Les mécanismes de la politique agricole du capitalisme permettent de montrer les liens qui relient cette politique à celle du capitalisme industriel.
Il est nécessaire de comprendre l’identité d’intérêts qui existe entre la classe ouvrière et la paysannerie : l’unité d’action n’est pas un vœu pieux, c’est une nécessité économique.
L’Europe agricole
Devant la concurrence, le capitalisme décide d’unifier le marché. Il faut intégrer le secteur agricole dans le mode de production capitaliste. En France, les petites et les moyennes propriétés sont trop nombreuses : 28% des exploitations ont plus de 20 hectares, 6,8% ont plus de 50 hectares. Mais le nombre des exploitations, trop élevé, est en diminution : en 1955, il y avait 2.200.000 exploitations. En 1965, il y en avait 1,8 million et en 1970, 1,5 millions environ.
C’est-à-dire qu’une exploitation agricole disparaît toutes les dix minutes ! Pour rentabiliser, il faut que les surfaces exploitées soient plus grandes. Le mémorandum Mansholt, du ministre néerlandais de l’Agriculture, avance les points suivants :
— Le soutien de l’État aux marchés agricoles doit disparaître, afin que les paysans qui ne pourront supporter la baisse des prix en résultant, partent ou acceptent leur contrôle par des firmes industrielles. La baisse relative du coût des produits alimentaires, par compression des prix de production, contiendra les revendications salariales des ouvriers : le départ accru des agriculteurs vers les villes produira la « détente » sur le marché de l’emploi, c’est-à-dire le chômage.
— Au mémorandum Mansholt s’ajoute le plan Vedel, résultat des travaux d’une commission mise en place par Edgar Faure. Il s’agit de faire accéder la France à une agriculture « moderne ». L’une des conditions est la mise hors culture de 12 millions d’hectares. Le plan Vedel annonce qu’il est hautement improbable que la majorité des agriculteurs vivant sur des exploitations familiales puissent rattraper leur revenu, c’est-à-dire avoir la parité avec l’industrie.
Le rôle de ce rapport est de faire avaler une énorme pilule aux agriculteurs, qui peut se résumer à ceci :
— réduction du coût de soutien à l’agriculture ;
— diminution du nombre des exploitations de 1,5 million à 200 000 ;
— arrêt des avantages concédés aux paysans notamment en matière de crédit agricole, et utilisation de ce dernier pour le développement du capitalisme dans l’agriculture.
La politique agricole actuelle s’oriente dans trois directions :
- Appauvrissement des agriculteurs techniquement en retard, donc création d’un réservoir de main-d’œuvre industrielle ;
- Prolétarisation de ceux qui s’engagent dans la modernisation technique mais qui sont obligés d’accepter la dépendance par rapport à l’économie industrielle ;
- Création d’un secteur capitaliste bénéficiant du soutien de l’État en matière de prix et d’impôt.
population agricole et industrialisation
Ainsi, le travailleur agricole se prolétarise parce qu’il parvient de moins en moins à vivre du produit de son travail et parce qu’il devient de plus en plus dépendant du secteur industriel.
Quels sont les revenus dans l’agriculture ? Les chiffres qui suivent concernent les salariés de l’agriculture, mais il faut préciser que dans de très nombreux cas, les fermiers, métayers, petits propriétaires, du fait de la dimension moyenne très petite de leurs exploitations, ont des revenus et des conditions de travail très semblables à ceux des salariés.
Avant le 1er juin 1968, 33,7% des ouvriers agricoles qualifiés gagnaient entre 600 et 800 F. Seulement 4,6% gagnaient entre 900 et 1.000 F. De même 39,3% des ouvriers non qualifiés et des « domestiques de ferme » gagnent entre 400 et 600 F ; 33,9% gagnent entre 200 et 400 F. Pour comparer, le salaire brut moyen des chefs d’exploitation en 1968 était de 866,70 F. Il faut tout de même noter que 34,8% de ceux-ci avaient un revenu supérieur à 1.000 F, alors que 24% avaient un revenu inférieur à 600 F mensuels.
Les accords de Varenne sur les salaires agricoles ont abouti au décret du 1er juin 1968 alignant le SMAG au SMIG. Mais il est peu probable que les répercussions se soient fait nettement sentir. Les petites exploitations (les plus nombreuses : 71% n’ont qu’un salarié permanent) ne pourront pas conserver cette main-d’œuvre, sauf si cette dernière accepte d’être rémunérée à des taux inférieurs aux taux réglementaires. C’est ce qui se produit dans de nombreux cas, les salariés de ces exploitations ne pouvant se reclasser dans d’autres branches, à cause du manque de débouchés et de leur manque de qualification.
Pour ce qui est de la durée du travail : 42% des ouvriers non qualifiés travaillent de 40 à 50 heures par semaine ; 32% de 50 à 60 heures ; 23% de 60 à 70 heures. C’est-à-dire que 55% des ouvriers qualifiés travaillent plus de 50 heures. En ce qui concerne les ouvriers non qualifiés, et les domestiques de ferme, 35,8% travaillent de 40 à 50 heures 31% travaillent de 50 à 60 heures et 28% de 60 à 70 heures ; 4,5% travaillent 70 heures et plus. C’est-à-dire que 63% des ouvriers non qualifiés travaillent plus de 50 heures.
D’énormes quantités de capitaux quittent l’agriculture vers l’industrie, sous forme de rachats faits par les agriculteurs à leur cohéritiers qui ont quitté la terre, de « transferts » de main-d’œuvre hors de l’agriculture, de placements financiers ; sous forme de fermages, par l’inflation et l’évolution des prix agricoles par rapport aux prix industriels. En retour, les capitaux ayant changé de mains, le capitalisme envahit l’agriculture et y investit. Le besoin de financement de l’agriculture par rapport au reste de l’économie tend à s’accroître, mais la capacité de financement des agriculteurs baisse. Les prêts consentis correspondant à environ 68 de l’endettement total des agriculteurs.
Pratiquement, toute l’économie agricole est dominée par un certain nombre de complexes industriels plurinationaux : groupes alimentaires (Nestlé) ; fabricants de matériel agricole (Ferguson) ; producteurs d’engrais (qui sont aussi des firmes pétrolières).
Les activités dont vit l’agriculture sont assurées par des groupes, de plus en plus puissants, et de moins en moins dépendants d’elle, du fait de l’utilisation accrue de produits de substitution (produits chimiques dans l’industrie alimentaire par exemple).
Agriculture, secteur assisté ?
Dans les politiques agricoles françaises depuis 1945, le soutien à l’agriculture a pris une place croissante dans le budget de l’État : les crédits ont quintuplé en dix ans, alors que le budget général était multiplié seulement de 2,6.
Deux lois ont annoncé la « nouvelle société agricole » : la loi d’orientation de 1960 et la loi complémentaire de 1962.
Mais faire quitter la terre aux agriculteurs est une chose, et créer des structures pour les reconvertir en est une autre. Les centres de formation professionnelle sont insuffisants. Le système de garantie et d’aide sociale en ce qui concerne les retraites n’incite manifestement pas les moins « rentables » à quitter la terre.
La loi d’orientation prévoyait de faire parvenir les agriculteurs à parité. Cela consistait :
– « à faire participer l’agriculture aux bénéfices de l’expansion (…) par l’élimination des causes de disparité existant entre le revenu des personnes exerçant leur activité dans l’agriculture et celui des personnes occupées dans d’autres secteurs,…
– « à mettre l’agriculture, et plus spécialement l’exploitation familiale, en mesure de compenser les désavantages matériels économiques auxquels elle reste soumise, comparativement aux autres secteurs de l’économie. »
Tout était prévu : groupements de producteurs, indemnité viagère de départ, enseignement agricole, aide aux régions déshéritées, organismes de stockage et de régulation des marchés, etc.
Mais sous le ministère Edgar Faure, malgré quelques efforts en faveur des bourses scolaires et des industries agricoles et alimentaires, la « nouvelle société agricole » a gardé des contours aussi flous qu’auparavant.
Le successeur d’E. Faure, Boulin, a « commencé par déraper sur des pêches » comme il dira plus tard. Cela dit, il divise l’agriculture en un secteur « compétitif » et un secteur assisté socialement, en attendant sa disparition.
Nos hommes d’État ont consciencieusement répété aux agriculteurs qu’ils coûtent cher à la nation et que leur travail est en grande partie inutile. Qu’en est-il en réalité ?
La loi des finances de 1969 allouait 18 milliards au ministère de l’Agriculture. Il y était stipulé que chacune des 1,5 million d’exploitations agricoles recevrait en moyenne 1 million d’AF par an en aides budgétaires diverses. Mais en réalité, en raison de la multitude des chapitres budgétaires de l’agriculture, à peine le cinquième revient directement aux agriculteurs. Si on considère que 1,5 million d’exploitations font travailler plus de 4 millions d’actifs, cela fait à peine 1.000 F par travailleur et par an, soit dix fois moins que ce qui est accordé aux mineurs. Mais les contribuables, à qui l’on a rabâché les louables efforts du gouvernement pour aider les agriculteurs, continuent de se demander pourquoi ceux-ci se plaignent. D’autant plus que les institutions européennes d’aide à l’agriculture ont particulièrement « soutenu » la France, qui a reçu en 1969 7,8 milliards de francs lourds en « aides ».
Mais ces chiffres, en fait, pour plus de la moitié, ne sont pas des dons, mais le résultat d’une transaction ; en effet, le marché français a ouvert plus tôt que prévu ses portes aux textiles et aux réfrigérateurs italiens, aux automobiles allemandes, à l’électronique hollandaise, etc. En échange, afin d’écouler nos produits agricoles, il était convenu de pénaliser les importations des pays tiers et de favoriser l’écoulement de nos produits agricoles chez nos cinq « partenaires » du Marché commun.
Malheureusement, à la suite de la dévaluation du franc, tous ces mécanismes ont été remis en cause… Quand le chiffre d’affaires d’un secteur économique est de 80 milliards, que peuvent 7 milliards y changer ?
L’aide du gouvernement à l’agriculture est une mystification et ne fait qu’ajouter à la pagaïe capitaliste. La solution des contradictions internes du capitalisme ne peut se faire qu’au détriment des travailleurs.
Conclusion
Il serait contraire à l’esprit de l’Alliance syndicaliste de se substituer aux travailleurs agricoles pour leur proposer de l’extérieur une solution de rechange. Nous avons seulement tenté d’exposer — sommairement — le problème, afin de démontrer la solidarité d’intérêts entre travailleurs des villes et travailleurs des champs.
Cependant, il serait bon de préciser que la socialisation agricole telle que la conçoivent et telle que l’ont pratiquée les anarcho-syndicalistes, en Espagne par exemple, est essentiellement différente de ce qu’elle a pu être lors de révolutions à prédominance marxiste, et qu’en même temps, elle a donné, économiquement, des résultats infiniment supérieurs. Nous espérons pouvoir revenir sur la question.
En attendant, nous ne pouvons qu’inciter les camarades qui seraient intéressés par la question à se reporter au livre de Gaston Leval, « Espagne libertaire, 1936 – 1939 », et dont une grande partie traite de la socialisation agricole.
La Commission économique