La Presse Anarchiste

L’enthousiasme

Le pro­mo­teur de toutes les entre­prises, petites ou grandes, de presque toutes les œuvres humaines c’est l’en­thou­siasme, qui a joué un rôle si impor­tant dans les reli­gions. L’en­thou­siasme sup­pose la croyance en la réa­li­sa­tion pos­sible de l’i­déal, croyance active qui se mani­feste par l’ef­fort. Le pos­sible n’a le plus sou­vent qu’une démons­tra­tion, son pas­sage an réel ; on ne peut donc le prou­ver qu’en lui ôtant son carac­tère dis­tinc­tif, le pas encore. Aus­si les esprits trop posi­tifs, trop amis des preuves de fait ont-ils cette infir­mi­té de ne pou­voir bien com­prendre tout le pos­sible ; les ana­lystes dis­tinguent trop exac­te­ment ce qui est de ce qui n’est pas pour pou­voir pres­sen­tir, et aider la trans­for­ma­tion constante de l’un dans l’autre. Il y a sans doute un point de jonc­tion entre le pré­sent et l’a­ve­nir, mais ce point de jonc­tion est dif­fi­ci­le­ment sai­sis­sable pour l’in­tel­li­gence pure ; il est par­tout et nulle part ; ou, pour mieux dire, ce n’est pas un point inerte, mais un point en mou­ve­ment, une direc­tion, consé­quem­ment une volon­té pour­sui­vant un but. Le monde est aux enthou­siastes, qui mêlent de pro­pos déli­bé­ré le pas encore et le déjà, trai­tant l’a­ve­nir comme s’il était pré­sent, aux esprits syn­thé­tiques qui dans un même embras­se­ment, confondent l’i­déal et le réel ; aux volon­taires qui savent brus­quer la réa­li­té, bri­ser ses contour, rigides, en faire sor­tir cet incon­nu qu’un esprit froid et hési­tant pour­rait appe­ler avec une égale vrai­sem­blance le pos­sible ou l’impossible. Ce sont les pro­phètes et les mes­sies de la science. L’en­thou­siasme est néces­saire à l’homme, il est le génie des foules, et, chez les indi­vi­dus, c’est lui qui pro­duit la fécon­di­té même du génie.

L’en­thou­siasme est fait d’es­pé­rance et pour espé­rer, il faut avoir un cœur viril, il faut du cou­rage. On a dit le cou­rage du déses­poir ; il fau­drait dire : le cou­rage de l’es­poir. L’es­pé­rance vient se confondre avec la vraie et active cha­ri­té. Si au fond de la boîte de Pan­dore, est res­tée sans s’en­vo­ler la patiente Espé­rance, ce n’est pas qu’elle ait per­du ses ailes et qu’elle ne puisse, aban­don­nant la terre et les hommes, s’en­fuir libre­ment en plein ciel, c’est qu’elle est avant tout pitié, cha­ri­té, dévoue­ment ; c’est qu’es­pé­rer, c’est aimer et qu’ai­mer c’est savoir attendre auprès de ceux qui souffrent.

Sur la boîte de Pan­dore entrou­verte où est res­tée ain­si l’es­pé­rance amie, prête à tous les dévoue­ments pour les hommes et pour l’a­vè­ne­ment de l’i­déal humain, il faut écrire comme sur le cof­fret du Mar­chand de Venise qui conte­nait l’i­mage de la bien-aimée : « Qui me choi­sit doit hasar­der tout ce qu’il a ». [[Pages choi­sies de J.M. Guyau, chez A. Col­lin, éditeur.]]

La Presse Anarchiste