Socialisme en tant que régime
Il y a des mots qui, dans l’évolution d’un langage, changent de sens : il est temps d’examiner celui du mot « socialisme » lequel, comme s’en est très bien aperçu M. Guy Mollet, ne faisait plus peur à personne…
La science bourgeoise et la science soviétique se trouvent d’accord sur le sens du mot « socialisme » dont le contenu a si bien évolué qu’il sert aujourd’hui pour nommer le régime dont l’URSS est le type.
Ce qui est plus grave, « certains de nos camarades ont confondu ce qu’était la Révolution contre le gouvernement préexistant et ce qu’était le nouveau gouvernement qui vient de se superposer à la révolution pour la freiner et la diriger vers les buts particuliers d’un parti. » (Malatesta, dans une lettre à Luigi Fabbri, Londres, 30 juillet 1919)
Car pour nous le socialisme c’est bien le régime de propriété collective des moyens de production, mais c’est aussi et surtout le régime où la production est gérée par les travailleurs. Pour nous ce trait est essentiel — pour les autres, bourgeois et communistes, il est secondaire et réservé à l’usage de la propagande. « Le prolétariat, naturellement, y figure — comme le «“ Peuple ”» dans un régime démocratique… » (Malatesta, id.)
Mais où ont été réalisées la gestion ouvrière et la collectivisation volontaire des terres qui restent le critère du socialisme ? En quelques points de la révolution russe, pendant la révolution espagnole, mais partout et toujours par les anarchistes ou sous l’influence de leurs idées et contre justement le socialisme d’État. La dernière expérience ayant amorcé une application de gestion ouvrière est celle de la Yougoslavie. Or cette dernière expérience a tourné court car la bureaucratie titiste n’a fait autre que détourner les masses de la classe ouvrière yougoslave en canalisant dans les rouages de la machine de l’État une tendance d’organisation socialiste dès qu’elle avait pris une certaine envergure. D’autre part, la bourgeoisie traditionnelle des pays capitalistes, en s’appropriant une certaine part de ce « socialisme » pour pouvoir appliquer les nouvelles formes d’exploitation (nationalisations, dirigisme, organisation de « grands espaces », vassalisation de l’entreprise par l’État) se trouve de moins en moins en opposition avec le socialisme bureaucratique. D’où le même sens qu’ils donnent au mot « socialisme », car Capitalisme d’État ou Socialisme d’État ne sont que des termes divers employés par les uns ou les autres pour définir un même régime économique. L’étatisation de l’économie s’observe dans le monde entier et en progrès constant : elle a avalé la plus grande partie des activités productives à l’Est, à l’Ouest, elle apparaît de plus en plus comme une nécessité inéluctable aux capitalistes eux-mêmes. À l’Est, l’État « socialiste » a repris à son compte les échelles de valeurs et le climat de l’entreprise capitaliste. À l’Ouest, l’administration est en train d’éliminer l’Actionnaire, il y a divorce du capital et de l’entreprise, séparation de la propriété et de la gestion. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que les mots trouvent le même sens… Ce rapprochement a, d’ailleurs, une origine lointaine. La décomposition du capitalisme et les « infiltrations » du socialisme ne nous intéressent pas ici. Côté socialisme — et ceci est notre propos — l’origine de ce rapprochement est dans l’idée d’utilisation de l’appareil d’État pour la réalisation d’une société socialiste.
Les socialistes saint-simoniens sont à l’origine du développement de l’étatisme français au XIXe siècle ; le socialiste Babel assurait que l’ouvrier du régime socialiste aurait moins de liberté que l’ouvrier du régime capitaliste ; le socialiste Lasalle fit le lit de Bismarck et puis… Lénine exhortait les ministres et fonctionnaires bolcheviks à prendre modèle pour l’édification de leur nouveau régime du « socialisme d’État » qui avait fait ses preuves en Allemagne, et Paul Lafargue vantait comme type passé de régime socialiste les empires des pharaons et des incas. Tous, ils ne semblent ambitionner qu’une chose : se servir de l’État pour transformer la société en la réduisant à… l’État.
Le socialisme étatique est donc foncièrement ambigu, c’est un nouveau régime d’exploitation et d’oppression objectivement en pleine expansion. Et c’est aussi une représentation subjective destinée aux masses pour leur faire avaler le passage de l’économie privée à l’économie d’État. Ce qui était la partie commerciale des fonctions du chef d’entreprise, c’est la hiérarchie des services officiels d’État qui s’en charge maintenant, aussi bien de « prévoir » les besoins (sic), de déterminer les quantités à produire, de répartir les matières premières et les produits. Ce nouveau patron n’a plus à rechercher ni la clientèle, ni la main-d’œuvre. Il est clair que le bénéficiaire de ce système est la même classe — la bureaucratie — qui, grâce à l’appareil d’État — décide et dirige la production. Car, pour ne citer que Marx…, si la répartition des biens n’est pas socialisée, il s’agit forcément d’un régime d’exploitation, même si les moyens de production sont la propriété (toute théorique !) de tous. Même à l’échelon d’une usine, plus se développe la division du travail, plus s’accentue une dissociation entre, d’une part, les tâches de prévision, de planning, qui sont l’affaire de toute une hiérarchie de techniciens, directeurs, et « organisateurs », et d’autre part les tâches d’exécution, accomplies par les ouvriers. Et où il y a une division de travail entre les tâches d’exécution et de direction, il y a nécessairement division en classes : l’une exerce l’autorité sur l’autre et a des revenus incomparablement supérieurs. Ces vendeurs (la classe ouvrière et le prolétariat en général) et ces acheteurs (État, bureaucratie) de force de travail sont évidemment en conflit d’intérêts. Ce conflit a un nom : c’est la lutte de classes. Il faut être naïf, ou cynique, pour prétendre qu’elle s’arrête du fait que l’économie a changé de patron.
Socialisme en tant que mouvement
Aujourd’hui la planification, les nationalisations livrent leurs derniers combats contre le capitalisme traditionnel.
Le drame est que les masses ouvrières sont entraînées au nom de l’idéologie de gauche à livrer combat pour changer de maîtres. Car il n’y a de gauche que subjective. Tous les militants syndicalistes, socialistes, communistes participent d’un même espoir commun dans l’avenir. Or cet espoir les lie à une classe dirigeante naissante : celle des planificateurs, des techniciens de l’économie moderne que seuls peuvent être les dirigeants des partis dits ouvriers, des partis marxistes en particulier. Depuis l’expérience des démocraties populaires il est prouvé de façon éclatante que l’on pouvait diriger un pays avec un parti politique comportant quelques milliers d’hommes. Lénine l’avait dit lui-même quand il disait que le tsar ayant gouverné la Russie avec quelques dizaines de milliers de fonctionnaires le Comité Central du parti bolchevik pouvait bien en faire autant avec l’aide de ses membres. L’expérience du front populaire espagnol a montré l’union intime, congénitale entre P.C. et une ancienne classe dirigeante dont il peut prendre la relève. Dans un pays comme la France le P.C. recrute de plus en plus dans les cadres bourgeois. Cela est depuis longtemps évident chez les sociaux-démocrates et l’orientation amorcée par le rapport Khrouchtchev, si elle n’est pas soumise à une révision ultérieure, va inévitablement entraîner la réconciliation entre les partis socialistes et communistes dans une même lutte réformiste pour le socialisme d’État, pour le socialisme national. Comme en Espagne pendant la guerre civile, comme dans les démocraties populaires, l’aile droite des partis socialistes la première tombera dans les bras des P.C. Nous n’avons pas à partager cette nostalgie de l’unité, de la grande famille socialiste, mais nous avons à dénoncer au contraire cette escroquerie.
Partis ouvriers
Les partis ouvriers sont des partis politiques destinés avant tout à exploiter les ouvriers. Ils commencent par l’exploitation de leur vote en se faisant passer pour leurs avocats. Puis ils passent à l’exploitation, de concert avec la bourgeoisie, par le parlementarisme. Et, enfin, se mettent à leur compte. Un parti ouvrier ne peut être autre chose qu’une machine exploitant le dévouement désintéressé, infatigable et extraordinairement puissant des militants pour remplacer la bourgeoisie. Il procède à une sélection d’une aristocratie ouvrière prête à entrer directement au service de l’État. Bien supérieur au parti bourgeois trop coûteux, oisif et parasitaire, le parti ouvrier est dans l’État moderne un instrument incomparable de direction de la production.
Questions d’histoire
Ce n’est pas parce que les anarchistes, les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires ont été parmi les premiers partisans de la 3e Internationale et ont participé activement à la création de celle-ci et de ses filiales, que nous avons maintenant à faire preuve de mansuétude, d’indulgence et de sympathie pour la classe dirigeante de l’URSS et ses sœurs déjà apparues ou à naître. Nous n’avons pas à nous mettre à la place de Khrouchtchev, pas plus que de Lénine, ni à essayer de savoir ce que devait ou pouvait faire le parti bolchevik.
Au lieu de raisonner sur des vieux mythes il faut essayer d’analyser la structure sociale et économique réelle de l’URSS. C’est aussi le seul moyen pour comprendre, pour pouvoir interpréter le fameux rapport Khrouchtchev, qui n’est qu’un reflet des transformations sociales apparues en URSS depuis plusieurs années. Dans ce qui précède nous avons essayé de préciser quelques réflexions et constatations dans le domaine économique et social se rapportant directement à la situation crée en URSS par l’instauration d’un socialisme d’État, la « détente » se rapportant d’une part à l’évolution interne du capitalisme et, d’autre part, au phénomène de rapprochement des deux systèmes qu’on peut exprimer, pour simplifier, par l’équation : socialisme d’État = capitalisme d’État. Sous peine de répéter des lieux communs, nous tenons à rappeler, très schématiquement, que l’État se forme là où existe une société de classes comme appareil d’oppression au service de la classe dirigeante. Même d’après les marxistes, l’État doit disparaître là où il n’y a plus d’exploitation d’une classe par une autre (donc, même dans une période transitoire). Par simple déduction (oui, simple !) il apparaît que l’URSS étant un État, la société soviétique est une société de classes avec, comme moteur social et économique, moteur historique : la lutte de classes.
Il est incroyable qu’un siècle après la publication du « Manifeste Communiste » après l’Internationale, la Commune de Paris et, plus près de nous, après Kronstadt, après l’Ukraine et la guerre d’Espagne, oui, il est incroyable qu’il existe encore des hommes sincèrement révolutionnaires qui expliquent l’Histoire par l’intelligence ou la bêtise de tel ou tel leader politique, par les « déviations idéologiques, par une suite plus ou moins heureuse des hasards ou par une idée presque déiste d’un sort inexplicable ». D’où une sorte de nostalgie historique (« si Lénine avait vécu… », « les marins de Kronstadt auraient dû… », « si Khrouchtchev voulait… », etc., etc.) et ce qui est encore plus grave, on amorce souvent des actions sur les « comme si… » Quant à la lutte de classes, base et moteur de toute l’histoire économique, politique et sociale de l’humanité, ce serait une sorte de cauchemar dont on pourrait se libérer avec un peu de bonne volonté réciproque, ou bien on essaie de la nier purement et simplement (« phraséologie marxiste », « c’était valable au XIXe siècle, mais maintenant… », « et Dupont, dans quelle classe vous le mettez celui-là ? », etc., etc. ») ne cesse pas et ne fait que la changer d’aspect, conditionné par le stade d’industrialisation, de planification et d’étatisation atteint à une période donnée. Il est curieux, que justement la constitution de classes nouvelles provoquée par ce développement déroute même ceux qui devraient être avertis que (surtout dans les périodes durant lesquelles la nouvelle classe dirigeante ne s’est pas encore cristallisée) derrière cette complexité on retrouve toujours la lutte ente ceux qui décident, dirigent et profitent et ceux qui exécutent, produisent et sont exploités.
Un fait psychologique — la conscience de classe — y joue un rôle important. Mais contrairement à ce que l’on pense souvent, elle n’est pas la cause, mais plutôt la conséquence de cette lutte : c’est à force de lutter pour ses intérêts collectifs qu’une classe prend conscience d’elle-même, que ses membres apprennent le sens de la solidarité et trouvent leurs idéaux (le comportement des ouvriers en majorité inorganisés de Nantes et St Nazaire lors des dernières grèves a été significatif dans ce sens).
Dans toutes ces luttes, il y a des positions stratégiques importantes que les classes antagonistes se disputant. Et il ne faut pas oublier qu’elles sont, très souvent, plusieurs à vouloir remplacer la classe dirigeante décadente. Dans la Révolution française on distingue notamment la bourgeoisie et le « peuple », marchant tous deux contre l’aristocratie déclinante. Mais tandis que la première avait accédé à la conscience de classe parallèlement au développement de ses forces productrices et de sa richesse, le second manquait de cohésion, de conscience, de concentration, des possibilités réelles dans un concept économique.
Sans chercher les comparaisons historiques artificielles, le développement de la bureaucratie soviétique offre un aspect curieusement semblable : une nouvelle clause de bourgeois soviétiques, une classe de techniciens et d’organisateurs de l’économie comparable à celle de tout État capitaliste avancé, est d’ores et déjà solidement constituée. Elle a les mêmes intérêts qu’à l’Ouest. Elle est par contre encore plus riche. La question est de savoir si elle peut être beaucoup plus puissante vis-à-vis des travailleurs. Ce qu’elle veut en tout cas c’est balancer par-dessus bord tout le fatras inutile et démodé d’une classe dirigeante héritée du stalinisme, toutes les contraintes qui la gênent et limitent sa liberté, sa jouissance et ce qui la gène par-dessus tout c’est ce grotesque, détesté, parasitaire et ronflant Parti Communiste. Nous apercevons les premiers mouvements de la couche sociale qui a les moyens de vivre contre les sinistres radoteurs du Parti. De là à confondre cela avec le mouvement des masses c’est une anticipation prématurée, comme il a été prématuré de voir dans la Révolution française la libération de l’homme. La classe aisée (qui prélève sur la production directement par l’entremise de l’État une part bien plus grande que dans les pays capitalistes) enrichie par le système bolchevik veut respirer et desserrer la dictature idéologique, moralisante, aveugle et bête de la bureaucratie du P.C.b qui l’enserre. S’agit-il d’une déviation sociale-démocrate de la classe dirigeante même ? Non, il s’agit d’une première victoire dans la lutte d’une nouvelle classe bourgeoise contre la vieille aristocratie du Parti, classe dirigeante. Pour survivre elle liquide les oripeaux dont on affuble encore le régime. Tel est le sens de la « tendance vers le libéralisme » en URSS. Si cette tendance triomphe définitivement, l’URSS deviendra aux yeux de tous, et sans phrase ce qu’elle est déjà en puissance : un régime bourgeois. Un régime bourgeois où la classe dirigeante va centraliser tous les pouvoirs d’une manière plus parfaite que partout ailleurs et où capitalisme et État ont enfin fusionné. Un pays capitaliste avec une contradiction de moins, donc plus solide. Détente signifie que l’hostilité dont était entouré cet État va décroître jusqu’à n’être pas plus grande que celle qui séparé tous les États capitalistes entre eux. Cela implique que les dirigeants russes s’entendront plus ou moins bien avec les dirigeants de tous les autres pays du monde mais en tout cas qu’ils s’entendront entre eux de mieux en mieux contre tous les travailleurs. Et que la réconciliation des bourgeoisies occidentale et orientale se fera, bien sûr, sur le dos de l’internationale ouvrière. Le renoncement à l’action révolutionnaire ou la politique réformiste s’accompagne de l’abandon de l’internationalisme prolétarien pour le nationalisme bourgeois. Regardons autour de nous : les P.C n’ont pas leur pareil pour remettre en honneur, avec un sérieux imperturbable, les notions réactionnaires de grandeurs nationales. Ce qu’ils faisaient hypocritement au début pour attirer à eux certaine clientèle, ils le font maintenant sincèrement parce que la clientèle en question est dans la place. Croyant utiliser le nationalisme, ils sont utilisés par lui. La dissolution successive du Komintern et du Kominform est la reconnaissance d’un état de fait : l’internationale communiste était enterrée depuis longtemps et les dirigeants communistes qui n’employaient plus que des moyens d’État : diplomatie et services secrets, n’avaient pas à s’encombrer du conseil même purement formel des P.C étrangers.
Maintenant qu’elle est, débarrassée de l’extravagante et caricaturale excroissance du stalinisme, doit apparaître plus clairement à tous l’idéologie qui est à l’origine de tant de méprises dans le mouvement ouvrier : le marxisme-léninisme. Maintenant il est temps au vu de ses conséquences de comprendre comment, par l’ambiguïté du socialisme et par la dynamique des partis ouvriers, l’organe d’une classe dirigeante en formation peut passer pour un instrument de libération.
Paul Rolland