La Presse Anarchiste

Le comité d’action contre la guerre ne doit pas être une tête sans corps

Par­cou­rant plu­sieurs pays en vaga­bond des grandes routes, je me trou­vais à Amster­dam lors du Congrès contre la guerre et, comme tout le monde, j’ai pro­fi­té de cette occa­sion naïve de me rafraî­chir la vue avec des dra­peaux rouges et le gosier avec le chant de l’In­ter­na­tio­nale. Ce qu’on a fait là-bas ? Eh bien, voi­ci : Le Congrès d’Am­ster­dam a réuni deux mille délé­gués, man­da­tés par les orga­ni­sa­tions les plus diverses. Il a accla­mé envi­ron deux cents dis­cours pro­non­cés en toutes langues devant des foules enthou­siastes. Il a abou­ti à l’a­dop­tion qua­si-una­nime d’un mani­feste pré­pa­ré à l’a­vance, et à la nomi­na­tion d’un comi­té d’ac­tion, com­po­sé des. mêmes per­son­na­li­tés qui avaient pris l’i­ni­tia­tive de cette mobi­li­sa­tion pacifique.

Tels sont les faits. Quelles sont les leçons à en tirer ? Selon moi, le Congrès, son Mani­feste et son « Comi­té d’Ac­tion » nous offrent un excellent exemple de ce qu’il ne faut pas faire, de ce que la pra­tique des comi­tés d’ac­tion doit évi­ter à tout prix – ou mieux, de ce qu’elle doit faire disparaître.

Un comi­té d’ac­tion, le nom l’in­dique, est créé pour l’ac­tion. Faire le piquet dans une grève, orga­ni­ser une soupe com­mu­niste, défendre le loge­ment de loca­taires expul­sés, arra­cher du pain pour les chô­meurs, mani­fes­ter pour des vic­times poli­tiques, répondre aux coups des fas­cistes, s’op­po­ser aux vio­lences poli­cières, sabo­ter le recru­te­ment des armées, les manœuvres de guerre chi­mique, le trans­port des armes et des troupes à des­ti­na­tion des colo­nies ou de régions insur­gées, voi­là des formes d’ac­tion qui néces­sitent une cer­taine orga­ni­sa­tion, et il appar­tient aux masses en lutte de confier ces tâches à leurs délé­gués. Par ailleurs, ces faits de la lutte de classe sont tous ensemble des actes de lutte contre la guerre, contre l’u­nion sacrée, contre le natio­na­lisme et l’im­pé­ria­lisme. Ils minent la force de notre propre bour­geoi­sie et pré­parent sa défaite. Mais la lutte contre la guerre en soi, indé­pen­dam­ment de tout ter­rain concret, de toutes cir­cons­tances pré­cises, de toutes méthodes défi­nies – ce n’est pas de l’ac­tion. C’est tout au plus une atti­tude sen­ti­men­tale, une expres­sion pla­to­nique de poli­tique parlementaire. 

Si les quelques dou­zaines de per­son­nages repré­sen­ta­tifs qui forment le « Comi­té inter­na­tio­nal de lutte contre la guerre » issu du Congrès d’Am­ster­dam ont en com­mun autre chose que les phrases creuses d’un mani­feste, ce ne peut être que leur situa­tion bour­geoise de chefs et d’in­tel­lec­tuels de pro­fes­sion. Leur grand moyen est de faire appel à « l’u­ni­té ouvrière », c’est-à-dire à un élé­ment de classe qui leur est étran­ger. Qu’on me dise en quoi le Mani­feste d’Am­ster­dam, rédi­gé par Bar­busse et sous­si­gné par des natio­na­listes et des paci­fistes bour­geois avance d’un seul pas l’u­ni­té ouvrière ? Est-ce que l’u­ni­té réside dans le vague des paroles, dans les votes d’u­na­ni­mi­té sur des ordres du jour nègres-blancs ? Non, c’est là une lit­té­ra­ture dont tous les par­tis ont honte, à com­men­cer par le Par­ti Com­mu­niste qui a ins­pi­ré les termes du mani­feste et qui n’a pas osé le joindre au compte-ren­du du congrès publié dans « l’Hu­ma­ni­té ». Le seul che­min de l’u­ni­té, c’est l’u­nion dans l’ac­tion pra­tique, non pas sur des for­mules abs­traites, mais sur un pro­gramme immé­diat concret et pré­cis, répon­dant à une tâche net­te­ment défi­nie, à des néces­si­tés pres­santes, direc­te­ment ressenties.

Ce matin, en ouvrant « l’Hu­ma­ni­té », j’ai eu un moment de satis­fac­tion ou tout au moins d’es­poir, en lisant qu’à Paris, venait de se for­mer, sur une base d’u­nion ouvrière, un comi­té de lutte qui se pro­po­sait de com­battre la guerre. Allons, l’i­dée est dans l’air et l’on va peut-être don­ner pour suite au congrès d’Am­ster­dam ce qui, en bonne logique, aurait dû tout au moins le pré­cé­der : l’or­ga­ni­sa­tion directe des masses sur leur propre terrain ?

Je me suis donc appli­qué à la lec­ture du compte-ren­du. Com­ment a été convo­quée la réunion, qui y par­ti­ci­pait, et d’où est sor­tis la liste de délé­gués qui a été pré­sen­tée et adop­tée, c’est jus­te­ment ce que le rédac­teur ne pré­cise pas. Sur ce point je ne m’é­ten­drai donc pas davan­tage, comp­tant qu’un ou plu­sieurs cama­rades pari­siens vou­dront bien nous mettre au cou­rant de ce qui s’est pas­sé exac­te­ment en pro­fi­tant des colonnes de cette rubrique pour dis­cu­ter mes conclu­sions. Mais voi­ci trois docu­ments pré­cis : la com­po­si­tion du comi­té, celle de son bureau, et le texte de réso­lu­tion voté à l’is­sue de l’assemblée.

Ce texte mal­heu­reu­se­ment ne nous apporte encore rien de posi­tif : il se contente de « flé­trir », de « stig­ma­ti­ser » à droite et de « saluer » à gauche. Reste la nomen­cla­ture des membres dési­gnés pour consti­tuer le comi­té et son bureau.

Le comi­té est com­po­sé de 61 délé­gués. La plu­part sont dési­gnés nommément.

En tête viennent les bour­geois d’a­vant-garde : Lan­ge­vin, Roger Francq, la Doc­to­resse Pel­le­tier, René Gérin, le « prix Gon­court » Dabit, etc. En serre-file, les mili­tants pro­fes­sion­nels des par­tis et des syn­di­cats : Jacques Duclos, Pou­py, Ray­naud, Costes, Hénaff. Entre les deux, for­mant à lui seul le gros de la troupe, marche l’i­né­vi­table Vaillant-Cou­tu­rier (des Écri­vains révo­lu­tion­naires). D’autres délé­gués ne sont pas nom­més, « n’ayant pas encore été dési­gnés par les orga­ni­sa­tions » res­pec­tives qu’ils repré­sentent au sein du comi­té ; c’est le cas de 17 délé­gués dont la place est sim­ple­ment réser­vée. Enfin, la liste annonce « six repré­sen­tants directs des grosses usines pari­siennes tra­vaillant pour la guerre ». Pour qui connaît un peu les mœurs de telles boites à mouches, il est évident que ces délé­gués n’ont pas été nom­més par une assem­blée d’u­sine ; s’ils font par­tie du per­son­nel, il est bien com­pré­hen­sible que l’on cache leur iden­ti­té, mais il est pro­bable que ce sont des « rat­ta­chés » délé­gués par la cellule.

Cette seule énu­mé­ra­tion montre que le Comi­té pari­sien de lutte contre la guerre impé­ria­liste par­ti­cipe, dans sa com­po­si­tion, de plu­sieurs prin­cipes différents :

Pour une part, il est consti­tué sui­vant le sys­tème aris­to­cra­tique des « dames patron­nesses », dont l’ac­ti­vi­té sociale consiste à mettre des signa­tures au bas de décla­ra­tions pla­to­niques. Ceci s’ap­plique par­ti­cu­liè­re­ment à l’é­quipe Lan­ge­vin et Cie.

Pour une seconde part, il est orga­ni­sé comme un ban­quet démo­cra­tique de sous-pré­fec­ture. Les Petits Com­mer­çants, les Loges maçon­niques, les Femmes paci­fistes, la Fédé­ra­tion Répu­bli­caine des Anciens Com­bat­tants, la Ligue Anti-impé­ria­liste, ont rete­nu cha­cune un cer­tain nombre de places, et dési­gnent ensuite les figu­rants char­gés de les occuper.

Enfin, pour une troi­sième part (les six repré­sen­tants d’u­sines), il s’a­git effec­ti­ve­ment d’un comi­té pro­lé­ta­rien d’ac­tion directe.

Ain­si, en sché­ma­ti­sant un peu, on pour­rait dire que le prin­cipe d’or­ga­ni­sa­tion du fameux « Comi­té » est emprun­té au par­le­men­ta­risme grand et petit-bour­geois dans la pro­por­tion de 90 p. cent, et au prin­cipe pro­lé­ta­rien dans la pro­por­tion de 10 p. cent. Dans la pro­por­tion de 90 p. cent, il est réduit à don­ner des ordres ou à for­mu­ler des vœux, et dans la pro­por­tion de 10 p. cent, il est (théo­ri­que­ment) à même de pas­ser à l’ap­pli­ca­tion, et de faire un tra­vail effec­tif sur une base de classe.

L’Hu­ma­ni­té se glo­ri­fie de comp­ter dans le sein du Comi­té d’Ac­tion (y com­pris les ano­nymes) une majo­ri­té de 32 « non-révo­lu­tion­naires » contre 29 « com­mu­ni­sants ». Il nous est impos­sible de véri­fier cette arith­mé­tique de l’i­déo­lo­gie – et pour cause ! Mais, s’il en est ain­si, et si le Comi­té fonc­tionne bien réel­le­ment à plein selon la loi de la majo­ri­té, cela signi­fie que les 32 « non-révo­lu­tion­naires », sou­tiens de la poli­tique petite-bour­geoise impo­se­ront leurs direc­tives aux 29 « com­mu­ni­sants » qui sont plus ou moins leurs adver­saires de classe. Plus vrai­sem­bla­ble­ment, il y aurait neu­tra­li­sa­tion réci­proque, confu­sion, manœuvres, com­pro­mis, coups d’é­tat, mariage de la carpe et du lapin, exclu­sions, frac­tion­ne­ment et scission.

Pour­quoi ? Parce que la lutte contre la guerre comme idée se place seule au-des­sus des classes, mais l’on ne peut pas com­battre la guerre comme fait sans tou­cher au capi­ta­lisme et sans sor­tir de la légalité.

Il ne fau­drait pour rien au monde décou­ra­ger les braves gens, fussent-ils bour­geois et léga­li­taires au pos­sible, qui cherchent une potion contre l’i­dée de la guerre. Un trans­fuge de la bour­geoi­sie, il y a 70 ans, leur a ren­du jus­tice en les appe­lant « les Endor­meurs ». Nous sou­hai­te­rions de bon cœur que leur nar­co­tique fut plus actif sur la bour­geoi­sie impé­ria­liste qui dis­pose des des­ti­nées du peuple, et moins nocif pour le peuple lui-même qui doit se pré­pa­rer à détruire la bour­geoi­sie comme régime. Mais enfin, les bonnes inten­tions des paci­fistes sont cer­taines. Seule­ment, tout cela est du domaine de la poli­tique idéa­liste, que pour ma part je leur aban­donne. Le comi­té d’ac­tion, tel que je le conçois, est réa­liste, il se place sur le ter­rain du fait. Il ne s’as­semble pas pour saluer des idoles, mais pour arrê­ter un plan et pour le réa­li­ser. Et son prin­cipe fon­da­men­tal, c’est que ceux qui réa­lisent, ceux qui risquent le gros paquet, la main-d’œuvre, en un mot, sont les mêmes que ceux qui conçoivent, entre­prennent et décident. Les comi­tés d’ac­tion, d’a­près moi, sont faits pour apprendre aux tra­vailleurs manuels à être leurs propres com­man­dants et leurs propres ingé­nieurs. Et si le pro­fes­seur Lan­ge­vin, l’é­cri­vain Dabit, le doc­teur Couillaud, le poète Vaillant-Cou­tu­rier, les fonc­tion­naires syn­di­caux Costes, Rey­naud et tut­ti quan­ti se met­taient à déci­der dans leur comi­té une grève de muni­tions ou quoique ce soit d’a­na­logue, les dix mille ouvriers des usines de guerre repré­sen­tés dans ce comi­té (et pro­ba­ble­ment par six « rat­ta­chés » irres­pon­sables) auraient dix mille fois rai­son de ren­voyer tous ces mes­sieurs à leurs bureaux et à leurs chères études.

Non ! ce n’est pas de « l’ou­vrié­risme déma­go­gique ». Non, je ne repousse pas toutes les bonnes volon­tés qui s’offrent à nous, par haine aveugle des intel­lec­tuels ! Je sais que bien des intel­lec­tuels révo­lu­tion­naires ne demandent qu’à ser­vir le pro­lé­ta­riat. Leur seul tort est de croire qu’ils ne peuvent le ser­vir qu’en lui ser­vant de chefs, et en deve­nant des « révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels ». Si les intel­lec­tuels met­taient au ser­vice de la conscience pro­lé­ta­rienne, de ses expé­riences spon­ta­nées, de ses expé­riences his­to­riques, des luttes phy­siques qu’elle engage contre l’en­ne­mi de classe, autant de force ana­ly­tique, de puis­sance géné­ra­li­sa­trice et d’o­pi­niâ­tre­té cor­po­relle qu’ils en ont mis à vou­loir se sou­mettre le mou­ve­ment ouvrier pour lui impo­ser leurs propres direc­tives, nous n’en serions pas réduits à nous empa­rer d’une loupe ou d’un téles­cope, ni à fouiller les biblio­thèques pour ras­sem­bler petit à petit les maté­riaux d’une théo­rie du pro­lé­ta­riat.

C’est pour­quoi, en ce qui concerne les comi­tés d’ac­tion, il fau­drait dire aux intel­lec­tuels : « Étu­diez-les avec nous, faites connaître leurs expé­riences et les leçons qui s’en dégagent, cri­ti­quez-les, pro­pa­gez-les, appor­tez à leurs tâches le concours de vos cer­veaux, de votre argent, de vos poings même (si vous en avez); mais n’ou­bliez pas que le droit d’en faire par­tie et de les diri­ger appar­tient à ceux-là seuls qui n’ont rien à ména­ger et nul pri­vi­lège à maintenir ».

J. Cel­lo (France)

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