L’écueil de l’aristocratisation hyper-érotisante du nu a sa contre-partie : il est toujours à craindre que l’entraînement du corps à la rusticité ne provoque celle de la conduite générale, des propos — et de l’esprit lui-même ! Chez les adeptes insuffisamment préparés, le diogénisme en vogue rétrograde volontiers au cynisme. On déplore le débraillé sportif des jeunes couches : il serait fâcheux que la camaraderie gymnique, toute pudeur ― tant morale que corporelle — bannie, en devint la manifestation la plus dévergondée. Jusque dans leur bonhomie la mieux intentionnée, les simples n’ont que trop de penchant aux procédés un peu « gros ».
Et la vie de nature, avec ses inévitables rudesses, laisse si volontiers tout intellect en friche ! Passe pour les paysans, qui n’ont pas encore trouvé la voie de ses hautes jouissances ; mais l’anti-intellectualisme de certains naturistes doctrinaires équivaut à un suicide spéculatif : tel ce manifeste prolétarien équatorial, que résumait le nO 182. de l’en dehors, répudiant non seulement vêtement et vie en commun, mais jusqu’à l’art, la science et tout exercice de l’intelligence, comme dangereux pour la vie, la liberté et la « véritable civilisation humaine!…».
Rapprochée de cette fantastique physionmnie, la gymnomystique de nos Intégralistes du nu fait bonne figure de sagesse : nous avons vu quel exquis raffinement de civilité et de culture humaniste représentent, au fond, les pastorales nudo-aristocratiques : il ne faut pas qu’à cet égard, le nudisme démocratisé ait à rougir devant son rival.
Évitant donc « l’autre écueil », qu’il devienne, lui aussi, un « règne de courtoisie » et de spiritualité. Sans jamais tomber, toutefois dans le maniérisme, stigmate du déclin des éthiques dont la vie se retire, il suffit, pour cela, que chaque adhérent s’évertue aux bonnes manières.
Moyennant cette auto-discipline, tout en triomphant de la malsaine oppression du prestique timocratique [[ timocratique : qui appartient à la richesse et aux honneurs.]] d’hier, le nudisme sagement démocratisé de demain, ne dégénérera jamais en laocratie [[ laocratique : qui appartient au peuple.]] ni en bohème, mais se maintiendra parfaitement digne, en attendant de pouvoir se dire tout à fait sain.
II. — Révolution nudiste ou adaptations nudi-culturales
Pleinement sain ?
Un nudisme qui s’évertue à le devenir gagne, je crois, à sagacement évoluer sous la double égide des deux vénérables déités empiriques Hygie et Sophron ; autrement dit, il doit fonder bien plutôt sur la progressivité mesurée des pratiques que sur la fougue étourdie des initiations dont la sommaire tactique a rarement conquis de durables positions.
« La méthode nudiste est-elle une panacée ou bien une chimère ? »
Ainsi le Dr Duvivier résumait dans Vivre nO 53, son examen de conscience. Lui répondrons-nous que l’efficacité est sans doute une question de dose ? Les enthousiastes qui l’entourent répliqueront en chœur que le nu n’est bienfaisant qu’à dose maximale !
J’ai appris à me défier de ces fanatiques « tout ou rien » et de ces sauts intrépides en plein inconnu ; je ne suis plus ni assez jeune ni assez mystique pour me laisser séduire par l’Aventure, aux regards chargés de promesse ! Opportuniste de l’expérience, je tiens bon pour les essais calculés et je préfère tâter méthodiquement les adaptabilités du nudisme à notre santé et à nos mœurs que me jeter à corps perdu dans la révolution intégraliste…
Comment administrer la nudiculture dans l’espace et dans le temps ? La bonne gymnité doit-elle être totale d’emblée ou mitigée tout d’abord ? Individuelle ou collective ? (et avec quel éclectisme en ce dernier cas?) — Permanente ou intermittente ?
Questions presque brutalement antithétiques que celles du Dr Duvivier ! La réalité comporte d’ordinaire des réponses plus nuancées : sollicitons-les d’épreuves diversifiées et circonspectes. J’espère fermement, d’ailleurs, que plus nous réussirons à nous rapprocher impunément de l’idéal intégraliste, et plus largement nous bénéficierons des bienfaits, encore un peu théoriques, de la nudiculture. Mais, en attendant, j’insiste en faveur de la temporisation, ne nous croyant pas mûrs, ni physiologiquement, ni moralement, pour la pratique d’une gymnité totale réalisée d’emblée.
Dans l’esprit même de ses théoriciens, il semble qu’elle ne soit qu’une hypercorrection systématisée ― et toute provisoire ― des errements de la « civilisation » industrialiste trop rapide ou que l’écho primitiviste appelé par l’obscure nostalgie des surmenés du « progrès ».
Au nO 47, p. 10, de Vivre, Mme R. Dunan présentait une critique apologétique du nudisme où je relève un trait, à double pointe, que me parait se retourner contre sa propre thèse : « L’homme, disait-elle, est un animal crédule, (c’est-à-dire mystique, n’est-ce pas?), qui n’a pas spontanément (ô le blasphème, sous la plume d’une naturiste convaincue!) le sens de la nature : il veut généralement aller au-delà de ses obligations immédiates ». « Et surtout de ses avantages présents » ajouterai-je, tenant l’homme pour impérialiste, d’abord, et moral, ensuite, — dans la mesure, où les contrats se doivent liquider en sa faveur ! Quant au nudisme intégral, je le rangerai au premier plan de ces aspirations exorbitantes !
Un avatar dialectique analogue échoit au Dr Vachet dans un autre nO du même organe (nO 49, p. 7). M. Wilmot ayant fulminé : « Le nudisme, c’est le retour à la vie animale ! », le pénétrant psychothérapeute rectifie : « Physiquement, c’est le BREF retour D’UN MOMENT à la vie animale qui est bienfaisant ». D’accord. Mais la restriction que je souligne implique la soigneuse limitation de durée de cette démarche épanodique [[ épanodique : qui répète une même idée en la renforçant par des mots qualificatifs appropriés.]]. Je conseillerais même, pour ma part, de ménager quelque délai dans sa réalisation complète, au lieu d’y bondir par dessus les étapes déjà marquées en sens contraire : c’est d’une façon graduelle qu’il faut se retremper dans les profondes traditions spécifiques, si on veut s’y acclimater. Une bonne transition pourrait consister dans l’adoption du costume antique — en attendant celui d’Adam avant la chute — tel que le préconisait, il y a une vingtaine d’années le pré-nudisme hellénisant des Duncan.
C’est de très bonne grâce, je dois le reconnaître, que presque tous les dirigeants de Vivre (Ligue et Revue), en dépit de leur schisme, apportent de judicieuses atténuations à leur principe de la gymnité radicale. Dans Lumière et Vérité, organe des Intégralistes catholiques, les Docteurs Viard et Difrre font les plus expresses réserves — qui sur le nudisme intégral, qui sur le collectif ; jusqu’au Dr Fougerat de Lastours, le fervent anthropologue, qui y déclarait : « Comme toute hygiène, la gymnité doit être disciplinée et réglée ». Autant dire : « dosée », pour aller au bout de sa pensée !
Et, dans Vivre, il était naguère (nO 48, p. 3), question de nudisme PROGRESSIF. Au nO 50, on pouvait lire que le dogme de la dénudation sans réserve SEDUISAIT grandement le Dr Didier, directeur de l’Institut naturiste d’Alger — au double point de vue hygiénique et moral — mais qu’il se méfiait TERRIBLEMENT des réalisations hâtives.
Depuis le printemps dernier, les règlements du « Sparta Club » ont proscrit la nudité intégrale en dehors des heures de culture physique proprement dite, c’est-à-dire des séances d’athlétisme et d’héliothérapie ; et M. de Mongeot engage vivement ses affiliés à revêtir, pour les repas, la causerie et la musique, un froc de bure, d’une austérité toute monacale.
C’est vers la même époque que les animateurs de Vivre (nO 63, p. 6) accordèrent qu’il était préférable de ne s’anuder, d’abord, que solitairement, puis, en famille, et qu’il n’était même nullement besoin de conspirer l’adamisme en vastes groupes !
(à suivre).
Dr Louis Estève