« Pour la production sociale de leurs moyens d’existence, les hommes, dit Karl Marx, entretiennent des relations déterminées, nécessaires, et indépendantes de leur volonté ; des relations de production qui correspondent à un stade déterminé de développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces relations de production forme la structure économique de la société, la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes sociales de conscience déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne, in globo, le processus social, politique et intellectuel de la vie. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur manière d’être, mais au contraire leur manière d’être sociale qui détermine leur conscience. » [[Karl Marx, Zur Kritik des Politischen œkonomie, Vorwort, page V.]]
C’est, on le voit, le refus de tout rôle à la force morale dans la détermination des événements humains. Les sentiments, les idées, l’idéal, n’ont aucune efficacité propre, n’ont aucune influence réelle dans la vie : ils ne sont que les apparences illusoires d’un déterminisme matériel sur lequel ils n’ont pas d’action. C’est l’intérêt, l’intérêt matériel, l’intérêt économique, qui mène le monde.
C’est le thème qui a fait fortune sous le nom de conception matérialiste de l’histoire. C’est celui qu’une nuée de perroquets, à lunettes ou sans lunettes, nous ressasse infatigablement depuis un demi-siècle de germanisation du socialisme. C’est celui qu’Engels, l’alter ego de Marx, résumait ainsi : « Les causes déterminantes de telle ou telle métamorphose ou révolution sociale ne doivent pas être cherchée dans la tête des hommes…, mais dans les métamorphoses de la production et de l’échange. » [[F. Engels, Herrn Dühring’s Umwaelzung der Wissenschaft.]]
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Remarquons tout de suite qu’elle s’appuie sur une métaphore, sur une métaphore substituée à la réalité et sur laquelle on raisonne comme s’il s’agissait de la réalité même. En fait, il n’y a pas de superstructure sociale. Il n’y a là qu’une expression métaphorique et métaphysique, une imagination gratuite et arbitraire, supposant précisément, par une pétition de principe, ce qu’il s’agit de démontrer : le néant de l’idéal et la divinité de la matière.
Il suffit d’ouvrir les yeux à la réalité pour voir s’évanouir ce mirage. Ce que nous montre, en effet, le monde social, c’est une harmonie organique, où les idées, loin d’apparaître comme un caput mortuum, comme un élément mort, sans réalité, apparaissent, au contraire, comme un élément vivant de sa vie propre, comme une force autonome, partout présente et active.
Certes, l’homme n’est pas un pur esprit, et ses idées, comme ses sentiments, subissent largement l’influence du milieu matériel où il évolue, du régime économique sous lequel il vit. Mais, si prononcée, si marquante que soit cette influence, elle n’est pas exclusive, elle n’est pas toute puissante. « L’homme ne vit pas de pain seulement. » Il a d’autres relations que des relations économiques. Il a d’autres besoins que les besoins matériels. Et s’il est, comme on l’a dit, « fils de la bête », sa nature est loin pourtant de la simplicité bestiale qui justifierait — jusqu’à un certain point — la thèse matérialiste. Sa nature est complexe. Il a, à côté de ses besoins matériels, des besoins affectifs. Il a des besoins intellectuels. Les uns et les autres interviennent — ou peuvent intervenir ― dans les réactions qu’il donne au milieu et témoignent de son rang dans l’échelle de la vie.
C’est que l’homme n’est pas « un simple animal égoïste. » Il est naturellement sociable ; il naît sociable comme tous les animaux bisexués et devient, ainsi, de plus en plus social, c’est-à-dire susceptible d’altruisme en même temps que d’égoïsme.
C’est qu’il est aussi doué de raison, c’est-à-dire de la faculté de raisonner, de percevoir des abstractions et de coordonner ses idées abstraites.
Et de cette triple nature de l’homme, découlent, dans la conduite de l’activité humaine, trois ordres de mobiles : mobiles égoïstes ; mobiles altruistes ; mobiles impersonnels ou idéologiques.
Idées pures ? Raison pure ? Non : nous laissons cela aux métaphysiciens ! Mais dynamique cérébrale. « Depuis les savantes études de M. Fouillée et de M. Tarde, il n’est plus permis d’ignorer que les idées, sont des forces, et les images des suggestions quasi-hypnotiques. » [[Th. Recolin, Solidaires, p.159.]]
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Cette vie et cette activité autonomes des idées, nous pouvons, quoi qu’en dise Marx, les constater, d’abord, dans le domaine économique : dans ces relations économiques que Marx déclare indépendantes de la volonté des hommes.
« Un phénomène économique, dit très justement G. De Greef, n’est pas un phénomène purement matériel. » [[G. de Greef, La sociologie économique, p.122]] Et il précise : « Les phénomènes économiques, que je suis d’accord avec l’école de Marx pour considérer comme phénomènes fondamentaux de la structure et de la vie collectives, impliquent des éléments idéologiques » [[Id., p.138.]]. Et il ajoutera, en précisant encore : « Du moment qu’un phénomène est social il n’est jamais purement matériel. »
Rien de plus vrai. Cela est si vrai qu’Espinas a pu dire, dans son admirable livre sur Les sociétés animales, qu’une société est « un organisme d’idées » et qu’Élisée Reclus, dans Évolution et Révolution, a pu, de son côté, écrire avec raison : « C’est la sève qui fait l’arbre ; ce sont les idées qui font les sociétés. Nul fait d’histoire n’est mieux constaté. »
Que devient dès lors l’affirmation de Karl Marx niant, dans les relations de production, le rôle de la volonté ? N’est-il pas vrai qu’une fois de plus on a confondu fatalisme et déterminisme?… Fatalisme : c’est-à-dire conception simpliste de la causalité. Déterminisme : c’est-à-dire négation de l’absolutisme et de l’arbitraire dans la nature, conception complexe, conception synthétique de l’étiologie des phénomènes.
Le simplisme économique, le simplisme matérialiste de Marx est aussi faux, aussi absurde, que le simplisme des idéalistes purs. En niant la causalité de la conscience et de la volonté, il méconnaît cette vérité biologique élémentaire que l’homme, être vivant, n’est pas purement passif, qu’il est doué d’activité, de mouvement propre, d’initiative ; il méconnaît cette vérité psychologique que toute action conscience est un complexus où intervient comme source, comme facteur efficient, le facteur personnel, le facteur psychique ; il méconnaît enfin cette vérité sociologique que la vie sociale repose sur la psychologie collective, qu’elle en émane, en quelque sorte, comme une fleur de sa tige.
Reconnaître, au contraire, avec le bon sens, la part, si minime soit-elle, de l’idéation et de la pensée personnelle dans la détermination des arrangements humains, c’est nier la fatalité des phénomènes économiques, c’est ruiner à sa base le sophisme anti-idéaliste de Marx, c’est rendre à la volonté raisonnée de l’homme sa dignité et ses droits.
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Soit ! nous dit-on. Le matérialisme strict, le matérialisme pur, est une erreur. Mais il n’en est pas de même de l’économisme. Certes, les idées ont leur indépendance relative et leur rôle autonome dans la production des phénomènes économiques ; mais une fois ceux-ci produits, les autres phénomènes sociaux, les autres phénomènes collectifs, n’en sont plus que le surcroît fatal, la conséquence automatique. C’est du mode de production de la vie matérielle que résulte le processus social, politique et intellectuel de la vie. « Les causes déterminantes de telle ou telle métamorphose ou révolution sociale ne doivent pas être cherchées dans les têtes des hommes… mais dans les métamorphoses de la production et de l’échange. »
Ainsi le problème se déplace, mais il reste le même. Il s’agit de savoir si le mouvement propre des idées borne ses effets à la « structure économique de la société » et si, par suite, tout le reste, tout « le processus social, politique et intellectuel de la vie » n’est qu’un « reflet mental » de la réalité économique, un mirage recouvrant cette réalité, si l’indépendance relative de la pensée et de l’action ne se poursuit pas dans tous les domaines de la vie. Toutes les idées de l’homme ne sont-elles, en dernière analyse, que des idées « intéressées », et dès lors, après avoir récusé le fatalisme matérialiste, devons-nous, en fin de compte, nous résoudre à admettre le fatalisme économique ? Tel est le problème qu’impose à notre examen, non plus l’interprétation matérialiste, mais « l’interprétation économique de l’histoire. »
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« Il est dangereux, dit Pascal, de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore plus dangereux de lui faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’une et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’une et l’autre. »
N’est-ce pas assimiler l’homme à la bête que de le croire incapable d’élever sa pensée au-dessus de ses intérêts matériels et de ceux de son groupe ? N’est-ce pas lui enlever sa grandeur — sa grandeur naturelle, physiologique, innée — que de lui dénier l’aptitude aux idées abstraites, aux idées supérieures qui font la dignité de son espèce, ou de traiter ces idées comme de vaines illusions ?
Oui, l’homme est un animal, soumis comme tel, nous ne le savons que trop, à toutes les exigences, à toutes les nécessités physiologiques de la vie animale ; mais il est aussi un être pensant, un être doué de conscience et de raison, susceptible de concevoir et de vouloir le juste, dans tous les domaines, dans toute la plénitude du terme. Avoir un idéal — une idée abstraite, une idée synthétique — de justesse et de justice, voilà ce qui fait la noblesse et la supériorité humaines.
Bien des humains, hélas ! il est vrai, ne sont pas des hommes ; ce ne sont encore que des anthropoïdes, des singes perfectionnés ; ils ne s’intéressent aux idées abstraites que pour autant qu’elles leur rapportent. Mais ces retardataires de l’évolution, ces êtres mineurs chez qui sommeillent encore les virtualités humaines, ne sont que des larves d’humanité, et ce ne sont pas eux qui font l’histoire humaine.
Ceux qui la font, cette histoire, dans tous les domaines, ceux qui sont les créateurs de l’avenir, ce sont ceux qu’anime une idée, une idée abstraite, d’autant plus puissante qu’elle est plus synthétique et plus juste. L’idée, quoi qu’en disent les marxistes, mène le monde.
Idée abstraite ; mais non pas entité métaphysique, non pas élucubration sans attaches avec la réalité : idée vivante, idée-force relevant de la physique universelle et en subissant les lois. Quelle que soit sa puissance motrice, l’idée ne jouit d’aucun privilège surnaturel. Réalité physique, elle n’échappe pas, si haute et si juste, soit-elle, à la pression du milieu et il ne s’agit point — qu’on ne s’y trompe pas ! — de passer d’un simplisme à un autre et de remplacer par un absolutisme idéaliste l’absolutisme matérialiste dont nous avons reconnu l’inanité.
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Les idées subissent donc la pression des conditions économiques. Et cette pression est ordinairement telle qu’on peut dire que, dans son ensemble, la vie collective en dépend. Elle en dépend, mais elle n’en découle pas comme de sa source. Celle-ci reste, quoi qu’en dise Engels, « dans la tête des hommes. » Et nous pouvons voir dans tous les domaines de la vie, l’indépendance relative des idées à l’égard des conditions économiques manifester ses effets.
Dans la vie politique, d’abord, ne voyons-nous, pas souvent, au cours de l’histoire, l’agitation effrénée des partis et même les coups d’État faire pendant à un régime économique parfaitement stable ? Et trouvera-t-on jamais un historien consciencieux qui essaiera de rattacher tout événement politique de la vie d’une nation à une cause économique dont il serait la conséquence fatale ?
Pourquoi ? Parce que les hommes et les partis ne luttent pas seulement pour des raisons économiques, mais pour des causes sentimentales et intellectuelles dans lesquelles l’intérêt matériel n’a rien à voir. Quand Marx et Engels, par exemple, affirment, dans leur Manifeste communiste, que la liberté de conscience, à son avènement sur la scène politique du monde, ne fit « que proclamer dans le domaine du savoir le règne de la libre concurrence », ils oublient que, quels que soient, sociologiquement, les rapports organiques qui lient les deux phénomènes et les solidarisent, il n’en est pas moins vrai que rien ne permet de les subordonner l’un à l’autre, que rien ne permet d’établir entre eux, un rapport de causalité plutôt que de les rapporter à une cause commune. Et, en fait, n’est-ce pas précisément cette « idéologie » si dédaignée par le matérialisme marxiste qui se révèle, à l’analyse, comme la cause commune de ces deux grands faits historiques, concomitants mais indépendants l’un de l’autre, aussi indépendants l’un de l’autre que deux feuilles d’un même arbre, que deux jets d’une même souche ? En fait encore, cette indépendance réciproque du fait politique et du fait économique n’est-elle pas si patente, si réelle, qu’on voit bien des hommes et des groupes d’hommes, sans inconséquence aucune, subir l’ascendant de l’une des causes et répudier l’autre, se montrer, par exemple, les fermes soutiens de la liberté de conscience en même temps que les adversaires irréductibles de l’individualisme économique ? En fait encore, n’est-il pas clair, enfin, que, si la psychologie collective, que traduisent ces idées et ces faits résulte sans doute, en partie, d’intérêts économiques, elle dérive certainement, d’autre part, de facteurs intellectuels et moraux absolument en dehors des questions de production et d’échange ? Aucun homme sensé ne prétendra que tous les « libéraux », tous les partisans des libertés politiques, soient devenus tels sous l’empire d’intérêts matériels ; aucun ne soutiendra qu’il n’existe pas parmi eux — et en grand nombre — d’hommes dont l’attitude est dictée par l’idéal même, par de hautes préoccupations d’idées, philosophiques et morales, sans souci, ni influences d’ordre économique.
« Si des nègres ou des coolies chinois, dit Menger [[Menger, État populaire du travail.]], travaillaient dans les fabriques allemandes, jamais une démocratie socialiste ne serait née, même en supposant réunies toutes les conditions préalables de l’ordre économique. » Qu’est-ce à dire, — sinon que l’économisme est un déterminisme simpliste, que si les circonstances économiques conditionnent souvent un phénomène politique, elles ne le nécessitent pas, ne le produisent pas, et que ce ne sont pas elles, mais l’état mental, l’état psychologique des acteurs, qui en sont, en dernière analyse, le facteur efficient.
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Les circonstances économiques ne suffisent pas davantage à expliquer les philosophies, les morales, les religions.
Les religions, ces philosophies enfantines, sont loin d’être, comme le veulent les marxistes, un pur « reflet » de la situation économique ; elles ne sont pas simplement une consolation trompeuse, un « nuage » qui cache la réalité de la vie matérielle ; et le sentiment religieux est bien autre chose, en vérité, que « le besoin économique renversé » et cherchant dans un au-delà imaginaire les satisfactions qui lui manquent sur cette terre. C’est là une conception bien pauvre et bien naïve, bien simpliste, de la genèse et du caractère des religions. Celles-ci sont surtout, en réalité, des tentatives d’explication de l’univers et de ses phénomènes, des essais anticipés de cosmologie, des produits, des manifestations du besoin de comprendre, du besoin intellectuel synthétique, du besoin philosophique qui caractérise l’homme et l’élève au-dessus de ses ancêtres animaux. Et vouloir que leur « idéologie » ne soit que l’effet de la vie matérielle, c’est vraiment abuser du paradoxe : c’est vraiment torturer le dialectique et le bon sens. Commuent prétendre, par exemple, que la prédication de Jésus de Nazareth ou celle de Bouddha Çakia Mouni ne fut que le résultat d’une révolution technique, d’une « métamorphose de la production et de l’échange » ? Comment prétendre que tous les dogmes catholiques, proclamés au cours de l’histoire religieuse de notre Occident européen, ne furent que le produit fatal et le reflet de son histoire économique ? Toute la subtilité sophistique des exégètes de Marx aura beau faire ; elle n’arrivera pas à faire tenir debout ou à pallier cette absurdité : l’explication économique des religions et des philosophies.
Et si les circonstances économiques ne suffisent pas à expliquer les philosophies ni les religions, comment expliqueraient-elles les conceptions juridiques et morales ? Celles-ci sont, quoi qu’on en puisse penser, sous la dépendance de celles-là. Si elles ne sont pas créées par elles de tontes pièces, elles y puisent du moins une bonne partie de leurs éléments, et il serait difficile, par exemple, de concevoir le droit divin sans la religion, comme il serait difficile de concevoir une morale vraiment humaine, une morale humanitaire et sans dogmes, en dehors d’une cosmologie, en dehors d’une conception synthétique qui la justifie et qui l’inspire. N’est-ce pas toute une philosophie que la devise « Ni Dieu, ni Maître » qui s’affirme chaque jour davantage comme le mot d’ordre, encore trop souvent mal compris, de l’avenir ?
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Et non seulement l’économie n’explique pas les conceptions juridiques et morales régnantes, qui relèvent ainsi de la philosophie, qui en dérivent consciemment ou inconsciemment, mais ce sont elles, au contraire, ce sont les conceptions juridiques et morales qui donnent la clef du régime économique, qu’elles commandent. Il faut renverser les termes du rapport établi par Marx. Incontestablement, dans le monde humain, la conception cosmologique, la conception juridique, la conception morale, résultant, découlant l’une de l’autre, précèdent et déterminent, régissent l’organisation économique et sociale, dont elles sont l’âme.
Aussi est-il faux de dire, avec la version marxiste des statuts de l’Internationale, qui résume si nettement l’erreur de Marx et son point de vue métaphysique, que « la sujétion économique du travailleur aux détenteurs des moyens de travail est la cause première de sa servitude dans toutes ses formes » [[Rédaction marxiste de 1871. La rédaction française primitive portait très judicieusement : la Source.]]. Cette « cause première » n’est pas première du tout. Elle a sa source dans une conception juridique, dans la conception propriétaire, et c’est celle-ci — basée, à son tour, sur une erreur philosophique : l’illusion absolutiste, l’illusion de la création autoritaire — qui lui donne force et vigueur, qui lui donne la force morale sans laquelle tout régime économique n’est qu’un corps sans âme, un corps sans vie. La véritable cause, la véritable cause non pas première mais efficiente, de toute servitude sociale viable est dans l’esprit qui la justifie, dans la raison, la raison égarée, illusionnée, qui l’étaie, la soutient et lui donne force de vie.
De cause première il n’en existe pas. Il n’en existe pas plus ici que dans aucun autre domaine. Nous n’avons que faire de cette vaine métaphysique. Et la superstition matérialiste de Marx vaut à nos yeux la superstition contraire, l’idéalisme pur, qu’il combat si âprement.
Certes, il est vrai : point de réalisations idéales sans base matérielle propice. Mais celle-ci n’est que la condition, elle n’est pas la cause, la force motrice de l’acte. Il importe de ne pas confondre. Et c’est ce que fait le marxisme : il confond condition et cause.
La force motrice de nos actes, elle est en nous : elle est dans les besoins divers de notre nature… Et c’est ici qu’on nous reprend encore et qu’on revient à la charge. Il faut vivre, nous dit-on, avant de philosopher. Primum vivere ; deinde philosophari. — Sans doute, si philosopher signifie faire de la métaphysique. Mais nullement, si cela signifie rechercher ce qui est juste. On vit, c’est entendu, avant de ratiociner. Mais le juste, le juste sous ses aspects multiples, n’est-il pas la loi même de la vie, la loi même de la force ? Et l’être animé quel qu’il soit, même le plus inconscient, ne subit-il pas cette loi et n’en a‑t-il pas l’instinct ?
Cet instinct, c’est le germe de la force morale ; c’est, le germe de la dignité humaine. Le seul fait de son existence fait de l’amoralisme matérialiste une aberration et un non-sens.
Paul Gille