La Presse Anarchiste

Les grèves du Borinage

On ne sau­rait par­ler au pas­sé du mou­ve­ment de grève qui d’une manière sou­daine et vio­lente, vient de para­ly­ser plus du tiers du pays. D’une part, bien que l’ordre de ren­trée ait été inti­mé aux ouvriers par les par­tis poli­tiques et par les cen­trales syn­di­cales, la grève n’est pas ter­mi­née et en plus d’un endroit on signale une volon­té de lutte per­sis­tante. D’autre part, à sup­po­ser même qu’à force d’in­trigues et d’u­kases les cen­trales poli­tiques et la bureau­cra­tie syn­di­cale par­viennent à étouf­fer com­plè­te­ment les vel­léi­tés de lutte, la situa­tion éco­no­mique et les condi­tions d’ordre divers qui ont pro­vo­qué le mou­ve­ment sub­sistent entiè­re­ment et res­tent donc comme une menace constante au flanc du régime.

On ne peut non plus cal­cu­ler toutes les consé­quences de ce mou­ve­ment ni en tirer des conclu­sions défi­ni­tives. Tout au plus, à tra­vers la cen­sure qui sévit et les nou­velles contra­dic­toires et savam­ment dosées, pou­vons-nous recons­ti­tuer, dans ses grandes lignes, la phy­sio­no­mie qu’a prise la bataille.

À l’o­ri­gine du mou­ve­ment, sa sou­dai­ne­té et son allant sans pré­cé­dent ont sur­pris à la fois les centres diri­geants, les par­tis poli­tiques et les mili­tants révo­lu­tion­naires. À vrai dire, depuis tout un temps déjà, on savait que quelque part dans le pays de la houille il y avait, de-ci de-là, des mou­ve­ments reven­di­ca­tifs. Les quo­ti­diens, entre deux faits-divers, signa­laient une grève locale. Mais on igno­rait com­bien le mou­ve­ment était pro­fond et allait gran­dis­sant, et com­bien la misère s’ins­tal­lait à demeure aux tau­dis ouvriers.

C’est alors que, trom­pés par une trop longue pas­si­vi­té de la classe ouvrière et encou­ra­gés par la com­plai­sance trop ser­vile des délé­gués aux com­mis­sions mixtes, pari­taires et autres, les patrons pré­ten­dirent, sous des pré­textes fal­la­cieux, impo­ser de nou­velles réduc­tions de salaires. C’est alors que le gou­ver­ne­ment sui­vi par un par­le­ment tou­jours docile, pour satis­faire aux exi­gences des groupes agraires, pré­ten­dit impo­ser la farine. Dès lors, le cri le plus simple de la révolte : « Du tra­vail ou du pain », pre­nait une signi­fi­ca­tion particulière.

Et ce cri, répé­té de puits en puits, de char­bon­nage en char­bon­nage, de région en région, gagna très rapi­de­ment d’a­bord le Bori­nage pour, en quelques jours, débor­der dans le Centre, vers Liège et défer­ler même jus­qu’aux portes de la capi­tale. Trois jours durant le gou­ver­ne­ment, la police, la presse, le patro­nat, les orga­ni­sa­tions ouvrières, les ins­tances syn­di­cales furent désem­pa­rés. Balayant tout ce qui s’op­po­sait à son exten­sion, la grève ne connais­sait plus d’autre loi que celle du nombre, que celle de la masse, que celle du prolétariat.

Au début, le Par­ti Ouvrier Belge, fidèle à sa tra­di­tion de bri­seur de grèves clai­re­ment illus­trée au cours de la lutte des typo­graphes, vou­lut, une fois de plus, dis­cré­di­ter le mou­ve­ment, Le Peuple, organe cen­tral du P.O.B., écri­vait : « Comme une nuée de mouches mal­fai­santes, des gré­vistes borains appar­te­nant à l’or­ga­ni­sa­tion des Che­va­liers du Tra­vail se sont abat­tus jeu­di soir sur la région de Char­le­roi. Leur but est d’es­sayer d’en­traî­ner, dans leur regret­table mou­ve­ment de grève, les mineurs du pays noir ».

Mais, fai­sant fi du ver­ba­lisme des valets de plume confines aux salles de rédac­tion, la lutte ouvrière mena­çait bien­tôt leur quié­tude. Devant une telle vague de fond, l’op­po­si­tion décla­rée, voire même une neu­tra­li­té bien­veillante n’é­tait plus de mise. Ceux-là s’en ren­dirent compte qui ont besoin pour vivre des coti­sa­tions de leurs man­dants. Et la cloche son­na un autre son. Les meilleurs par­mi les ora­teurs poli­tiques, les plus sûrs par­mi les délé­gués syn­di­caux furent mobi­li­sés. Paral­lè­le­ment, les forces poli­cières, la gen­dar­me­rie, les troupes légères, furent concen­trées autour de la bataille.

Ren­con­trant la volon­té d’en finir qui suait de cha­cun des mots des diri­geants réfor­mistes, ren­con­trant l’ar­ro­gante pro­vo­ca­tion des armes déployées, les ouvriers devaient s’exas­pé­rer. Depuis trois jours ils n’a­vaient connu que vic­toires. Ils étaient allés de puits en puits invi­tant les ouvriers à aban­don­ner la besogne – on les avait écou­tés. Ils étaient entrés dans les usines de métal­lur­gie – et le tra­vail avait ces­sé. Ils avaient vu les car­riers – et les car­rières chô­maient. Main­te­nant ils avaient devant eux les gen­darmes, et sur leurs arrières ils enten­daient des mots qui réson­naient étran­ge­ment, des mots d’ap­pel au calme, de res­pect de la pro­prié­té et autres fadaises qu’ils avaient oubliées. 

Leur colère se mani­fes­ta dans les deux sens. Les pan­dores furent reçus à coups de pierres, on sema des tes­sons de bou­teilles sur leur pas­sage, on dres­sa des bar­ri­cades. Mal­gré le déploie­ment inouï des forces, la grève tenait la rue. Mais de part et d’autre le plomb avait par­lé et le sang était répan­du. Coup sur coup des nou­velles trans­pi­raient : des bles­sés, des morts. Tou­ché clans sa chair, tout le pro­lé­ta­riat eut un même sur­saut et se tour­na vers ses diri­geants tra­di­tion­nels qu’il avait presque oubliés. Il les retrou­va en de nom­breux conseils, der­rière les portes gar­dées des Mai­sons du Peuple. La presse socia­liste repre­nant la phra­séo­lo­gie creuse de la bour­geoi­sie écri­vait en man­chette : « L’en­ne­mi, c’est la crise. On ne le vain­cra ni à coups de pierre ni à coup de fusils ».

L’en­ne­mi, les ouvriers main­te­nant lui connais­saient un autre nom. C’é­tait le patron retran­ché dans son châ­teau, c’é­tait le par­le­men­taire ven­du à la bour­geoi­sie, c’é­tait le gen­darme et son fusil. Et le gen­darme reçut une nou­velle ava­lanche de pierres, et le châ­teau du direc­teur de la Pro­vi­dence reçut la visite ouvrière et celle du feu de l’émeute.

Mais envers ceux-là qui, en son nom, tenaient un lan­gage qui n’é­tait pas le sien, le pro­lé­ta­riat aus­si se retour­na pour exi­ger des comptes. Et l’on vit ces mêmes poli­ti­ciens, ces mêmes bureau­crates, qui durant 48 heures avaient dénon­cé la pro­vo­ca­tion poli­cière, faire appel à cette police pour défendre leurs immeubles et leur situa­tion, et l’on vit ces mêmes tristes sires ordon­ner aux milices ouvrières de char­ger la foule des gré­vistes. Les ouvriers se bat­taient entre eux, – et autant le spec­tacle des échauf­fou­rées avec la force armée avait, mal­gré ses risques, quelque chose de grand, autant la nou­velle de ces luttes fra­tri­cides eut un dou­lou­reux écho dans l’en­semble du pays. Sacri­fiant à un vieil esprit de manœuvre qui lui a plus d’une fois réus­si, le P.O.B. pour dis­si­mu­ler mal­gré tout son inca­pa­ci­té révo­lu­tion­naire usa d’un double stra­ta­gème. D’a­bord il fit don­ner sa « gauche ». Les Spaack, les Gel­ders, les Uitroe­ver, purent à loi­sir, devant les chô­meurs bruxel­lois, déve­lop­per leur thème connu : « Et s’il le faut, nous ferons la révo­lu­tion » sur l’air des lampions.

On avait mal cal­cu­lé. Élec­tri­sés par l’at­mo­sphère du com­bat, étroi­te­ment soli­daires de leurs frères en lutte, les chô­meurs des­cen­dirent dans la rue, ren­con­trèrent la police. Deux bles­sés, un tué.

Alors on cher­cha les cou­pables. Ici encore, l’é­ter­nelle ren­gaine : Haro sur le bau­det ! – ce sont les com­mu­nistes. Les com­mu­nistes, on ne les avait point vus. Trop occu­pés à pré­pa­rer d’im­pres­sion­nantes mani­fes­ta­tions du 1er août, trop zélés à suivre à la lettre de dithy­ram­biques ordres de mobi­li­sa­tion en faveur de l’U.R.S.S., il y avait belle lurette qu’ils avaient quit­té l’u­sine. Peu impor­tait. Com­mu­niste, l’ou­vrier qui pré­ten­dait encore déci­der par lui-même. Com­mu­niste, celui qui criait. Com­mu­niste, celui qui lut­tait. Com­mu­niste, celui qui se défendait.

La police y alla de son petit com­plot. Les per­qui­si­tions, les arres­ta­tions se mul­ti­plièrent. Aux yeux de la bour­geoi­sie, comme aux yeux des lea­ders poli­tiques, les mili­tants les plus dis­pa­rates se trou­vèrent englo­bés dans une même orga­ni­sa­tion fan­tôme. Sta­li­niens, Oppo­si­tion­nels, Liber­taires, Indi­vi­dua­listes, se retrou­vèrent dans les cachots.

Les délé­gués syn­di­caux, les délé­gués patro­naux se retrou­vèrent, eux, au sein des com­mis­sions mixtes. Les poli­ti­ciens se réunirent au par­le­ment. Les uns et les autres eurent tôt fait de réa­li­ser leur accord. Mer­cre­di 13, la Com­mis­sion mixte accep­ta des reven­di­ca­tions for­gées pour la cir­cons­tance, et, dès le len­de­main tous les par­le­men­taires votèrent avec un ensemble remar­quable un ordre du jour vague et confus à sou­hait. Dès lors, le Peuple pou­vait écrire :

« Ce que nous avons obte­nu pour tous les travailleurs : 

  1. Il n’y aura pas d’im­pôt sur le pain.
  2. Il n’y aura plus de dimi­nu­tions de salaires.
  3. La répar­ti­tion du tra­vail sera promp­te­ment orga­ni­sée avec la col­la­bo­ra­tion des orga­ni­sa­tions syndicales. 

C’est-à-dire tout ce que nous avons exigé.,» 

En réa­li­té, rien ou presque n’é­tait obte­nu. Des salaires de famine étaient sta­bi­li­sés jus­qu’au 30 octobre. Et, pour le reste…, des com­mis­sions seraient crées dont les rap­ports seront long­temps atten­dus et dont nulle déci­sion. ne sortira.

La seule chose obte­nue, c’est qu’on pou­vait enfin, avec un sem­blant de rai­son, pro­po­ser la ren­trée au tra­vail. Ce fut moins aisé qu’on ne l’espérait.

On avait trop par­lé de grève géné­rale, trop de cor­po­ra­tions étaient tou­chées, trop d’autres prêtes à entrer en lutte. Ce n’é­tait pas tout à fait en vain que les che­mi­nots du Centre avaient voté le prin­cipe d’une grève de soli­da­ri­té, que la Fédé­ra­tion bruxel­loise avait voté un ordre du jour en faveur de l’ex­ten­sion de la grève. Il fal­lut s’y reprendre trois fois et sor­tir de la léga­li­té syn­di­cale pour impo­ser aux orga­ni­sa­tions la volon­té des dirigeants.

Le Congrès Natio­nal des Mineurs, réuni le jeu­di, se sépa­rait après 4 heures de dis­cus­sion sans arri­ver à un accord. Pour en finir et pour évi­ter de por­ter le débat devant les ins­tances régu­lières, le Conseil Géné­ral du Par­ti Ouvrier belge, sié­geant avec la Com­mis­sion Syn­di­cale, décré­ta, en vio­la­tion des sta­tuts syn­di­caux, la fin de la grève.

Étroi­te­ment sou­te­nue par une cam­pagne déma­go­gique et des nou­velles volon­tai­re­ment erro­nées, cette déci­sion eut un com­men­ce­ment d’exé­cu­tion. Un peu par­tout on enre­gistre des ren­trées. Mais les ouvriers sur la foi de leur jour­nal, croient dur comme fer que le patro­nat s’est enga­gé à ne plus dimi­nuer aucun salaire, à réa­li­ser la semaine de 40 heures, etc. Ils ne seront pas longs à déchan­ter, et déjà le P.O.B. est très peu sûr de sa vic­toire sur la classe ouvrière puisque, après une semaine, la ren­trée n’est pas entiè­re­ment réa­li­sée et que dans le Lim­bourg notam­ment, on signale une nou­velle exten­sion du mouvement.

S’ac­cro­chant à ses posi­tions acquises, crai­gnant pour sa quié­tude chère, le P.O.B. amorce depuis quelques jours une cam­pagne sys­té­ma­tique d’é­pu­ra­tion des orga­ni­sa­tions ouvrières. Il s’a­git d’ex­clure, par tous les moyens, ceux qui cri­tiquent sa poli­tique. Il s’a­git de bâillon­ner défi­ni­ti­ve­ment les autres. Hors du silence, il n’y a plus de salut.

Nous en sommes là aujourd’­hui. Dans une atmo­sphère de trouble, d’in­quié­tude, de ran­cœur. Et nous ne savons pas de quoi sera fait demain.

Un aspect du pro­blème domine tous les autres : la valeur révo­lu­tion­naire des méthodes d’ac­tion directe. Alors qu’au­cune cam­pagne n’a­vait pré­pa­ré le mou­ve­ment, alors que tout sem­blait calme aux yeux non aver­tis, il a suf­fi de quelques jours pour que, d’ou­vrier à ouvrier, on se com­prit aisé­ment. Et la tac­tique spon­ta­né­ment adop­tée fut si effi­ciente et si natu­rel­le­ment coor­don­née que l’i­dée du com­plot s’imposa.

Ils ne pou­vaient com­prendre, les bour­geois et les demi-bour­geois et leurs domes­tiques, que sans ordres d’un état-major omni­po­tent, les ouvriers puissent réa­li­ser une si par­faite entente.

Ils arri­vaient une cin­quan­taine aux portes de l’u­sine. Quelques délé­gués inter­pel­laient le direc­teur : « Faites ces­ser le tra­vail ». Si l’on mani­fes­tait une résis­tance, des cama­rades cyclistes s’en allaient dans toutes les direc­tions et appe­laient à l’aide. Bien­tôt, ils étaient mille à s’in­fil­trer par petits paquets jus­qu’aux salles des machines. S’il fal­lait encore un argu­ment, on com­men­çait par démon­ter celles-ci. Le tra­vail ces­sait aus­si­tôt. La grève obte­nait l’as­sen­ti­ment du patron. Et l’on s’en allait vers une autre usine.

Les femmes n’é­taient pas les moins com­bat­tives. Déployant des dra­peaux rouges, des dra­peaux noirs, elles furent de toutes les mani­fes­ta­tions, elles furent de tous les piquets de grève, elles furent des luttes dans la rue, on les vit cou­chées sur les rails pour empê­cher le tra­fic. À ceux qui vou­dront encore nous par­ler de palabres autour des tapis verts, à ceux qui vou­dront encore nous par­ler de la veu­le­rie des masses, nous sau­rons main­te­nant que répondre.

P. Mah­ni (Bel­gique)

(à suivre)

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