à côté de ses besoins maté­riels, des besoins affec­tifs. Il a des besoins intel­lec­tuels. Les uns et les autres inter­viennent — ou peuvent inter­ve­nir ― dans les réac­tions qu’il donne au milieu et témoignent de son rang dans l’é­chelle de la vie. 

C’est que l’homme n’est pas « un simple ani­mal égoïste. » Il est natu­rel­le­ment sociable ; il naît sociable comme tous les ani­maux bisexués et devient, ain­si, de plus en plus social, c’est-à-dire sus­cep­tible d’al­truisme en même temps que d’égoïsme.

C’est qu’il est aus­si doué de rai­son, c’est-à-dire de la facul­té de rai­son­ner, de per­ce­voir des abs­trac­tions et de coor­don­ner ses idées abstraites. 

Et de cette triple nature de l’homme, découlent, dans la conduite de l’ac­ti­vi­té humaine, trois ordres de mobiles : mobiles égoïstes ; mobiles altruistes ; mobiles imper­son­nels ou idéologiques.

Idées pures ? Rai­son pure ? Non : nous lais­sons cela aux méta­phy­si­ciens ! Mais dyna­mique céré­brale. « Depuis les savantes études de M. Fouillée et de M. Tarde, il n’est plus per­mis d’i­gno­rer que les idées, sont des forces, et les images des sug­ges­tions qua­si-hyp­no­tiques. » [[Th. Reco­lin, Soli­daires, p.159.]]

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Cette vie et cette acti­vi­té auto­nomes des idées, nous pou­vons, quoi qu’en dise Marx, les consta­ter, d’a­bord, dans le domaine éco­no­mique : dans ces rela­tions éco­no­miques que Marx déclare indé­pen­dantes de la volon­té des hommes.

« Un phé­no­mène éco­no­mique, dit très jus­te­ment G. De Greef, n’est pas un phé­no­mène pure­ment maté­riel. » [[G. de Greef, La socio­lo­gie éco­no­mique, p.122]] Et il pré­cise : « Les phé­no­mènes éco­no­miques, que je suis d’ac­cord avec l’é­cole de Marx pour consi­dé­rer comme phé­no­mènes fon­da­men­taux de la struc­ture et de la vie col­lec­tives, impliquent des élé­ments idéo­lo­giques » [[Id., p.138.]]. Et il ajou­te­ra, en pré­ci­sant encore : « Du moment qu’un phé­no­mène est social il n’est jamais pure­ment matériel. »

Rien de plus vrai. Cela est si vrai qu’Es­pi­nas a pu dire, dans son admi­rable livre sur Les socié­tés ani­males, qu’une socié­té est « un orga­nisme d’i­dées » et qu’É­li­sée Reclus, dans Évo­lu­tion et Révo­lu­tion, a pu, de son côté, écrire avec rai­son : « C’est la sève qui fait l’arbre ; ce sont les idées qui font les socié­tés. Nul fait d’his­toire n’est mieux consta­té. »

Que devient dès lors l’af­fir­ma­tion de Karl Marx niant, dans les rela­tions de pro­duc­tion, le rôle de la volon­té ? N’est-il pas vrai qu’une fois de plus on a confon­du fata­lisme et déter­mi­nisme?… Fata­lisme : c’est-à-dire concep­tion sim­pliste de la cau­sa­li­té. Déter­mi­nisme : c’est-à-dire néga­tion de l’ab­so­lu­tisme et de l’ar­bi­traire dans la nature, concep­tion com­plexe, concep­tion syn­thé­tique de l’é­tio­lo­gie des phénomènes.

Le sim­plisme éco­no­mique, le sim­plisme maté­ria­liste de Marx est aus­si faux, aus­si absurde, que le sim­plisme des idéa­listes purs. En niant la cau­sa­li­té de la conscience et de la volon­té, il mécon­naît cette véri­té bio­lo­gique élé­men­taire que l’homme, être vivant, n’est pas pure­ment pas­sif, qu’il est doué d’ac­ti­vi­té, de mou­ve­ment propre, d’i­ni­tia­tive ; il mécon­naît cette véri­té psy­cho­lo­gique que toute action conscience est un com­plexus où inter­vient comme source, comme fac­teur effi­cient, le fac­teur per­son­nel, le fac­teur psy­chique ; il mécon­naît enfin cette véri­té socio­lo­gique que la vie sociale repose sur la psy­cho­lo­gie col­lec­tive, qu’elle en émane, en quelque sorte, comme une fleur de sa tige.

Recon­naître, au contraire, avec le bon sens, la part, si minime soit-elle, de l’i­déa­tion et de la pen­sée per­son­nelle dans la déter­mi­na­tion des arran­ge­ments humains, c’est nier la fata­li­té des phé­no­mènes éco­no­miques, c’est rui­ner à sa base le sophisme anti-idéa­liste de Marx, c’est rendre à la volon­té rai­son­née de l’homme sa digni­té et ses droits.

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Soit ! nous dit-on. Le maté­ria­lisme strict, le maté­ria­lisme pur, est une erreur. Mais il n’en est pas de même de l’éco­no­misme. Certes, les idées ont leur indé­pen­dance rela­tive et leur rôle auto­nome dans la pro­duc­tion des phé­no­mènes éco­no­miques ; mais une fois ceux-ci pro­duits, les autres phé­no­mènes sociaux, les autres phé­no­mènes col­lec­tifs, n’en sont plus que le sur­croît fatal, la consé­quence auto­ma­tique. C’est du mode de pro­duc­tion de la vie maté­rielle que résulte le pro­ces­sus social, poli­tique et intel­lec­tuel de la vie. « Les causes déter­mi­nantes de telle ou telle méta­mor­phose ou révo­lu­tion sociale ne doivent pas être cher­chées dans les têtes des hommes… mais dans les méta­mor­phoses de la pro­duc­tion et de l’é­change. »

Ain­si le pro­blème se déplace, mais il reste le même. Il s’a­git de savoir si le mou­ve­ment propre des idées borne ses effets à la « struc­ture éco­no­mique de la socié­té » et si, par suite, tout le reste, tout « le pro­ces­sus social, poli­tique et intel­lec­tuel de la vie » n’est qu’un « reflet men­tal » de la réa­li­té éco­no­mique, un mirage recou­vrant cette réa­li­té, si l’in­dé­pen­dance rela­tive de la pen­sée et de l’ac­tion ne se pour­suit pas dans tous les domaines de la vie. Toutes les idées de l’homme ne sont-elles, en der­nière ana­lyse, que des idées « inté­res­sées », et dès lors, après avoir récu­sé le fata­lisme maté­ria­liste, devons-nous, en fin de compte, nous résoudre à admettre le fata­lisme éco­no­mique ? Tel est le pro­blème qu’im­pose à notre exa­men, non plus l’in­ter­pré­ta­tion maté­ria­liste, mais « l’in­ter­pré­ta­tion éco­no­mique de l’histoire. »

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« Il est dan­ge­reux, dit Pas­cal, de trop faire voir à l’homme com­bien il est égal aux bêtes, sans lui mon­trer sa gran­deur. Il est encore plus dan­ge­reux de lui faire voir sa gran­deur sans sa bas­sesse. Il est encore plus dan­ge­reux de lui lais­ser igno­rer l’une et l’autre. Mais il est très avan­ta­geux de lui repré­sen­ter l’une et l’autre. »

N’est-ce pas assi­mi­ler l’homme à la bête que de le croire inca­pable d’é­le­ver sa pen­sée au-des­sus de ses inté­rêts maté­riels et de ceux de son groupe ? N’est-ce pas lui enle­ver sa gran­deur — sa gran­deur natu­relle, phy­sio­lo­gique, innée — que de lui dénier l’ap­ti­tude aux idées abs­traites, aux idées supé­rieures qui font la digni­té de son espèce, ou de trai­ter ces idées comme de vaines illusions ?

Oui, l’homme est un ani­mal, sou­mis comme tel, nous ne le savons que trop, à toutes les exi­gences, à toutes les néces­si­tés phy­sio­lo­giques de la vie ani­male ; mais il est aus­si un être pen­sant, un être doué de conscience et de rai­son, sus­cep­tible de conce­voir et de vou­loir le juste, dans tous les domaines, dans toute la plé­ni­tude du terme. Avoir un idéal — une idée abs­traite, une idée syn­thé­tique — de jus­tesse et de jus­tice, voi­là ce qui fait la noblesse et la supé­rio­ri­té humaines.

Bien des humains, hélas ! il est vrai, ne sont pas des hommes ; ce ne sont encore que des anthro­poïdes, des singes per­fec­tion­nés ; ils ne s’in­té­ressent aux idées abs­traites que pour autant qu’elles leur rap­portent. Mais ces retar­da­taires de l’é­vo­lu­tion, ces êtres mineurs chez qui som­meillent encore les vir­tua­li­tés humaines, ne sont que des larves d’hu­ma­ni­té, et ce ne sont pas eux qui font l’his­toire humaine.

Ceux qui la font, cette his­toire, dans tous les domaines, ceux qui sont les créa­teurs de l’a­ve­nir, ce sont ceux qu’a­nime une idée, une idée abs­traite, d’au­tant plus puis­sante qu’elle est plus syn­thé­tique et plus juste. L’i­dée, quoi qu’en disent les mar­xistes, mène le monde.

Idée abs­traite ; mais non pas enti­té méta­phy­sique, non pas élu­cu­bra­tion sans attaches avec la réa­li­té : idée vivante, idée-force rele­vant de la phy­sique uni­ver­selle et en subis­sant les lois. Quelle que soit sa puis­sance motrice, l’i­dée ne jouit d’au­cun pri­vi­lège sur­na­tu­rel. Réa­li­té phy­sique, elle n’é­chappe pas, si haute et si juste, soit-elle, à la pres­sion du milieu et il ne s’a­git point — qu’on ne s’y trompe pas ! — de pas­ser d’un sim­plisme à un autre et de rem­pla­cer par un abso­lu­tisme idéa­liste l’ab­so­lu­tisme maté­ria­liste dont nous avons recon­nu l’inanité.

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Les idées subissent donc la pres­sion des condi­tions éco­no­miques. Et cette pres­sion est ordi­nai­re­ment telle qu’on peut dire que, dans son ensemble, la vie col­lec­tive en dépend. Elle en dépend, mais elle n’en découle pas comme de sa source. Celle-ci reste, quoi qu’en dise Engels, « dans la tête des hommes. » Et nous pou­vons voir dans tous les domaines de la vie, l’in­dé­pen­dance rela­tive des idées à l’é­gard des condi­tions éco­no­miques mani­fes­ter ses effets.

Dans la vie poli­tique, d’a­bord, ne voyons-nous, pas sou­vent, au cours de l’his­toire, l’a­gi­ta­tion effré­née des par­tis et même les coups d’É­tat faire pen­dant à un régime éco­no­mique par­fai­te­ment stable ? Et trou­ve­ra-t-on jamais un his­to­rien conscien­cieux qui essaie­ra de rat­ta­cher tout évé­ne­ment poli­tique de la vie d’une nation à une cause éco­no­mique dont il serait la consé­quence fatale ?

Pour­quoi ? Parce que les hommes et les par­tis ne luttent pas seule­ment pour des rai­sons éco­no­miques, mais pour des causes sen­ti­men­tales et intel­lec­tuelles dans les­quelles l’in­té­rêt maté­riel n’a rien à voir. Quand Marx et Engels, par exemple, affirment, dans leur Mani­feste com­mu­niste, que la liber­té de conscience, à son avè­ne­ment sur la scène poli­tique du monde, ne fit « que pro­cla­mer dans le domaine du savoir le règne de la libre concur­rence », ils oublient que, quels que soient, socio­lo­gi­que­ment, les rap­ports orga­niques qui lient les deux phé­no­mènes et les soli­da­risent, il n’en est pas moins vrai que rien ne per­met de les subor­don­ner l’un à l’autre, que rien ne per­met d’é­ta­blir entre eux, un rap­port de cau­sa­li­té plu­tôt que de les rap­por­ter à une cause com­mune. Et, en fait, n’est-ce pas pré­ci­sé­ment cette « idéo­lo­gie » si dédai­gnée par le maté­ria­lisme mar­xiste qui se révèle, à l’a­na­lyse, comme la cause com­mune de ces deux grands faits his­to­riques, conco­mi­tants mais indé­pen­dants l’un de l’autre, aus­si indé­pen­dants l’un de l’autre que deux feuilles d’un même arbre, que deux jets d’une même souche ? En fait encore, cette indé­pen­dance réci­proque du fait poli­tique et du fait éco­no­mique n’est-elle pas si patente, si réelle, qu’on voit bien des hommes et des groupes d’hommes, sans incon­sé­quence aucune, subir l’as­cen­dant de l’une des causes et répu­dier l’autre, se mon­trer, par exemple, les fermes sou­tiens de la liber­té de conscience en même temps que les adver­saires irré­duc­tibles de l’in­di­vi­dua­lisme éco­no­mique ? En fait encore, n’est-il pas clair, enfin, que, si la psy­cho­lo­gie col­lec­tive, que tra­duisent ces idées et ces faits résulte sans doute, en par­tie, d’in­té­rêts éco­no­miques, elle dérive cer­tai­ne­ment, d’autre part, de fac­teurs intel­lec­tuels et moraux abso­lu­ment en dehors des ques­tions de pro­duc­tion et d’é­change ? Aucun homme sen­sé ne pré­ten­dra que tous les « libé­raux », tous les par­ti­sans des liber­tés poli­tiques, soient deve­nus tels sous l’empire d’in­té­rêts maté­riels ; aucun ne sou­tien­dra qu’il n’existe pas par­mi eux — et en grand nombre — d’hommes dont l’at­ti­tude est dic­tée par l’i­déal même, par de hautes pré­oc­cu­pa­tions d’i­dées, phi­lo­so­phiques et morales, sans sou­ci, ni influences d’ordre économique.

« Si des nègres ou des coo­lies chi­nois, dit Men­ger [[Men­ger, État popu­laire du tra­vail.]], tra­vaillaient dans les fabriques alle­mandes, jamais une démo­cra­tie socia­liste ne serait née, même en sup­po­sant réunies toutes les condi­tions préa­lables de l’ordre éco­no­mique. » Qu’est-ce à dire, — sinon que l’é­co­no­misme est un déter­mi­nisme sim­pliste, que si les cir­cons­tances éco­no­miques condi­tionnent sou­vent un phé­no­mène poli­tique, elles ne le néces­sitent pas, ne le pro­duisent pas, et que ce ne sont pas elles, mais l’é­tat men­tal, l’é­tat psy­cho­lo­gique des acteurs, qui en sont, en der­nière ana­lyse, le fac­teur efficient.

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Les cir­cons­tances éco­no­miques ne suf­fisent pas davan­tage à expli­quer les phi­lo­so­phies, les morales, les religions.

Les reli­gions, ces phi­lo­so­phies enfan­tines, sont loin d’être, comme le veulent les mar­xistes, un pur « reflet » de la situa­tion éco­no­mique ; elles ne sont pas sim­ple­ment une conso­la­tion trom­peuse, un « nuage » qui cache la réa­li­té de la vie maté­rielle ; et le sen­ti­ment reli­gieux est bien autre chose, en véri­té, que « le besoin éco­no­mique ren­ver­sé » et cher­chant dans un au-delà ima­gi­naire les satis­fac­tions qui lui manquent sur cette terre. C’est là une concep­tion bien pauvre et bien naïve, bien sim­pliste, de la genèse et du carac­tère des reli­gions. Celles-ci sont sur­tout, en réa­li­té, des ten­ta­tives d’ex­pli­ca­tion de l’u­ni­vers et de ses phé­no­mènes, des essais anti­ci­pés de cos­mo­lo­gie, des pro­duits, des mani­fes­ta­tions du besoin de com­prendre, du besoin intel­lec­tuel syn­thé­tique, du besoin phi­lo­so­phique qui carac­té­rise l’homme et l’é­lève au-des­sus de ses ancêtres ani­maux. Et vou­loir que leur « idéo­lo­gie » ne soit que l’ef­fet de la vie maté­rielle, c’est vrai­ment abu­ser du para­doxe : c’est vrai­ment tor­tu­rer le dia­lec­tique et le bon sens. Com­muent pré­tendre, par exemple, que la pré­di­ca­tion de Jésus de Naza­reth ou celle de Boud­dha Çakia Mou­ni ne fut que le résul­tat d’une révo­lu­tion tech­nique, d’une « méta­mor­phose de la pro­duc­tion et de l’é­change » ? Com­ment pré­tendre que tous les dogmes catho­liques, pro­cla­més au cours de l’his­toire reli­gieuse de notre Occi­dent euro­péen, ne furent que le pro­duit fatal et le reflet de son his­toire éco­no­mique ? Toute la sub­ti­li­té sophis­tique des exé­gètes de Marx aura beau faire ; elle n’ar­ri­ve­ra pas à faire tenir debout ou à pal­lier cette absur­di­té : l’ex­pli­ca­tion éco­no­mique des reli­gions et des philosophies.

Et si les cir­cons­tances éco­no­miques ne suf­fisent pas à expli­quer les phi­lo­so­phies ni les reli­gions, com­ment expli­que­raient-elles les concep­tions juri­diques et morales ? Celles-ci sont, quoi qu’on en puisse pen­ser, sous la dépen­dance de celles-là. Si elles ne sont pas créées par elles de tontes pièces, elles y puisent du moins une bonne par­tie de leurs élé­ments, et il serait dif­fi­cile, par exemple, de conce­voir le droit divin sans la reli­gion, comme il serait dif­fi­cile de conce­voir une morale vrai­ment humaine, une morale huma­ni­taire et sans dogmes, en dehors d’une cos­mo­lo­gie, en dehors d’une concep­tion syn­thé­tique qui la jus­ti­fie et qui l’ins­pire. N’est-ce pas toute une phi­lo­so­phie que la devise « Ni Dieu, ni Maître » qui s’af­firme chaque jour davan­tage comme le mot d’ordre, encore trop sou­vent mal com­pris, de l’avenir ?

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Et non seule­ment l’é­co­no­mie n’ex­plique pas les concep­tions juri­diques et morales régnantes, qui relèvent ain­si de la phi­lo­so­phie, qui en dérivent consciem­ment ou incons­ciem­ment, mais ce sont elles, au contraire, ce sont les concep­tions juri­diques et morales qui donnent la clef du régime éco­no­mique, qu’elles com­mandent. Il faut ren­ver­ser les termes du rap­port éta­bli par Marx. Incon­tes­ta­ble­ment, dans le monde humain, la concep­tion cos­mo­lo­gique, la concep­tion juri­dique, la concep­tion morale, résul­tant, décou­lant l’une de l’autre, pré­cèdent et déter­minent, régissent l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique et sociale, dont elles sont l’âme.

Aus­si est-il faux de dire, avec la ver­sion mar­xiste des sta­tuts de l’In­ter­na­tio­nale, qui résume si net­te­ment l’er­reur de Marx et son point de vue méta­phy­sique, que « la sujé­tion éco­no­mique du tra­vailleur aux déten­teurs des moyens de tra­vail est la cause pre­mière de sa ser­vi­tude dans toutes ses formes » [[Rédac­tion mar­xiste de 1871. La rédac­tion fran­çaise pri­mi­tive por­tait très judi­cieu­se­ment : la Source.]]. Cette « cause pre­mière » n’est pas pre­mière du tout. Elle a sa source dans une concep­tion juri­dique, dans la concep­tion pro­prié­taire, et c’est celle-ci — basée, à son tour, sur une erreur phi­lo­so­phique : l’illu­sion abso­lu­tiste, l’illu­sion de la créa­tion auto­ri­taire — qui lui donne force et vigueur, qui lui donne la force morale sans laquelle tout régime éco­no­mique n’est qu’un corps sans âme, un corps sans vie. La véri­table cause, la véri­table cause non pas pre­mière mais effi­ciente, de toute ser­vi­tude sociale viable est dans l’es­prit qui la jus­ti­fie, dans la rai­son, la rai­son éga­rée, illu­sion­née, qui l’é­taie, la sou­tient et lui donne force de vie.

De cause pre­mière il n’en existe pas. Il n’en existe pas plus ici que dans aucun autre domaine. Nous n’a­vons que faire de cette vaine méta­phy­sique. Et la super­sti­tion maté­ria­liste de Marx vaut à nos yeux la super­sti­tion contraire, l’i­déa­lisme pur, qu’il com­bat si âprement.

Certes, il est vrai : point de réa­li­sa­tions idéales sans base maté­rielle pro­pice. Mais celle-ci n’est que la condi­tion, elle n’est pas la cause, la force motrice de l’acte. Il importe de ne pas confondre. Et c’est ce que fait le mar­xisme : il confond condi­tion et cause.

La force motrice de nos actes, elle est en nous : elle est dans les besoins divers de notre nature… Et c’est ici qu’on nous reprend encore et qu’on revient à la charge. Il faut vivre, nous dit-on, avant de phi­lo­so­pher. Pri­mum vivere ; deinde phi­lo­so­pha­ri. — Sans doute, si phi­lo­so­pher signi­fie faire de la méta­phy­sique. Mais nul­le­ment, si cela signi­fie recher­cher ce qui est juste. On vit, c’est enten­du, avant de ratio­ci­ner. Mais le juste, le juste sous ses aspects mul­tiples, n’est-il pas la loi même de la vie, la loi même de la force ? Et l’être ani­mé quel qu’il soit, même le plus incons­cient, ne subit-il pas cette loi et n’en a‑t-il pas l’instinct ?

Cet ins­tinct, c’est le germe de la force morale ; c’est, le germe de la digni­té humaine. Le seul fait de son exis­tence fait de l’a­mo­ra­lisme maté­ria­liste une aber­ra­tion et un non-sens.

Paul Gille

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