La Presse Anarchiste

L’Unique et le « problème de l’amour »

Après avoir recon­si­dé­ré toute la ques­tion, et tenu compte des expé­riences et docu­ments de tous genres dont il nous a été don­né de prendre connais­sance, nous sommes arri­vés à cette déci­sion : nous ral­lier à la solu­tion psy­cho­lo­gique de ce qu’on appelle « le pro­blème de l’a­mour », c’est-à-dire, pour ce qui concerne « l’U­nique », don­ner la pré­pon­dé­rance au Sen­ti­ment Amou­reux, les rela­tions pure­ment sexuelles ne pas­sant qu’au second plan, autre­ment dit étant le résul­tat et l’a­bou­tis­sant d’une fré­quen­ta­tion assez prolon­gée pour se rendre compte des affi­ni­tés vou­lues afin que l’ex­pé­rience amou­reuse soit consis­tante et durable.

« L’U­nique » se ral­lie à la thèse du « plu­ra­lisme » en amour [[Nous enten­dons par amour plu­ral la facul­té, pour un indi­vi­du, d’é­prou­ver — paral­lè­le­ment, syn­chro­ni­que­ment — des sen­ti­ments amou­reux pour plu­sieurs per­sonnes. Nous ren­voyons nos lec­teurs à notre feuille­ton « Plu­ra­li­té », paru dans les trois pre­miers fas­ci­cules de « l’U­nique » et aux articles de Vera Livins­ka.]] (comme en ami­tié) — sans consi­dé­rer « l’u­ni­cis­meen ce domaine comme infé­rieur, ni les « uni­cistes » comme de moins bons cama­rades, cela va de soi — mais un plu­ra­lisme sain, épu­ré, res­treint, qu’on pour­rait dénom­mer un « uni­cisme à plu­sieurs », chaque unique consi­dé­rant cha­cun de ses par­te­naires comme s’il ou elle était son seul com­pa­gnon ou com­pagne. De là nos thèses niant la pré­fé­rence et affir­mant « la balance égale » (par « balance égale » nous enten­dons que les par­ti­ci­pants à l’ex­pé­rience plu­rale se réa­lisent à l’é­gard de cha­cun de leurs par­te­naires tels que celui-ci le souhaite).

Nous esti­mons que dans le domaine de l’a­mour (comme de l’a­mi­tié) la liber­té ne va pas sans la res­pon­sa­bi­li­té, la réa­li­sa­tion sans le cal­cul des consé­quences proches ou loin­taines. En ce qui nous concerne, dans ce domaine — comme dans toutes les autres sphères de l’ac­ti­vi­té humaine — nous affir­mons qu’une pro­messe est faite pour être tenue, un enga­ge­ment pour être obser­vé, un contrat pour être exé­cu­té. C’est pour­quoi nous nous pro­non­çons contre la rup­ture vio­lente, impo­sée ou uni­la­té­rale, du pacte ou contrat sen­ti­men­ta­lo-sexuel, tant qu’on n’a pas obte­nu de son ou ses par­te­naires l’adhé­sion sin­cère à sa dis­so­lu­tion. Et, encore faut-il envi­sa­ger comme un geste de cama­ra­de­rie, même dans ce der­nier cas, la pré­oc­cu­pa­tion d’une com­pen­sa­tion affec­tive équi­va­lente à la pri­va­tion ou au vide occa­sion­né par la rupture.

Dans le « pro­blème de l’a­mour » — comme pour tout ce qui concerne les pro­blèmes de réa­li­sa­tion — la solu­tion ne revêt, pour nous, de valeur, que si elle est condi­tion­née par sa durée. C’est pour­quoi les « pas­sades », les « cou­che­ries », les « idylles pas­sa­gères », « le coup de foudre », « l’a­mour enfant de Bohème » ne pré­sentent aucun inté­rêt pour nous. Nous esti­mons qu’en matière amou­reuse, les valeurs posi­tives que sont la sta­bi­li­té, la per­ma­nence, la constance, la fidé­li­té à la parole don­née ont autant d’im­por­tance que pour les autres mani­fes­ta­tions de la volon­té indi­vi­duelle. Et « l’in­di­vi­dua­liste à notre façon » ne trou­ve­ra pas à redire aux paroles d’Exosthène :

« Il n’é­tait pas de ceux qui se reprennent une fois qu’ils se sont don­nés… Il lais­sait aux fri­voles, aux légers, aux arti­fi­ciels de reprendre le soi-disant don qu’ils font d’eux-mêmes » [[« Exos­thène en exil », p.14 (pla­quette épuisée)]].

La thèse du plu­ra­lisme amou­reux, telle que nous l’é­non­çons ici, ignore la dupli­ci­té, la fraude, le men­songe, l’hy­po­cri­sie sous toutes leurs formes. (Par exemple — sauf entente contraire — l’i­gno­rance où le coha­bi­tant serait lais­sé des rela­tions entre­te­nues au dehors par son com­pa­gnon ou com­pagne, etc.). Cette thèse com­porte que cha­cun des par­ti­ci­pants à l’ex­pé­rience plu­rale connaisse l’exis­tence de ses par­te­naires, se montre de bonne foi dans ses rap­ports avec eux, et, afin d’é­li­mi­ner la souf­france dans ces rap­ports, souf­france avouée ou secrète, refuse d’être l’ob­jet d’une pré­fé­rence de la part de l’un quel­conque de ses copar­ti­ci­pants. Comme de bien enten­du, aucun par­ti­ci­pant nou­veau n’est admis sans l’as­sen­ti­ment una­nime des autres et notre thèse implique que c’est la ten­dance à la per­fec­tion morale, la beau­té inté­rieure qui, dans le choix des asso­ciés à l’ex­pé­rience, l’emporte sur l’ap­pa­rence exté­rieure [[Se réfé­rer à notre thèse « Les familles d’é­lec­tion et les ami­tiés mul­tiples » (sur la couverture).]].

Uni­ciste ou plu­ra­liste, le pro­blème, pour « l’in­di­vi­dua­liste à notre façon » demeure le même : ne pas être pour sa ou son cama­rade, en aucun cas et quel qu’il soit, un fac­teur de souf­france amou­reuse, un fau­teur de trouble sen­ti­men­tal. Plu­tôt renon­cer, plu­tôt s’abs­te­nir qu’être un pro­duc­teur de ran­coeur, une cause de tour­ments ou de sou­cis, un agent de refou­le­ment. Il y a assez de larmes et de dou­leurs sur notre pla­nète pour que ceux de « notre monde » n’y ajoutent pas. Et cela aus­si est inclus dans notre thèse de la « plu­ra­li­té amou­reuse » [[Tout ce qui pré­cède vaut autant pour les hété­ro­sexuels que pour les homo ou bi-sexuels.]]

Nous ne sau­rions trou­ver étrange qu’on dif­fère de nous quant à la thèse que nous pro­po­sons et fai­sons nôtre comme solu­tion au « pro­blème de l’a­mour ». Tout ce que nous deman­dons à ceux qui, tout en conti­nuant de faire route avec nous, n’ad­mettent pas notre posi­tion, c’est de ne pas se récla­mer de « l’U­nique » en cette matière. Nous n’at­ten­dons pas moins de leur loyauté.

Il va sans dire que nous nous gaus­sons des « vagues de pudeur », des cen­sures infli­gées aux pro­duc­tions artis­tiques ou lit­té­raires sous pré­texte d’im­mo­ra­li­té. L’obs­cé­ni­té, pour nous, réside dans le sujet et non dans l’ob­jet, et nous enten­dons tirer de notre corps tout le plai­sir qu’il est pos­sible de nous pro­cu­rer, peu importe le mode de réa­li­sa­tion. L’é­du­ca­tion sexuelle des petits et des grands nous appa­raît comme la seule bar­rière, l’u­nique défense contre les ravages et l’i­gno­mi­nie de la por­no­gra­phie et de la pros­ti­tu­tion. Ici, à « l’U­nique », le « fait sexuel » nous inté­resse sur­tout au point de vue édu­ca­tif et documentaire.

E. Armand

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