La Presse Anarchiste

Lettre de l’A.E.F.

[/​Brazaville, le 26 avril 1946/]

Cher E. A. ― J’a­vais pro­mis en novembre avant mon départ pour l’A­frique de t’a­dres­ser une lettre de façon à te don­ner quelques aper­çus de la vie au pays noir. J’ai recu­lé de semaine en semaine ; et, il faut bien te dire, je me sen­tais bien éloi­gné de la vieille Europe et de ses dif­fi­cul­tés quand, tout à coup, me sont par­ve­nus par un bateau, deux fas­ci­cules de l’U­nique. Je les ai lus et relus. Et je sens en moi, à chaque fois que je les par­cours, une émo­tion véri­table qui me rap­pelle tous les cama­rades que j’ai lais­sés à Paris. Et par­ti­cu­liè­re­ment se pré­sente à mon esprit cette der­nière jour­née en com­mun pas­sée aux bords de la Marne, où je m’é­tais mon­tré par­ti­cu­liè­re­ment bavard face à d’autres bavards… Je savais bien qu’a­vant long­temps, je n’au­rais le plai­sir de me livrer à de telles conver­sa­tions. Et ma foi. j’en pre­nais pour deux ans. Depuis lors, je ne t’ai point oublié. J’ai fait connais­sance de deux cama­rades, sym­pa­thi­sants, et je tra­vaille en com­pa­gnie de Marc G., abon­né à l’U­nique. Depuis deux jours, je suis entré en rela­tion avec un autre abon­né de « l’U­nique », per­sonne assez culti­vée, et je pense que nous pour­rons consti­tuer un petit groupe et nous entendre.

Je n’ai pas espoir de tou­cher beau­coup de per­sonnes car la popu­la­tion est sur­tout com­po­sée d’of­fi­ciers, de sol­dats, de fonc­tion­naires et de com­mer­çants qui ne pensent qu’à s’en­ri­chir sur le dos du « nègre ». De plus les mis­sions, catho­lique et pro­tes­tante, étendent par­tout l’ombre de la croix. On brise les chaînes des super­sti­tions chez les noirs, et on leur en forge d’autres aussitôt.

Pour­tant, cer­tains élé­ments (très rares) cherchent à tâtons la voie vers une libé­ra­tion plus large, plus effec­tive. En ce moment existe sur­tout l’at­trait du vote et de l’in­té­gra­tion dans l’U­nion Fran­çaise. C’est assez com­pré­hen­sible. Vu l’é­tat des connais­sances des autoch­tones. Je crois même que c’est seule­ment dans cette voie que réside une pos­si­bi­li­té de libé­ra­tion sociale et d’en­ri­chis­se­ment spi­ri­tuel et maté­riel. Une vue trop sim­pliste du colo­nia­lisme qui consis­te­rait à en nier tous les bien­faits pour n’en faire res­sor­tir que les défauts, serait à notre époque com­plè­te­ment erro­née. L’oc­cu­pa­tion de ces pays par la France est un état de fait pas­sé dans les habi­tudes. État de fait accep­té par la popu­la­tion indi­gène dont la plus grande majo­ri­té — je dirais même la tota­li­té ― espère dans les chan­ge­ments civi­li­sa­teurs que leur appor­te­ront les blancs. D’une région à une autre, d’un vil­lage à l’autre par­fois, les dia­lectes sont dif­fé­rents. La langue fran­çaise sert de lien entre les hommes de la popu­la­tion répar­tie sur des ter­ri­toires dix ou quinze fois grands comme la France. Dès écoles ont sur­gi dans les grands centres indi­gènes ― pas en assez grand nombre mal­heu­reu­se­ment. Les enfants de douze ans que l’on ren­contre s’ex­priment en un fran­çais assez pur et ne parlent pas le « petit nègre » qui est le propre de leurs parents. Petit à petit naît une forme de civi­li­sa­tion qui, tout en leur appor­tant nombre d’er­reurs et de fausses connais­sances, les gra­ti­fie aus­si d’ap­ports maté­riels et intel­lec­tuels de pre­mière impor­tance. Une poli­tique d’an­ti­co­lo­nia­lisme qui consis­te­rait à aban­don­ner le pays serait, à mon avis, une erreur monu­men­tale, car elle plon­ge­rait la popu­la­tion de cou­leur dans la plus com­plète misère, sans aucun pro­fit pour personne. 

Est-ce à dire que l’ad­mi­nis­tra­tion blanche doit rece­voir les palmes et les féli­ci­ta­tions ? Cer­tai­ne­ment pas. La grande majo­ri­té des admi­nis­tra­teurs ne sont pas à la hau­teur de la tache à accom­plir. Trop nom­breux par­mi eux sont les fonc­tion­naires plus ou moins ronds-de-cuir chez les­quels la for­mule de l’exis­tence est : « bien gagner sa vie et pas d’his­toires ! » La pro­fes­sion d’ad­mi­nis­tra­teur devrait être un apos­to­lat, une voca­tion comme celle d’é­du­ca­teur, par exemple. Hélas ! notre socié­té mer­can­tile n’est pas apte à nous four­nir beau­coup de ces types d’hommes.

Dans chaque agglo­mé­ra­tion indi­gène l’ad­mi­nis­tra­tion fran­çaise est aidée dans sa tâche par des élé­ments noirs. Une sorte de conseil muni­ci­pal est consti­tué par les indi­gènes qui savent lire. Mais l’ad­mi­nis­tra­tion est toute puis­sante, grâce à l’or­ga­ni­sa­tion poli­cière qui dépend direc­te­ment du Com­mis­sa­riat. Le méfait le plus cou­rant est le vol. Ceci s’ex­plique par le fait que les indi­gènes vivent au jour le jour. Leur salaire est envi­ron le ving­tième de celui d’un blanc. Par contre, les crimes sont très rares. Ceci est en par­tie la consé­quence de la grande liber­té des indi­gènes en matière sexuelle. Les crimes pas­sion­nels sont incon­nus et ne sont même pas concevables.

Les jeunes gens se mettent en ménage entre 17 et 20 ans en géné­ral. Mais ils font faci­le­ment plu­sieurs essais consé­cu­tifs, ce qui fait qu’une jeune fille de vingt ans a quel­que­fois trois enfants, issus de trois pères dif­fé­rents. Quand un jeune homme veut coha­bi­ter avec une jeune fille, il fait un cadeau aux parents de celle-ci — le plus sou­vent une somme d’argent — et il com­mence à cou­cher avec elle sans autre forme de pro­cès. L’É­glise a été for­cée de s’a­dap­ter à ces mœurs. Elle fait des chré­tiens qui s’in­sou­cient du sacre­ment du mariage. Mais le contact des blancs et l’ap­port dans ce pays de parures modernes de toutes sortes a chan­gé en par­tie les don­nées du contrat amou­reux. Les jeunes filles ont très vite com­pris qu’elles pou­vaient mon­nayer leur corps. La pros­ti­tu­tion est deve­nue une ins­ti­tu­tion nor­male, recon­nue par tout le monde, géné­ra­li­sée. La jeune fille amène l’a­mant pas­sa­ger chez elle, sous l’œil bien­veillant de la mère, sur­tout si celui-ci est blanc. La mère le remer­cie même à la sor­tie. Mais, revers de la médaille, comme l’u­sage passe ici avant la connais­sance, il s’en­suit que les mala­dies véné­riennes se pro­pagent avec faci­li­té. Les efforts du ser­vice médi­cal fran­çais s’a­vèrent bien impuis­sants. Une jeune fille de dix-sept ans a déjà faci­le­ment connu de trente à cin­quante amants ; sur­tout celles qui sont jolies. Elles vivent ain­si en ne fai­sant pas grand’­chose. Elles se rat­trapent quand elles sont mariées, car alors elles vont aux champs plan­ter, biner, arra­cher le manioc ou les ara­chides. Le plus sou­vent, les femmes qui font ce tra­vail portent un enfant sur le dos, bien ser­ré dans un car­ré d’é­toffe et les jambes pen­dantes sur les flancs de sa mère. Le gosse dort et remue la tête à la cadence du bras qui tire sur la houe, tan­dis que le soleil darde ses rayons et que la tem­pé­ra­ture s’é­lève à plus de 45 degrés.

Toute l’A­frique noire vit, tra­vaille, chante, fait l’a­mour. Diver­si­té des hommes, uni­té du genre humain. Là comme ailleurs, des hommes souffrent et peinent. Là comme ailleurs l’es­prit cherche sa route, son sen­tier. Les espoirs sont bien faibles. Mais ne crée-t-on pas des espoirs à la mesure des pos­si­bi­li­tés de les réaliser ?

Avant de te quit­ter, je veux t’ex­pri­mer ma pro­fonde gra­ti­tude pour « l’U­nique », qui m’ap­porte tou­jours des joies nou­velles et je tiens à te sou­hai­ter longue vie, de telle sorte que je puisse encore long­temps en pro­fi­ter — ain­si d’ailleurs que tous nos amis. 

Mar­cel C.

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