La Presse Anarchiste

Lettre de l’Inde

Bom­bay, mars 1946.

Miss Mau­riel Les­ter vient de publier un livre sur « Ghan­di, citoyen du monde », édi­tion Kitab Mahal, ft Alla­ha­bad. Miss Les­ter est un membre en vue de l’«International Fel­low­ship of Récon­ci­lia­tion », l’hôte de Ghan­di à Londres durant la confé­rence de la Table Ronde et, elle fut reçue plu­sieurs fois chez lui ici. Elle le connaît bien. Signa­lée comme paci­fiste, on la sus­pec­ta et elle fut inter­née deux semaines à l’île de Tri­ni­dad, aux Antilles, puis on lui ren­dit la liber­té. Elle a écrit plu­sieurs ouvrages, prin­ci­pa­le­ment sur l’Inde et l’Ex­trême Orient et com­po­sé une auto­bio­gra­phie. Son style est anec­do­tique, c’est pour­quoi son ouvrage sur Gand­hi four­mille d’a­nec­dotes incon­nues sur lui et est illus­tré de pho­to­gra­phies igno­rées jus­qu’i­ci chez nous.

Son ouvrage se com­pose de deux par­ties comp­tant cha­cune une cen­taine de pages ; dans la pre­mière, elle s’oc­cupe des idées for­mu­lées par Gand­hi à l’ap­pui de sa doc­trine de la non-vio­lence : la véri­té, l’hon­nê­te­té, l’é­du­ca­tion, les femmes, le machi­nisme, les gens sans impor­tance, la pro­hi­bi­tion, l’Em­pire bri­tan­nique, la prière. Tout cela est inté­res­sant, rédi­gé avec un enthou­siasme enfan­tin et la chro­no­lo­gie relate tous les faits impor­tants de l’ac­ti­vi­té gand­histe. Tant pour les gand­histes que pour leurs adver­saires, ce livre est utile et inté­res­sant à parcourir.

Miss Les­ter me semble appar­te­nir à la secte des Qua­kers, qui, par motifs reli­gieux, sont contre le meurtre et se sont mon­trés des objec­teurs de conscience au cours des deux guerres mon­diales. Mais, en Angle­terre, ils passent pour de puis­sants hommes d’af­faires, sub­sis­tant de divi­dendes pro­cu­rés par des indus­tries, dont quelques-unes sont des indus­tries de guerre. Leur posi­tion est donc contra­dic­toire, alors que per­sonne ne sau­rait mettre en doute leur enthou­siasme pour le paci­fisme et les paci­fistes, mais il semble que cet enthou­siasme soit idéa­liste, bien plus que réa­liste et pra­tique. Gand­hi est mani­fes­te­ment « leur homme », car lui aus­si est très contra­dic­toire, croyant en l’é­tat et les arme­ments (et par suite en leur fabri­ca­tion et les moyens finan­ciers pour leur fabri­ca­tion), alors que par ailleurs il convie cha­cun et tous à mettre bas les armes et à renon­cer à la vio­lence. Il est dou­teux que le paci­fisme se réa­lise de cette façon. La Finance implique la guerre et le paci­fisme basé sur l’ap­pui des finan­ciers va à sa ruine et même à la guerre.

Le paci­fisme de Gand­hi s’é­choue­ra dans les guerres, civiles et autres, mal­gré qu’il s’i­ma­gine s’être ren­du maître de la tech­nique du paci­fisme, par les idées qu’il a dif­fu­sées, grâce aux mar­tyrs qui ont ajou­té foi à ses méthodes et dont il a recueilli la gloire. Mais, il est loin de compte. Il a emprun­té quelques pages à Thoreau.et à Tol­stoï, mélan­gé leurs points de vue avec des concep­tions indiennes vul­ga­ri­sées sur la paix et l’«ahimsa ». L’en­nui est que les adver­saires de Gand­hi s’en prennent à lui autant qu’au paci­fisme (comme s’il en avait le mono­pole), ce qui lui per­met de poser comme le seul homme qui puisse mener le monde à la non-vio­lence — ce monde qui gémit sous le faix des guerres et de la vio­lence — et de deve­nir ain­si célèbre. La réa­li­té est que le Paci­fisme est essen­tiel­le­ment juste en soi ; ceux même qui vou­draient anni­hi­ler le genre humain sou­haitent la paix, tout au moins pour eux. Or, Gand­hi n’a rien à offrir, car il est mal équi­pé pour ensei­gner le paci­fisme. Les anar­chistes et les tol­stoïens de l’Oc­ci­dent émettent des idées fon­da­men­tales sur le paci­fisme que Gand­hi ne veut connaître en aucune façon. Gand­hi pra­tique le paci­fisme à la façon d’un homme qui se ser­vi­rait d’un emplâtre pour gué­rir les mala­dies du sang ! Qu’on frotte la peau et l’empoisonnement du sang dis­pa­raî­tra ! Tout sim­ple­ment, son char­la­ta­nisme tue­ra le patient. Ou bien il demande au malade de lui appor­ter des herbes qui n’existent pas et pro­met qu’a­lors il les guérira.

Les Tol­stoïens admirent Gand­hi parce que c’est lui qui, pour la pre­mière fois, a appli­qué les méthodes de Tol­stoï sur une vaste échelle, mais non à des fins tol­stoïennes, c’est-à-dire socié­tai­re­menl révo­lu­tion­naires, éco­no­mi­que­ment par­lant. Ain­si, les Tol­stoïens ne croient pas que la paix soit pos­sible tant que demeurent ou sont lais­sés intacts la grosse pro­prié­té fon­cière, le sens de la pro­prié­té en géné­ral et les États. Gand­hi, lui, se fait le cham­pion de ces ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles… Gand­hi réclame un état natio­nal, pos­sé­dant une armée, et la non-vio­lence pour le peuple… Ce n’est donc pas un paci­fiste, tout en pas­sant pour un non-violent et un saint. On peut per­son­nel­le­ment être un saint et en même temps admettre la vio­lence chez les autres. Où est son droit de décla­mer contre la vio­lence ? Gand­hi fait une dif­fé­rence entre la vio­lence éta­blie et la vio­lence en puis­sance, mais cela ne détruit pas la racine de la vio­lence. Il a crié à tue-tête « non-vio­lence » et ce mot a reten­ti triom­pha­le­ment dans les airs, et c’est tout ce dont on lui est rede­vable, alors que d’autres se par­ju­raient et ces­saient de croire que la non-vio­lence se réa­lise jamais. Ne tou­chant pas à la racine même de la vio­lence. Gand­hi n’a aucune rai­son de se lamen­ter contre sa per­sis­tance, puis­qu’il prend le par­ti de la vio­lence éta­blie contre la vio­lence en puis­sance, c’est-à-dire le trans­fert de la vio­lence d’une main à l’autre. Quoi­qu’il puisse faire ou dire, il est un agent de vio­lence. Le résul­tat de sa pré­di­ca­tion osten­ta­toire non vio­lente sera que per­sonne ne croi­ra plus à la non vio­lence, et que chaque main se levant contre l’autre, il y aura redou­ble­ment de vio­lence. On ne se moque pas impu­né­ment du public sans que les consé­quences les plus graves en résultent. Voi­là où abou­ti­ra le culte gand­histe de la non-vio­lence. Tous les char­la­tans et les hâbleurs du paci­fisme ver­ront en lui le plus grand homme qu’ait pro­duit la terre — le Mahat­ma. Alors que les impé­ria­listes anglais le consi­dèrent actuel­le­ment comme leur seul appui. 

Gand­hi expose cet argu­ment que la vie est illo­gique et que la logique n’est pas néces­saire pour favo­ri­ser la non-vio­lence. Il fait fi du rai­son­ne­ment et se repose sur la beau­té des sen­ti­ments pour la réa­li­sa­tion de la non-vio­lence. Mais sans la logique du rai­son­ne­ment, nous per­dons notre temps, car ce n’est que par cette logique qu’on peut atteindre la racine du mal. Comme Kri­sh­na­mour­ti, Gand­hi vit dans un monde poé­tique, en dehors de la bas­sesse maté­ria­liste de l’am­biance humaine. Il pense comme le ferait « un méca­nisme de non-vio­lence ». Ses adver­saires sont la proie de la bas­sesse et se moquent de la sot­tise de le non-violence. 

Mais les par­ti­sans de Gand­hi sortent des rangs des maté­ria­listes, ils se servent de lui pour camou­fler leurs inté­rêts les plus vils. Non­obs­tant cela, il leur fait croire qu’ils accom­plissent son œuvre… La gran­deur de tous les hommes sin­cères semble consis­ter en ce qu’ils sont entou­rés d’hommes faux et ambi­tieux qui pro­pagent ou tolèrent leurs idées. Gand­hi œuvre dans l’in­té­rêt de tous les aspi­rants au pou­voir qui sont à l’en­tour de lui, même si c’est contre le paci­fisme et la non-vio­lence. S’il en était autre­ment ils le mau­di­raient et boy­cot­te­raient au lieu de payer à ses idées le tri­but de leurs lèvres et de renon­cer à une par­tie de leurs pro­fils — pla­ce­ment. des­ti­né à s’as­su­rer de futurs gains. Sans eux, com­ment pour­rait-il mener sa pro­pa­gande ? Il ne fait que rire de leurs méfaits ! Mais, pris per­son­nel­le­ment, ce sont des hommes vio­lents qui sont ses meilleurs sou­tiens. Vous recon­nais­sez le Paci­fisme de Gand­hi à ses résultats!…

Que Gand­hi apprenne le paci­fisme avant de l’en­sei­gner à autrui ! Le char­la­ta­nisme paci­fiste est plus dan­ge­reux que la défense ouverte de la vio­lence, à laquelle per­sonne ne se trompe et qui dégoûte tout le monde — mais le char­la­ta­nisme paci­fiste abou­tit à ce que cha­cun perde la foi en la non-violence. 

M. P. T. Acharya

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