En 1938 paraissait, à Paris, un livre de témoignage et d’analyse sur l’URSS du premier plan quinquennal et le système créé par Lénine : Dix ans au pays du grand mensonge1Le livre publié en 1938 par les éditions Gallimard ne représentait que la première partie d’un projet plus vaste. La deuxième partie intitulée Sibérie : terre de l’exil et de l’industrialisation n’a été publiée qu’en 1950 par Les Iles d’or. L’ensemble fut réédité en 1977 par les éditions Champ libre sous le titre : Dix ans au pays du mensonge déconcertant.. Son auteur, Ante Ciliga, un des fondateurs du parti communiste yougoslave, vit aujourd’hui en Italie où il fêtera cette année son quatre-vingt-dixième anniversaire. Il nous a semblé que le point de vue d’un révolutionnaire qui n’en est pas à sa première perestroïka compléterait utilement le dossier gorbatchevtchina. Nous lui avons demandé d’évoquer la vie mouvementée qui le conduisit de son village d’Istrie à l’isolateur de Verkhne-Ouralsk et à la relégation en Sibérie, récit agrémenté de commentaires sur la situation actuelle de l’Union soviétique. La deuxième partie de l’entretien, qui sera publiée dans le prochain numéro, portera plus spécialement sur la Yougoslavie et les Balkans, ainsi que sur son voyage à travers l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale.
Je suis né à l’extrême ouest de la Yougoslavie actuelle, à Segotici, au voisinage de la ville de Pula, en Istrie alors autrichienne et devenue italienne en 1920. Cependant, à sept ans, j’ai dû quitter ma famille pour aller faire des études primaires à Mostar, en Bosnie-Herzégovine et, après le lycée, je suis resté là chez un oncle fonctionnaire. Ainsi, dans ma jeunesse, j’ai été en contact avec les problèmes balkaniques, car cette ville se composait pour moitié de musulmans, pour un quart d’orthodoxes et pour un quart de catholiques.
J’appartiens à cette jeunesse qui s’est formée politiquement à l’époque de l’Autriche-Hongrie. Je suis devenu politiquement actif en 1912, au début de la première guerre balkanique. Lycéen, je participais déjà aux manifestations contre le régime, contre, par exemple, l’annulation de la Constitution en Croatie et la nomination d’un commissaire à la tête de la Croatie à la place du ban (gouverneur) et du parlement croate.
Après cette guerre, la vie politique était devenue très active et il y avait un mouvement révolutionnaire, essentiellement composé de jeunes. J’ai participé à ce mouvement. Pendant la Première Guerre mondiale, je suis allé en Moravie, partie centrale de la Tchécoslovaquie actuelle, où j’ai fini mes études en langue tchèque. Là, je me suis trouvé dans un pays moderne, économiquement développé, avec toutes les caractéristiques et toutes les contradictions d’une société capitaliste évoluée, tant dans l’industrie que dans l’agriculture. Et tous ces problèmes nouveaux se sont ajoutés au problème purement national qui se posait dans le Sud où j’avais passé mon enfance. Opposant nationaliste à l’Autriche-Hongrie je suis devenu alors un socialiste, un internationaliste pour qui la résolution des problèmes nationaux était nécessaire mais pas suffisante.
À la fin de la guerre, c’est-à-dire à la veille de septembre 1918, quand je suis arrivé à Zagreb, à la faculté d’agriculture, je suis entré tout de suite au parti social-démocrate. J’étais très actif, représentant dans les diverses organisations et, quand j’ai appris la démantèlement de l’Empire autrichien, j’ai commencé à me radicaliser parce que les conditions de vie du premier État yougoslave ne me plaisaient pas. Je trouvais ce capitalisme très brutal, l’exploitation des masses populaires y était aggravée par les injustices, l’incompréhension nationale. Alors j’ai pensé qu’il fallait se battre, et j’ai évolué vers le communisme. Je suis, en fait, un des fondateurs du parti communiste en Croatie, et donc en Yougoslavie.
À cause des poursuites, je me suis vite trouvé dans l’émigration et j’ai ainsi visité la Hongrie de Béla Kun, l’Italie à l’époque de la grande grève, de l’occupation des usines, l’été 1920. J’ai même eu, en 1921, un conflit armé avec les fascistes italiens en Istrie. J’ai travaillé parmi les étudiants de l’Université yougoslave, à Prague et à Vienne, et justement, en tant que délégué des étudiants communistes, j’ai participé à la conférence du parti communiste yougoslave l’été 1922 à Vienne. À l’issue de cette conférence je fus envoyé à Zagreb en tant que secrétaire du parti pour la Croatie et directeur de l’organe central Borba, alors hebdomadaire, qui paraissait légalement à Zagreb. J’ai gardé cette fonction pendant trois ans, jusqu’en 1925 où j’ai été expulsé de Yougoslavie par la police de Belgrade. Cette procédure était rendue possible par la citoyenneté italienne que je venais d’obtenir ainsi que tous les Istriotes.
Auparavant, il s’est passé un événement important dans ma vie : en 1923, après une dure défaite aux élections, un grand débat s’est ouvert dans le parti à propos des raisons de la crise et de l’affaiblissement du parti yougoslave. La question nationale a été alors posée dans la forme suivante : comment faut-il, conformément à notre point de vue de communistes, que l’État soit organisé. Jusqu’alors le parti s’en tenait au principe centraliste pour éviter les séparatismes, la décomposition de la Yougoslavie… Mais cette exigence de centralisme était l’exigence spécifique de la bourgeoisie serbe et du gouvernement de Belgrade et cela a éloigné le parti des autres peuples non serbes. La thèse victorieuse fut celle selon laquelle il fallait maintenant placer au centre de l’action politique du parti la lutte contre l’hégémonisme serbe en Yougoslavie. La plupart était favorable à une autonomie limitée des provinces et ne remettait pas en cause le centralisme général et l’État monarchique. Par rapport à cette question j’ai pris une position tout à fait particulière, et défendu la thèse selon laquelle le problème des relations nationales était à ce point fondamental en Yougoslavie qu’il constituait la question locale centrale et que cela nécessitait une solution générale, une transformation de la Yougoslavie centraliste, monarchiste et militariste en une fédération républicaine de sept républiques (les six républiques actuelles plus la Voïvodine, où les Serbes à l’époque ne représentaient que 35% de la population et que l’on ne pouvait donc pas prétendre serbe. Bosnie et Voïvodine constitueraient deux républiques à population nationale mélangée. Les autres seraient des républiques nationales homogènes : Slovénie, Croatie, Monténégro, Serbie et Macédoine).
Le Kominform est venu se mêler à ce combat en condamnant la position centraliste mais en défendant l’idée que la Yougoslavie en réalité n’était pas viable et que trois unités devaient en sortir : la Slovénie, la Croatie et la Macédoine. Moi, ça ne me satisfaisait pas. En effet, qu’en était-il de la Bosnie qui n’était pas serbe en majorité, du Monténégro qui était un cas particulier et de la Voïvodine ? Je me disais que ce n’était pas la solution du problème. Mais je n’arrivais pas à m’expliquer comment Moscou pouvait avoir une position erronée et j’ai conclu qu’il fallait aller à Moscou voir quelles étaient ces vraies raisons profondément marxistes, profondément révolutionnaires, profondément dialectiques qui justifiaient cette position qui moi me paraissait fausse.
En 1926, je suis donc parti pour la Russie, commençant ainsi une expérience qui devait durer dix ans, la phase « russe » et « mondiale » de ma vie pratique et politique. Là, petit à petit, je suis devenu de plus en plus oppositionnel. D’abord opposition à Staline, puis enfin, après avoir été emprisonné pour motifs politiques, j’ai compris que Staline représentait une déviation mais, en même temps, dans un certain sens, la continuation du régime tel qu’il était sous Lénine.
En 1926, j’étais persuadé, et ce depuis longtemps comme la plupart des communistes yougoslaves l’étaient en 1918, que la société de capitalisme privé en Europe occidentale avait épuisé son rôle positif, progressiste, et qu’il condamnait l’Europe à la ruine et au déclin ; seul le communisme pouvait donner à l’Europe la vie, l’élan véritable, nécessaires pour continuer à mener le monde, comme avant 1917. Mais je me suis rendu compte que les Russes ne partageaient pas cette vision et regardaient plutôt les pays européens comme leur futures colonies et les partis communistes comme leur cinquième colonne.
À l’école du parti à Moscou, qui comptait, au début de 1929, à peu près une centaine d’élèves, on a compris lors de la crise de 1928 – 1929 que Moscou menait une politique ne correspondant en aucune manière aux intérêts du parti communiste yougoslave et des peuples yougoslaves. L’école du parti où j’enseignais s’est alors rebellée contre la politique du Komintern en Yougoslavie.
Nous sommes donc apparus comme opposition et nous avons élargi nos critiques à la situation en Russie et à la politique au niveau mondial de l’URSS. Pour moi personnellement, et quelques-uns de mes camarades (deux Yougoslaves et deux Russes liés avec nous), cela provoquera un an plus tard, en mai 1930, l’arrestation et l’envoi au pénitencier politique central de Russie. Là, pendant ces trois années, j’ai beaucoup étudié car il y régnait une grande liberté interne ; on pouvait librement discuter et étudier. Livres et journaux, tout était à notre disposition, seulement, nous étions enfermés. J’en suis venu à la conclusion que le mal ne résidait pas seulement en Staline. Celui-ci menait, certes, la Russie sur une voie qui n’était ni internationaliste ni révolutionnaire ni, en fin de compte, socialiste et qui conduisait, au contraire, à un capitalisme d’État bureaucratique. Cependant, le système en place n’avait pas été créé par Staline. Il a seulement aiguisé, renforcé, le caractère réactionnaire du système créé par Lénine en 1920 – 21 dans la phase critique de la victoire de la révolution après la guerre civile, lorsque s’est posé le problème de l’organisation interne de la Russie. C’est alors que Lénine a introduit la politique « réelle » seulement aggravée par Staline.
Le grand tournant dans la révolution russe est intervenu en 1920 – 21 avec les décisions du parti unique sur la défense des libertés lors du Xe Congrès et, au moment de l’écrasement de la révolte de Cronstadt, dernière tentative de réclamer un régime libre, pluraliste, intégrant une opposition ouvrière.
Le problème, pour moi, alors était de comprendre comment la révolution russe, socialiste et internationaliste, a pu déboucher sur une politique de capitalisme d’État, sur un État avec une politique nationale et impérialiste. Comment cela a‑t-il été possible ? Comment cela s’est-il fait dans la pratique ? Quelles en seront les conséquences ? En prison, je vivais avec ces problèmes. Ma peine purgée, je me suis battu pour sortir, disant : « vous m’avez condamné à trois ans, je les ai fait c’est terminé, je veux maintenant être libre. Je suis venu en Russie en homme libre et je veux en sortir librement. » Mais ils ne me reconnaissaient pas ce droit, et j’ai été envoyé en relégation en Sibérie pour deux ans.
Alors j’ai eu l’occasion de voir la Russie d’après le plan quinquennal. J’avais compris, à la suite d’études approfondies entre 1926 et 1930, que le plan quinquennal était une action importante que Staline allait réussir. C’était un grand progrès économique, du point de vue de l’État, pour renforcer la Russie comme nation et comme État, mais il se plaçait sur un terrain et dans une orientation socio-politique réactionnaires avec une volonté de contrôle au plan international.
J’ai continué à me battre pour essayer de quitter la Russie. En tant que citoyen italien, j’ai voulu renouveler mon passeport italien. Mais l’ambassade, croyant que ce n’était pas en Italie que je voulais me rendre, a cessé de s’intéresser à moi, et mon passeport m’a été retiré.
En 1935, j’ai de nouveau été condamné à trois ans de relégation en Sibérie. D’abord, je n’ai pas su quoi faire. Puis j’ai appris l’existence d’un décret de Staline, obtenu par Roosevelt afin de recevoir l’aval du Sénat américain pour le renouvellement des relations diplomatiques avec la Russie. Un décret « démocratique » par lequel Staline limitait à l’expulsion les mesures répressives de la police politique à l’encontre des étrangers. Seuls les tribunaux réguliers pouvaient infliger des peines de prison. Or, là-bas, c’était la police politique qui infligeait ces peines de prison, j’avais donc le droit de protester, au nom de la loi soviétique et en demandant son application. Trois mois après j’étais expulsé. Notons que, six mois plus tard, se tenait le premier procès de Moscou. Si je m’étais trouvé encore en Russie, j’aurais été fusillé, de même que l’ont été mes amis restés là-bas.
J’ai fait part de cette expérience dans le livre Dix ans au pays du mensonge déconcertant. Ce livre constituait alors une nouveauté parce qu’auparavant, en Europe, les gens étaient divisés entre ceux qui disaient : « En Russie, tout est beau » et ceux pour qui « tout est mauvais ».
Je disais moi que, chez Staline, dans l’œuvre de la Russie, il y a du blanc et du noir. C’était là une grande nouveauté. Mais je disais aussi que le positif ne l’était que du point de vue local, national et étatique alors que du point de vue humain en général, social, politique, international, la ligne était réactionnaire. La Russie était devenue un État, un peu comme la France de Napoléon Ier, réactionnaire nationalement, mais progressiste vis-à-vis de l’Europe féodale. De même, jusqu’à un certain point cette Russie, réactionnaire vis-à-vis de la Russie elle-même et vis-à-vis des forces révolutionnaires et démocratiques en Occident, était, néanmoins, progressiste vis-à-vis des pays sous-développés se battant contre l’impérialisme occidental. Avec ses mots d’ordre de libération nationale et son soutien, par rivalité avec les pays capitalistes occidentaux, elle encourageait les États colonisés à s’émanciper. Et on ne peut nier qu’elle ait eu là un rôle positif, bien que limité.
D’où la singularité de mon livre qui n’a été publié qu’en mai 1938, bien que je l’ai écrit en 1936 – 37. À ce moment, la Deuxième Guerre mondiale était déjà à notre porte et les gens étaient moins intéressés à connaître la Russie et la révolution russe qu’à savoir de quel côté s’engagerait la Russie en cas de guerre et si elle serait faible ou puissante au point de vue militaire. Seuls s’intéressaient à mon livre ceux qui cherchaient à connaître l’essence de la révolution russe.
Et aujourd’hui, lorsque sont devenues claires les deux faces de la politique russe, grâce surtout au Rapport secret de Khrouchtchev, mon livre a connu un regain d’actualité. Mais aujourd’hui se pose un nouveau problème. J’ai écrit ce livre avant l’ère nucléaire alors que le problème national n’était pas encore aussi dépassé. Je considérais, à cette époque, que certains problèmes pouvaient être résolus dans le cadre des États nationaux. Cependant, l’ère nucléaire montre que nous sommes entrés dans la phase où ces problèmes ne peuvent être réglés que de manière globale, universelle, car l’économie et la technique ont totalement unifié le monde. Seule la politique maintient encore les divisions des siècles passés.
Quand je suis arrivé en Russie, en 1926, j’étais dans la ligne officielle. Je pensais que l’écrasement de la révolte de Cronstadt était un incident, un malentendu entre révolutionnaires. Le système de la propriété nationalisée était maintenu, la propriété privée n’avait été pas rétablie. La révolution continuait donc ! La base fondamentale pour l’évolution vers le socialisme était l’expropriation du grand capital et cette base était conservée. Mais, en Russie, j’ai vu qu’il n’en était pas ainsi. Il peut y avoir en même temps propriété d’État et exploitation de la classe ouvrière comme dans le capitalisme privé. Il peut y avoir, aussi, une classe privilégiée qui retire un profit de ce système, comme la bourgeoisie. Et, cette nouvelle classe, c’est la bureaucratie, communiste ou non communiste.
À côté de la bureaucratie communiste existe, en effet, une autre bureaucratie, non communiste, également privilégiée, socialement, économiquement. La bureaucratie politique communiste a le monopole du pouvoir politique mais, les ingénieurs, par exemple, ont le pouvoir social sur les ouvriers dans les usines. La direction d’État contrôle l’ensemble de l’organisation du travail mais, en tant que représentant de cet État à la base, l’ingénieur détient une partie du pouvoir, comme dans le capitalisme privé. La différence entre bureaucratie communiste et non communiste est toujours actuelle. Sakharov représente à sa façon cette partie non communiste de la bureaucratie qui désire participer au pouvoir politique. Et il réclame quelques libertés pour les ouvriers, afin d’obtenir leur appui.
Ce capitalisme d’État est né parce que, dans un pays arriéré, la création d’une industrie moderne impliquait la concentration du pouvoir politique dans les mains de l’État. D’ailleurs Lénine, dans un article publié peu de temps avant la révolution d’Octobre, disait qu’en dix ou quinze ans, la Russie devait rattraper, rejoindre le niveau de l’évolution économique, technique, culturelle de l’Occident ou devenir une semi-colonie. Le programme de Lénine, à la veille de la révolution d’Octobre, prévoyait l’émancipation nationale russe. Après, on a pensé qu’il y aurait une révolution en Europe, mais la révolution n’est pas venue. Et la Russie, avec la paix séparée de 1918, a laissé le destin de l’Europe entre les mains de l’Angleterre et de l’Amérique. Avec la paix de Brest-Litovsk, elle s’est contentée de régler ses problèmes nationaux.
Au fond, quand on considère dans son ensemble ce qu’a réalisé la révolution russe, on doit dire que Staline a réussi à conduire la Russie de sa position de dernière des grandes puissances à celle de deuxième superpuissance. C’est un progrès considérable. Mais cela n’a d’importance que du point de vue de l’État. Tout ce qui était à visée internationale, sociale, politique, n’a pas été réalisé, ou l’a été négativement.
Sur le plan des droits de l’homme, c’était l’oppression totale. Sur le plan international, le Komintern considérait et considère les pays étrangers comme des candidats à la soumission. C’est une nouvelle variante de l’impérialisme et du capitalisme. En Russie, les masses ouvrières sont exploitées. On dit que les classes ont été détruites parce que la bourgeoisie a disparu, mais les classes continuent à exister. Il n’y a pas eu suppression, mais seulement modification de la société de classe.
La Russie était un pays trop peu développé pour créer une société socialiste. Après Octobre, la classe ouvrière aurait pu faire ce qu’elle voulait, aucun pouvoir d’État ne la contrôlait. Elle a pris le contrôle des usines mais, une à une, et n’a pas eu la force d’organiser, immédiatement, une direction commune à toute l’industrie et, moins encore, à l’ensemble de l’économie. La guerre civile l’avait affaiblie. Les ouvriers les plus forts devaient, s’ils n’étaient pas membres de l’appareil du parti, d’un soviet ou de la direction de l’usine, aller au front ou devenir fonctionnaires d’État. Bon nombre d’entre eux sont entrés dans le nouvel appareil d’État. C’était perdu pour la classe ouvrière.
Aujourd’hui, le régime soviétique est toujours stalinien dans ses fondements car, s’il y a eu changements ils n’ont été que partiels. Sa politique non seulement sur le plan international, mais même sur le plan national, est restée la même. La politique de Staline sur le plan national consistait à utiliser la force, la violence pour pousser en avant le pays techniquement, économiquement, culturellement. Par exemple, à l’époque des plans quinquennaux, des efforts énormes ont été faits pour scolariser la jeunesse ouvrière et paysanne. Celle-ci avait la possibilité de rentrer dans des écoles pour se préparer aux fonctions de l’État. Car l’État industriel moderne que voulait créer Staline nécessitait une grande masse de cadres : ingénieurs, médecins, techniciens de toute sorte. Mais toute cette évolution culturelle était basée sur la violence.
J’ai rencontré, dans la grande prison d’Irkoutsk un couple d’ingénieurs condamnés au travail forcé. Ils devaient participer à la construction de chemin fer de la Sibérie orientale. La femme me disait : « Mais, vous savez, on dit que les ingénieurs seront assurés de tout, bien traités ». Ils y étaient envoyés pour le travail forcé mais c’était comme une forme de mobilisation parce que les ingénieurs ne voulaient pas, d’eux-mêmes, y aller.
Jusqu’à un certain point, Staline à obtenu, avec la violence, une certain nombre de réalisations. Les gens se disaient : « Ce que l’on veut est juste et, même si l’on utilise des méthodes dures et injustes, cela sera fait pour nos fils, si ce n’est pour nous. » Mais, après un moment, ils se sont dit : « C’est assez. Nous voulons, aussi, avoir une vie normale. » Et ils se sont mis à saboter.
Quand j’étais en Sibérie, les dernières années, j’ai travaillé d’abord dans une banque et ensuite dans un trust. Le sabotage était très courant. La résistance passive de la classe ouvrière russe est toujours énorme. Et la bureaucratie a grand peine à vaincre cette résistance passive. Mais la classe ouvrière considère aujourd’hui toute action politique, et pas seulement la révolution, comme impossible. Elle ne se sent pas assez forte pour résister ouvertement.
Il y a eu, après la mort de Staline, un grand mouvement pour tenter d’introduire un régime de plus grande liberté, mais il n’a pas réussi à s’imposer. C’était comme la révolution de 1905, elle a presque vaincu mais elle n’a pas vaincu. Et la Révolution a vraiment eu lieu en 1917. La Russie tsariste est tombée parce qu’elle avait une organisation interne qui n’était pas capable de réaliser les tâches qui s’imposaient à un gouvernement moderne, à la grande puissance qu’elle était formellement. Elle était vaincue.
Maintenant, le régime soviétique ne peut plus, dans sa politique intérieure, user de cette pratique de violence. Il cherche à faire des concessions, mais c’est insuffisant. Il faut changer de méthode, de régime. On ne peut pas savoir quand tout cela aboutira à une ouverture qui changera la société. Mais il existe une forte résistance passive. C’est la différence, je crois, entre la situation chinoise et russe. En Chine il y a eu de grandes révoltes et parfois celles-ci ont réussi à détrôner la dynastie en place et introniser une autre dynastie. Quand les révoltes commençaient et progressaient, les masses marchaient avec une décision extrême, incroyable, ne regardant pas aux pertes. Les vivants marchaient sur les morts. C’était quelque chose d’impressionnant cette décision, cette intensité, cette implacabilité, ce courage. Mais si arrivait un moment où il apparaissait que cette attaque des masses ne pouvait vaincre la résistance du régime, celles-ci devenaient passives, comme vaincues. Elles abandonnaient la lutte. Elles se laissaient faire, sans réaction, par l’armée impériale victorieuse. C’était une soumission totale. Tandis qu’en Occident nous sommes habitués à ce que l’on se batte tant qu’on en a la force même si l’on est déjà vaincus.
Pendant les plans quinquennaux sous Staline la résistance était terrible. Les paysans ne voulaient pas se soumettre. Staline a pris des mesures extrêmes. Il a affamé les populations des campagnes. En Ukraine, dans le Caucase du Nord et dans l’Asie centrale il y a eu du cannibalisme. J’ai pu le constater. En prison j’en avais entendu parler mais je n’y croyais pas. J’étais persuadé qu’il s’agissait là d’exagérations. Une fois libéré, j’ai compris que c’était vrai. Mais il semble qu’en Chine les masses sont plus soumises. La domination communiste chinoise se passe sans cette grande crise de base comme celle qui s’est produite en Russie. Mais je ne suis pas sûr, je ne connais pas assez les problèmes de la Chine.
En Russie cette résistance passive s’est transformée, à la mort de Staline, en résistance active. Mais le régime a réussi à la contrer. Il y a eu des révoltes dans les camps de concentration. Il y a eu ce mouvement des dissidents. Mais le régime s’est maintenu.
Malgré cette violence la Russie est restée économiquement, techniquement arriérée. Et le capitalisme américain l’a dépassée. La Russie est devenue, à nouveau, un pays attardé. Et maintenant Gorbatchev tente de rattraper ce retard. Il pense qu’il a besoin de quinze ans. Et je crois que pendant ces quinze ans il est décidé à faire tout son possible pour éviter la guerre atomique. Mais les Américains hésitent. La politique de Reagan conduit à une suprématie des USA. Tout le monde est d’accord, à l’heure actuelle, sur le fait que les États-Unis sont supérieurs du point de vue des armements atomiques. Mais les Américains voudraient augmenter leur puissance pour que cette suprématie devienne plus décisive. La supériorité actuelle est insuffisante pour leur permettre une victoire facile et sûre dans un conflit avec l’URSS. Je crois qu’ils sont décidés, des deux côtés, à éviter une guerre atomique pour ce siècle. C’est dans ce cadre-là qu’ont lieu toutes les manœuvres entre Reagan et Gorbatchev. Les Russes parce qu’ils veulent rattraper économiquement l’Amérique et les Américains dans l’espoir d’aboutir à une supériorité plus décisive que celle qu’ils possèdent aujourd’hui.
La révolution russe est l’événement le plus important de ce siècle, plus important même que les deux guerres mondiales. Ce sont aussi des événements importants mais d’une autre nature, ils ne constituent pas une solution directe. La révolution russe a donné de nouveaux modes de vie, de nouvelles formes d’action politique. Mais ce qu’elle a donné est très limité. Comme la révolution française et la révolution anglaise. Elles prétendaient toutes à l’universalité mais en réalité leur universalité s’est toujours arrêtée à un point précis et transformée en simple ambition nationale. Jusqu’à présent, ça a toujours été ainsi, mais aujourd’hui la situation est objectivement différente.
Ce qui est nouveau, à mon avis, c’est cette unité économique et technique, atteinte dès avant l’ère nucléaire. La radio, l’aviation… avaient déjà réunis le monde, mais le nucléaire, avec toutes ses possibilités, le fait encore davantage. Nous sommes entrés non seulement dans la phase de l’unité planétaire, mais dans celle, disons, de l’expansion cosmique de l’humanité. Aujourd’hui l’homme a mis le pied sur la Lune. Il a des rapports avec d’autres planètes… L’action de l’humanité se situe hors de la Terre. C’est déjà une partie de programme, d’action et de vie, pour l’homme d’aujourd’hui. Ce sont des choses tout à fait nouvelles qui créent de nouveaux problèmes, de nouvelles possibilités et de nouvelles difficultés.
Propos recueillis en français et en serbo-croate.
- 1Le livre publié en 1938 par les éditions Gallimard ne représentait que la première partie d’un projet plus vaste. La deuxième partie intitulée Sibérie : terre de l’exil et de l’industrialisation n’a été publiée qu’en 1950 par Les Iles d’or. L’ensemble fut réédité en 1977 par les éditions Champ libre sous le titre : Dix ans au pays du mensonge déconcertant.