La Presse Anarchiste

Du pain, assez de jeux

Panem – Non circenses[[Par opposition avec la devise du peuple romain : « panem et circenses », c’est-à-dire « du pain et des jeux.]]

Cette année encore, à l’heure où un peu par­tout en France on célé­brait la fête du 14 juillet, c’est à‑dire la date anni­ver­saire de la pro­cla­ma­tion des grandes idées qui mar­quèrent il y a un siècle l’a­vè­ne­ment d’une huma­ni­té supé­rieure par son idéa­lisme, sa soif de jus­tice et de beau­té, dans quelques villes du midi, et dans le Nord à Rou­baix on célé­brait par des courses de tau­reaux le retour à l’a­ni­ma­li­té ori­gi­nelle, à la bar­ba­rie et à la bes­tia­li­té des races primitives.

Dans le Nord, par quatre et cinq fois le san­glant drame entre la bête et l’homme a recom­men­cé devant une foule de 10.000 per­sonnes qui beu­glaient et rugis­saient d’aise et de plai­sir en voyant le sang ruis­se­ler et les plaies se mul­ti­plier sur le corps des tau­reaux affo­lés de dou­leur. Par quatre et cinq fois on a pu entendre écla­ter les rires odieux d’une foule en délire au moment où s’af­fa­laient les bêtes frap­pées à mort. — Oh ! l’é­cœu­rant spec­tacle de ces bêtes tor­tu­rées qui se vident de leur sang par cas­cades en atten­dant la mort qui monte len­te­ment et plie peu à peu leur échine ! Mais sur­tout l’é­cœu­rant spec­tacle de cette foule qui jouit à la vue du sang, à la vue de la souf­france et de l’agonie

Nous savons que nous ferons sou­rire tous les scep­tiques, tous les bla­gueurs, tous les débau­chés ; mais qu’est-ce que cela ? — Est-ce qu’ils n’ont pas ri lors­qu’on a orga­ni­sé les croi­sades contre l’im­mo­ra­li­té, la por­no­gra­phie, l’alcoolisme… ?

En dépit de leurs sou­rires, nous pous­se­rons un cri d’in­di­gna­tion devant les mons­truo­si­tés dont ils s’a­musent ; et nous leur crie­rons à tous ces ama­teurs de sang et de bou­che­rie qu’ils ne sont que des détra­qués, des hys­té­riques, des êtres cor­rom­pus, des brutes ; nous dirons bien haut à la femme dite « du grand monde », qui, dans sa loge à cent francs, par­mi les soies et les den­telles, tré­pigne de plai­sir devant l’hor­rible spec­tacle, nous lui crie­rons qu’elle n’est qu’une femme impure, une femme de mau­vaise vie, moins digne de pitié que la pros­ti­tuée des rues ! Il faut qu’on sache que les jouis­sances que ces gens vont cher­cher dans leurs arènes sont assi­mi­lables à la luxure et au sadisme. La névrose mine déjà nos géné­ra­tions actuelles ; mais il faut qu’on sache qu’en la déve­lop­pant encore on pré­pare pour l’a­ve­nir des êtres aban­don­nés à toutes leurs impul­sions mau­vaises, livrés à la domi­na­tion de leurs réflexes et sub­ju­gués par leurs passions.

Vous tous, riches indus­triels, qui avez dres­sé ces arènes et qui orga­ni­sez ces jeux san­glants, savez-vous ce que peut-être vous vous pré­pa­rez au sein de vos tou­jours bouillon­nantes popu­la­tions ouvrières ? — Le jour où le peuple, qui gagne péni­ble­ment sa vie et les vôtres dans vos usines, sera lui aus­si pous­sé à bout par toutes les souf­frances de sa misé­rable exis­tence, le jour où vous lui refu­se­rez le « panem » que vous lui devez, crai­gnez qu’a­lors, imi­tant les fauves à l’é­cole des­quels vous aurez ten­té de le conduire, il se rue sur vos biens et vos corps pour assou­vir la haine qui aura ger­mé dans son cœur en face de votre luxe et de vos hon­teuses jouis­sances. Ce serait là votre juste châtiment !

Mais il n’en sera rien ! Nous ne le croyons pas et nous ne le vou­lons pas. Non ! car le peuple qui gagne hon­nê­te­ment son pain, c’est à‑dire tous les hommes qui tra­vaillent de demandent qu’une chose, le « panem », c’est-à-dire, avec le pain pro­pre­ment dit de chaque jour, tout ce qui est néces­saire à l’homme pour faire dans le monde figure d’homme. Hors de cela, ils refu­se­ront les hon­teux spec­tacles que vous leur offri­rez ; leur devise est : « panem – non cir­censes ». Ils n’i­ront pas dans vos arènes faire remon­ter en eux la bête et son amour du sang, réveiller les obs­curs ins­tincts de féro­ci­té et de bes­tia­li­té qui, après de longs siècles d’ef­forts, avaient fini par s’en­dor­mir. Ils n’i­ront pas, parce qu’il est encore des hommes qui sont fiers d’être hommes et qui tiennent à conser­ver les grandes conquêtes morales de l’hu­ma­ni­té ; il est encore des hommes qui ont un idéal de gran­deur et de noblesse, et qui com­prennent que leur supé­rio­ri­té sur la bête ne sera pas dans le triomphe de la force bru­tale, mais dans la pos­ses­sion d’i­dées grandes et puis­santes. Nous irons vers ces hommes, et nous les aide­rons, nous les dis­ciples du Christ, à mar­cher dans le che­min du beau et du bien, à la conquête du monde sur les traces de Celui qui a vain­cu le mal par l’a­mour ; nous irons vers tous ceux qui luttent et aspirent à s’é­le­ver, et nous ferons avec eux une révo­lu­tion, non pas dans les lois puisque celles-ci ne servent de rien et sont effron­té­ment vio­lées par ceux qui devraient les faire appli­quer ; non ! mais nous ferons une révo­lu­tion dans les mœurs, et nous le ferons en dépit des rires et des sar­casmes. Nous balaie­rons sur tous les degrés de l’é­chelle sociale tout ce qu’il y a d’o­dieux, de hon­teux et d’im­pur, et nous ne nous repo­se­rons satis­faits que le jour où tous les hommes seront deve­nus des hommes, c’est-à-dire des enfants de Dieu.

L’o­bli­ga­tion s’im­pose à tous, depuis que la dis­tinc­tion s’est faite entre l’homme et la brute d’être l’homme et non plus la brute : nous orga­ni­sons donc la ligue des hommes contre les brutes humaines.

Méa­ly

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