La Presse Anarchiste

Une nouvelle forme d’exploitation : le travail hors statut

Depuis quelques années se déve­loppe en France, dans des pro­por­tions impres­sion­nantes, le phé­no­mène de l’embauche sans sta­tuts. Un nombre crois­sant de tra­vailleurs ne béné­fi­cient d’au­cune garan­tie en ce qui concerne la sécu­ri­té de l’emploi, les salaires, etc. Ain­si, il y a pour le moment : 3,5 mil­lions de tra­vailleurs immi­grés ; 800.000 inté­ri­maires ; 380.000 tra­vailleurs de la fonc­tion publique, sans sta­tuts, ou au sta­tut extrê­me­ment pré­caire (contrac­tuels, auxi­liaires, sta­giaires, etc. Ce chiffre ne com­prend pas les vaca­taires, presque impos­sibles à recen­ser. Il paraî­trait que 30% des tra­vailleurs de la fonc­tion publique seraient employés sur vacation).

Ces trois caté­go­ries de tra­vailleurs ont une fonc­tion bien précise :

— Per­mettre au patro­nat, pri­vé et d’É­tat, de démis­sion­ner de ses res­pon­sa­bi­li­tés et de reprendre à l’en­semble des tra­vailleurs les avan­tages acquis.

— Divi­ser les tra­vailleurs en refu­sant à une par­tie de ceux-ci — de plus en plus impor­tante — les amé­na­ge­ments « sociaux » de la « nou­velle société ».

— Bri­ser les grèves, émous­ser les reven­di­ca­tions et la com­ba­ti­vi­té de la classe ouvrière.

— Faire des éco­no­mies sur le bud­get de fonc­tion­ne­ment des entre­prises en refu­sant à une par­tie de plus en plus impor­tante des tra­vailleurs, les avan­tages des fixes.

Il se crée pro­gres­si­ve­ment un « pro­lé­ta­riat paral­lèle » en marge des tra­vailleurs fixes, sur postes, qui peut très dif­fi­ci­le­ment reven­di­quer et s’or­ga­ni­ser, et sur lequel pèse constam­ment le chan­tage au ren­voi. Sys­té­ma­ti­que­ment, ou presque, lorsque le titu­laire d’un poste s’en va, on le rem­place par un tra­vailleur hors statut.

Ce fait, qui prend des pro­por­tions gigan­tesques, non seule­ment lèse les inté­rêts des tra­vailleurs direc­te­ment inté­res­sés, mais consti­tue une menace pour l’en­semble des tra­vailleurs en frei­nant lour­de­ment l’ef­fi­ca­ci­té des luttes et en contri­buant à une sévère dégra­da­tion des condi­tions du tra­vail ain­si qu’à la dépré­cia­tion du travail.

Lors d’une grève qui avait eu lieu au mois de juin, au CNRS (où il y a une forte pro­por­tion de vaca­taires), et pen­dant laquelle le per­son­nel fixe était des­cen­du dans le hall pour assis­ter à un mee­ting, un chef de ser­vice décla­ra : « la pro­chaine fois on embau­che­ra des vaca­taires, comme ça ils ne des­cen­dront pas ».

Une cama­rade vaca­taire du CNRS, pour ne citer qu’un exemple entre d’autres, fait effec­ti­ve­ment 178 heures de tra­vail par semaine. Elle n’est payée que pour 120 heures, et ne touche que… 650 francs. Et encore si elle a le mal­heur d’ar­ri­ver en retard, elle se fait engueu­ler. La direc­tion fait miroi­ter à cha­cun une hypo­thé­tique titu­la­ri­sa­tion afin de main­te­nir les tra­vailleurs dans l’at­tente. En réa­li­té bien peu seront élus et en atten­dant les gens sont « sages ».

L’un d’entre nous est allé voir un délé­gué syn­di­cal CFDT, quelques jours après son embauche, pour lui deman­der ce qu’il était pos­sible de faire. Il lui a été répon­du qu’il lui fal­lait attendre d’être sur poste, et qu’a­lors il pour­rait se syn­di­quer, mais qu’a­vant cela, ce n’é­tait pas la peine, ça ne ser­vi­rait à rien car les syn­di­cats ne pour­raient de toutes façons rien faire s’il se fai­sait virer. Le gars n’a­vait rien com­pris. Disons, à la décharge de la CFDT, que l’at­ti­tude des autres syn­di­cats face au pro­blème est tout aus­si passive.

De temps en temps, l’in­ter­syn­di­cale locale fait une pro­tes­ta­tion pla­to­nique, qui est géné­ra­le­ment noyée dans une liste de reven­di­ca­tions spé­ci­fiques au per­son­nel fixe, et qui n’a bien enten­du jamais d’écho.

Actuel­le­ment, un nombre crois­sant de tra­vailleurs se trouvent dans une situa­tion qui est en régres­sion par rap­port aux acquis de 1936. Nous sommes arri­vés à un point où presque le tiers de la popu­la­tion active, tra­vaillant sans sta­tut, ne peut pra­ti­que­ment pas se défendre. Ce phé­no­mène qui, nous le répé­tons, prend des pro­por­tions gigan­tesques, est une néces­si­té vitale pour l’É­tat et le capi­ta­lisme, qui, pour main­te­nir les taux de pro­fits, ont besoin :

— d’une main-d’œuvre « mobile », qu’on peut faci­le­ment dépla­cer et renvoyer ;

— de la « détente » sur le mar­ché de l’emploi c’est-à-dire du chômage ;

— de faire des éco­no­mies sur le bud­get de fonc­tion­ne­ment des entre­prises en refu­sant les avan­tages maté­riels (primes, etc.) à une par­tie des travailleurs.

La riposte cepen­dant com­mence à se faire jour. Les inté­ri­maires com­mencent pro­gres­si­ve­ment à prendre conscience du pro­blème, et à se syn­di­quer. Les tra­vailleurs immi­grés dans leurs orga­ni­sa­tions propres, ou dans les syn­di­cats, réagissent. De plus en plus nom­breux, ils par­ti­cipent aux grèves, ce qui en même temps accroit le nombre des pro­cé­dures d’ex­pul­sion. Il y a eu der­niè­re­ment plu­sieurs grèves de vaca­taires, à la Halle-aux-Vins, à Vin­cennes, qui ont don­né cer­tains résul­tats. Nous en ferons une ana­lyse dans le pro­chain numé­ro de « Soli­da­ri­té ouvrière ». Ces grèves démontrent une fois de plus que le syn­di­ca­lisme n’est pas une forme de lutte péri­mée, et que les échecs mêmes de ces actions sont peut-être dus, dans cer­tains cas, à l’an­ti­syn­di­ca­lisme par­fois vis­cé­ral de leurs « animateurs ».

Il reste cepen­dant que le capi­ta­lisme a trou­vé une nou­velle forme d’ex­ploi­ta­tion des tra­vailleurs, et que les tra­vailleurs le plus direc­te­ment concer­nés par ces nou­velles formes d’ex­ploi­ta­tion, devront, et sont peut-être en train de décou­vrir de nou­velles formes de lutte. Ces nou­velles formes de lutte ne peuvent se conce­voir que par l’u­ni­té orga­nique de tous les tra­vailleurs hors sta­tuts entre eux, par la coor­di­na­tion natio­nale de l’in­for­ma­tion concer­nant leurs luttes, et par la soli­da­ri­té réci­proque des fixes et des hors sta­tuts. C’est-à-dire que nous pen­sons que ces nou­velles formes de lutte ne peuvent se faire que sur une base syn­di­ca­liste. Nous ferons notre pos­sible dans ce sens, dans notre propre inté­rêt et dans celui de tous les travailleurs.

L’u­ni­té syn­di­cale, une fois de plus, n’est pas un vain mot.

Un groupe de vaca­taires et d’intérimaires

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