La Presse Anarchiste

Messianisme évangélique

(deuxième article)
Que nous disions qu’il n’y a, dans la vie humaine, aucune cir­cons­tance qui puisse nous exemp­ter, nous chré­tiens, de l’o­bli­ga­tion d’ai­mer notre pro­chain, c’est-à-dire tout homme, quels que soient sa cou­leur, sa race, sa patrie, son rang, sa condi­tion, ses idées poli­tiques, sociales ou reli­gieuses ; et, d’un pôle à l’autre pôle de la chré­tien­té il n’y aura qu’une seule voix pour pro­cla­mer que c’est là l’en­sei­gne­ment même de l’Évangile.

Si nous affir­mons ensuite, que l’o­bli­ga­tion d’ai­mer notre pro­chain nous conduit immé­dia­te­ment à selle de lui faire tout le bien pos­sible, que c’est là aus­si ce qui est ensei­gné par l’É­van­gile, nous ver­rons, une fois de plus, tous les chré­tiens de la terre nous don­ner raison.

Mais ce bel accord uni­ver­sel com­mence à se trou­bler, dès que nous ajou­tons que ce n’est pas seule­ment à l’é­gard des besoins spi­ri­tuels, mais aus­si à l’é­gard des besoins maté­riels, que nous sommes dans l’o­bli­ga­tion de faire tout le bien pos­sible à notre pro­chain ; et qu’il est per­mis de sou­rire du chris­tia­nisme de ceux qui vivent dans le luxe et l’a­bon­dance, tout en voyant le pro­chain man­quer du néces­saire. Ici, plus d’un visage, par­mi les gens qui ont « de grands biens », devient grave et triste. Cepen­dant, aucune pro­tes­ta­tion ne se fait encore entendre.

Il fau­dra, pour cela, que nous en arri­vions à pré­tendre deux choses, pre­miè­re­ment : que, maté­riel­le­ment par­lant, faire tout le bien pos­sible au pro­chain qui est dans le besoin, ce n’est pas seule­ment lui jeter une misé­rable aumône, mais le secou­rir au moins de tout notre super­flu ; en second lieu : que nous en tenir au sacri­fice de notre super­flu ne serait encore n’ac­com­plir la loi de l’É­van­gile qu’en par­tie, et que, pour l’ac­com­plir entiè­re­ment, il faut non seule­ment contri­buer, selon nos moyens, au sou­la­ge­ment immé­diat de la misère du pro­chain, mais aus­si tra­vailler « pen­dant qu’il est jour », et dans toute la mesure des forces que nous avons reçues de Celui qui rejet­te­ra « les ser­vi­teurs inutiles », à ce que la socié­té en finisse avec les ini­qui­tés qu’elle consacre au pro­fit d’une égoïste mino­ri­té, et, en par­ti­cu­lier, avec cette mons­trueuse ano­ma­lie qu’on nomme le pau­pé­risme, et qui est la honte, le péché, le crime des nations chrétiennes.

Si nous disons cela, et nous le crions, on pro­tes­te­ra fort, et non pas seule­ment du côté de ceux qui ayant la bonne part dans « les richesses iniques », ne s’en dépouille­raient pas, quand bien même le Christ en per­sonne les y invi­te­rait ; mais aus­si par­mi les plus misé­reux des péa­gers. Par­fois même, c’est de ce côté-là que par­ti­ront les pro­tes­ta­tions les plus vives, les cri­tiques les plus sévères.

Hâtons-nous de le dire, nous ne met­tons pas un seul ins­tant en doute l’in­ten­tion toute chré­tienne de ces frères oppo­sants. Ils nous crient que notre concept du chris­tia­nisme « les attriste », que nous nous met­tons à la remorque d’un par­ti qui a pour dra­peau « un chif­fon souillé » et qui ne se com­pose que de gens au cœur gon­flé « d’or­gueil et de haine », que nous nous fai­sons les alliés de ceux qui sont « le mys­tère d’i­ni­qui­té », « les pré­cur­seurs de l’an­té­christ, etc., etc. » Mais tout cela nous laisse par­fai­te­ment calmes, car nous croyons trop qu’on cherche à nous faire du bien. Nous pen­sons, d’ailleurs, que le ter­rible Paul de Tarse devait en débi­ter bien d’autres contre les chré­tiens, avant de se conver­tir à leur folie ; et nous ne sommes pas sans nour­rir l’es­poir qu’un jour nos fou­gueux adver­saires, dont la bonne foi ne nous est pas sus­pecte, recon­naî­tront que nous mar­chons dans la bonne voie, et qu’ils se join­dront à nous pour com­battre à nos côtés « le bon combat ».

En atten­dant, nous conti­nue­rons avec l’aide de Dieu et dans toute l’é­ten­due de notre indé­pen­dance chré­tienne, d’an­non­cer aux foules un tout autre évan­gile que celui dont elles ont rai­son de ne pas vou­loir. C’est-à-dire : non une cer­taine moi­tié de l’É­van­gile, mais l’É­van­gile inté­gral ; non l’É­van­gile qui parle seule­ment des pro­messes de la vie future, mais celui qui parle de celle de la vie pré­sente, et qui confirme les magni­fiques pro­phé­ties sociales d’E­saïe et de Michée ; non l’É­van­gile des satis­faits et des mer­ce­naires, mais celui des déshé­ri­tés et des hommes libres ; non l’é­van­gile qui plais au riches et aux grands, parce qu’il se conci­lie avec leur lucre, leur égoïsme, leur orgueil et leur esprit de domi­na­tion, mais celui qui ne fait accep­tion de per­sonne, qui dénonce et com­bat le péché par­tout où il le trouve, que ce soit en haut ou en bas de l’é­chelle sociale, qui reprend en face aus­si bien le superbe Hérode que Simon le magi­cien, qui parle de la colère de Dieu à David comme à Judas, qui, dans ses aver­tis­se­ments et ses menaces, n’é­pargne pas plus le riche sans entrailles pour son frère qu’il voit dans le besoin, que le pauvre dont le cœur se rem­plit d’en­vie et de haine à la vue du riche, qui exclut du royaume des cieux aus­si bien le rapace et insa­tiable capi­ta­liste dont l’or crache la sueur et le sang du bétail humain qu’il a lon­gue­ment exploi­té, que l’ou­vrier sans cœur dont l’i­vro­gne­rie plonge sa famille dans la plus noire misère. L’É­van­gile, en un mot, qui, sans affai­blir son carac­tère essen­tiel­le­ment spi­ri­tuel et divin, se montre, en même temps émi­nem­ment humain, mes­sia­nique et socialiste.

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Et nous tenons à décla­rer que ce n’est pas là une pure tac­tique, une ruse de guerre, un moyen d’at­ti­rer dans les filets de la reli­gion cette par­tie la plus vive et la plus intel­li­gente du peuple qui aime mieux fré­quen­ter les cercles d’é­tudes sociales et les uni­ver­si­tés popu­laires que nos réunions d’é­van­gé­li­sa­tion ou de tem­pé­rance et qui pré­fère Sébas­tien Faure ou Jau­rès, par­lant de choses justes et bonnes réa­li­sables dès cette vie, aux plus élo­quents de nos ora­teurs évan­gé­liques, par­lant de choses bien meilleures encore, cela n’est pas dou­teux, mais dont la réa­li­té ne se sai­sit que par la foi, et les­quelles, d’ailleurs, ne se réa­li­se­ront que dans l’au delà.

Une chose cer­taine, et c’est vrai­ment regret­table qu’on s’obs­tine si fort à ne pas vou­loir le com­pren­dra dans nos comi­tés d’é­van­gé­li­sa­tion, c’est que nous n’au­rons jamais pour audi­teurs ceux dont nous par­lons, tant que, par sa lettre ouver­te­ment favo­rable aux légi­times aspi­ra­tions de la classe ouvrière, notre pré­di­ca­tion ne s’ef­for­ce­ra pas de détruire ce pré­ju­gé absurde, idiot, je le veux bien, mais qui n’en est pas moins très accré­di­té dans les milieux ouvriers, que les prê­cheurs d’É­van­gile sont domes­ti­qués par les riches, et que leur tâche consiste à endor­mir la convoi­tise révo­lu­tion­naire des pauvres, au moyen de faux billets à ordre sur les biens et les féli­ci­tés de l’autre vie. Encore une fois, nous vous le disons : OU LES ÉVANGÉLISTES MONTRERONT AU PEUPLE QU’ILS SONT POUR LE SOCIALISME, OU IL FAUDRA FERMER NOS SALLES D’ÉVANGÉLISATION.

Mais que Dieu nous pré­serve d’un socia­lisme évan­gé­lique auquel Esco­bar et Loyo­la pour­raient adhé­rer. Lais­sons aux jésuites de toute confes­sion le rôle odieux des loups dégui­sés en ber­gers. Soyons pour le socia­lisme, non parce que c’est le vent qui souiffe et qui, bien­tôt, empor­te­ra cette socié­té bour­geoise plus pour­rie et plus cri­mi­nelle que celle qu’elle a rem­pla­cées, mais parce que le socia­lisme ne peut être sépa­ré du chris­tia­nisme que par le plus incon­ce­vable des mal­en­ten­dus ; parce qu’il est rai­son­na­ble­ment impos­sible d’être un vrai dis­ciple du vrai Christ sans être en même temps socia­liste, ou en voie de le deve­nir, parce que, pour extir­per le socia­lisme, il fau­drait, selon le mot du phi­lo­sophe chré­tien et belge Emile de Lave­leye. « pros­crire le chris­tia­nisme et brû­ler la Bible ».

(à suivre)

Jean-Bap­tiste Henry

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