La sensiblerie n’est pas la sensibilité. Cette dernière comporte un jugement plus sûr des choses et la faculté de discerner et d’apprécier la richesse d’une image ou d’un son. La sensiblerie au contraire ne repose sur rien de sérieux ou de durable : éminemment émotionnelle, superficielle, passagère, sans assises pour fixer son choix, elle prétend fournir une réponse aux problèmes que pose l’existence, alors qu’en réalité elle ne leur apporte aucune solution réfléchie, raisonnée. La sensiblerie repose, à l’origine, sur un mensonge, ce que j’appellerai « le mensonge sensoriel ». Le « pacifisme de sensiblerie » est un pacifisme romantique, efféminé, inopérant, un pacifisme de facilité, qui a horreur de tout pacifisme scientifique, ses conclusions reposent sur l’apparence et non sur la réalité de la vie ; placé devant les conséquences logiques de ses théories, le pacifiste de sensiblerie se dérobe.
Il ne voudra pas tuer une poule ou un lapin (c’est mon cas), mais se nourrira volontiers de leur chair, dès lors que c’est par autrui que volaille et gibier ont été mis à mort. Il ne tarira pas d’invectives contre les courses de taureaux, mais admettra volontiers la pêche ou la chasse, plus cruelles. Il est vrai que s’il répugne à la pratique de ces deux sports barbares, il en consomme volontiers les produits. Il ne se rend pas compte que chasse et pêche entretiennent dans l’espèce humaine le goût du meurtre. Casuiste, il établira une différence entre la souffrance utile et la souffrance inutile : inutiles pour l’espèce humaine les tueries tauromachiques, utile l’abattage du bétail puisqu’il répond au besoin d’une alimentation carnée. Alors que la vérité est que si l’aficionado réclame le meurtre des taureaux pour son plaisir visuel, le carnivore exige l’assassinat des bœufs, moutons, etc. pour son plaisir gastronomique. Pourquoi ne pas reconnaître carrément que le plaisir de l’homme n’est jamais complet si la douleur en est absente (hallali du cerf, combats de coqs, « mort du loup ».) Bref, pour le pacifiste de sensiblerie, ce n’est pas tant l’injustice ou la souffrance qui le révolte, c’est qu’il en soit témoin.
Mais là où la fausseté de ce pacifiste extra-sensible se donne libre cours, c’est quand il s’agit de la vivisection, plus barbare, plus cruelle que les courses de taureaux et les tueries de l’abattoir. Ici, c’est au nom de la médecine expérimentale que l’on torture les animaux, souvent pour arriver à de piètres résultats. D’ailleurs, la compassion envers l’espèce animale n’empêche pas forcément la pitié à l’égard de l’existence humaine. La Société protectrice des Animaux ne s’occupe guère de la protection des hommes. Il est vrai que face à l’humanité contemporaine, on comprend la préférence accordée au chien fidèle et reconnaissant. Dans les régions du Nord de l’Allemagne, chaque ferme met à part une gerbe de blé destinée aux petits oiseaux durant l’hiver ; cependant ce même peuple, qui pense aux besoins des oiseaux a toléré Dachau, Buchenwald et Ravensbruck. La protection des animaux considérée comme but dénote une sensibilité sans conséquence.
La science moderne apporte un appoint de taille à la sensiblerie. Naguère on tuait son prochain à coups de masse de chêne, à coups de hache, on se servait de coutelas, d’une dague, d’une longue rapière. Aujourd’hui le revolver, la guillotine, la chaise électrique, la fusillade opèrent avec plus de rapidité. Le meurtre passionnel serait-il moins fréquent si au lieu de se servir d’un revolver, le jaloux devait recourir an couteau de cuisine ou à la serpe ? La foule aime le sang. C’est pourquoi elle se rue aux exécutions capitales (lorsque celles-ci ont lieu publiquement), ou aux matches de boxe. Naguère, un Montherlant dénonçait comme faiblesse la condamnation des sports brutaux en laquelle il voyait une régression de l’énergie et une baisse de la virilité annonciatrice de notre défaite de 1940… Je note en passant que les Allemands, soldats de premier ordre, nul ne le conteste, se classent parmi les premiers à reconstruire au sein des ruines. Constatation absurde, mais réelle.
Prenons un exemple dans un domaine dont ne faut parler qu’avec réticence, l’homosexualité. Que par goût, tempérament acquis ou héréditaire, un homme choisisse le rôle passif, à quels dédains, à quels mépris ne se trouvera-t-il pas en butte de la part d’un « mâle », fût-il un pacifiste de sensiblerie ? Or, l’acte sexuel normal comporte la guerre dans ses manifestations : prendre, saisir, étreindre, posséder, voire engrosser, marques certaines d’un besoin autoritaire et souvent cruel de soumettre « l’autre » à sa volonté, de le plier à son désir.
Que conclure ? Le sectarisme, le parti-pris, le jugement a priori, le penchant, l’habitude interdisent un jugement sain. L’éclectisme fait défaut. Il faut voir les choses de haut, de loin, embrasser un horizon immense, illuminé. Tout essayer de comprendre avant de condamner. Abolir l’utile, ce lieu commun monstrueux et si variable. Refuser de définir et de bâtir des cloisons étanches dans les manières de voir. Tenter une vaste synthèse, être dévoré par cette passion de l’inutile que chantait le Giono de jadis, pour conquérir la joie.
René Guillot