[/ … Je ne suis l’esclave de rien au monde que de la
nécessité naturelle ; je ne suis asservi ni au prêtre, ni au
magistrat, ni à l’homme d’épée, je ne suis lié à aucun
parti, je n’obéis à aucun préjugé, je suis au-dessus du
respect humain et de la popularité même.
P.-J. Proudhon, (Lettre écrite de la prison de Sainte-Pélagie)/]
Les individualistes anarchistes prennent l’homme tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts. S’ils ne mésestiment pas sa capacité de puissance sur les impulsions de sa nature, ils n’ignorent pas sa propension instinctive à empiéter sur autrui, dans son être et dans son avoir. Le problème est le suivant : l’État aboli, la législation étatiste ayant disparu, comment peut-on concevoir un « droit », c’est-à-dire une norme de vie permettant la vie en société, d’une part, et de l’autre garantissant aux individus isolés ou associés de se développer sans sans entraves, ou empêchements, sans être exposés à subir des préjudices ou des dommages d’un genre ou d’un autre ? Pour y parvenir, comment les relations entre les sociétés ou les sociétaires (ou associés), s’établiront-elles ?
Proudhon dans son Idée générale sur la Révolution a répondu sans ambages, « Pour que je ne subisse d’autre loi que la mienne et que je me gouverne moi-même, il faut rebâtir l’édifice de la société sur l’idée de contrat ».
Le contrat, voilà le droit nouveau, considéré non seulement comme un postulat moral, mais encore comme une norme juridique.
Revenons à Proudhon.
« Parmi nos semblables, plusieurs sont convenus entre eux de se garder mutuellement la foi et le droit c’est-à-dire de respecter les règles de transaction que la nature des choses leur indique comme seules capables de leur assurer, dans la plus large mesure, le bien-être, la sécurité, la paix. Veux-tu adhérer à leur pacte ? Faire partie de leur société ? Promets-tu de respecter l’honneur, la liberté et le bien de tes frères ? Promets-tu de ne t’approprier jamais, ni par violence, ni par fraude, ni par usure, ni par agiotage, le produit en la possession d’autrui ? Promets-tu de ne mentir et tromper jamais, ni en justice, ni dans le commerce, ni dans aucune de tes transactions ? Tu es libre d’accepter ou de refuser.
« Si tu refuses, tu fais partie de la société des sauvages. Sorti de la communion des humains, tu deviens suspect. Rien ne te protège. À la moindre insulte, le premier venu peut te frapper, sans encourir d’autre accusation que celle de sévices inutilement exercés contre une brute.
« Si tu jures le pacte, au contraire, tu fais partie de la société des hommes libres. Tous tes frères s’engagent avec toi, te promettent fidélité, secours, service. En cas d’infraction de leur part ou de la tienne par négligence, emportement, mauvais vouloir, vous êtes responsables les uns envers les autres du dommage ainsi que du scandale et de l’insécurité dont vous aurez été cause : cette responsabilité peut aller, suivant la gravité au parjure ou la récidive, jusqu’à l’excommunication et la mort ».
Ces lignes sont bien connues, ce qu’on ignore généralement, c’est que Benj. R. Tucker les a insérées, traduites en leur entier, dans la conférence qu’il donna le 14 octobre 1890 à l’Université unitaire de Salem aux États-Unis, conférence destinée à donner à ses auditeurs, dit-il lui-même, une idée pertinente et claire de l’individualisme anarchiste.
Le théoricien individualiste n’a jamais varié sur ce point. Dans une société anarchiste, les relations entre les hommes sont basées sur le contrat.
Tout au long de son ouvrage Instead of a book, by a man too busy to write one (En guise de livre, par un homme trop occupé pour en écrire un) Tucker se préoccupe des possibilités de violation de la personne humaine, de l’empiétement, sur l’être et l’avoir légitime de l’individu.
Il a exposé ses idées sur le contrat, qu’il considère comme un instrument de grande utilité, bien que personne ne puisse l’employer pour abdiquer sa personnalité. Pourtant il n’a jamais dit que c’était le devoir de chacun de rompre tous les contrats aussitôt qu’on était convaincu qu’ils avaient été conclus sottement. Tout en proclamant que l’association volontaire implique nécessairement le droit de retrait, il considère l’accomplissement des promesses comme tellement important qu’il n’approuve leur violation que dans des cas d’extrême nécessité.
« Il est d’une importance tellement vitale que les associés puissent compter les uns sur les autres qu’il vaut mieux ne jamais rien faire qui puisse ébranler cette confiance, sauf au cas où elle ne pourrait être maintenue qu’au détriment de quelque considération de plus grande importance encore. Même quand il s’agit d’une promesse insensée (foolish) on regarde à deux fois avant de s’en délier… Tout individu, envers lequel un engagement a été pris, et de quelque nature que soit cet engagement, a le droit d’exiger, même par la force, l’exécution des clauses de ce contrat à moins que son accomplissement ne nécessite un empiétement sur un tiers… Celui envers lequel on s’est engagé a donc le droit d’exiger l’exécution par la force du contrat conclu ; il a aussi le droit de s’entendre avec d’autres afin qu’ils lui prêtent leur concours. De leur côté, ces autres ont le droit de se demander de quelle sorte de promesse il s’agit avant de le seconder. Arrivée à ce point, la question n’est plus qu’un problème de convenance et très vraisemblablement on trouvera que le meilleur moyen d’assurer l’exécution d’une promesse c’est de convenir à l’avance qu’on n’aura pas recours à la force pour son accomplissement.… Cependant, au point de vue de la justice et de la liberté, il faut toujours se rappeler qu’une promesse est une affaire bilatérale. Dans notre anxiété à laisser sa liberté à celui qui a promis, nous ne saurions oublier le droit supérieur de celui auquel on a fait la promesse… « Supérieur », parce que celui qui exécute sa promesse, quelque injuste que soit le contrat, agit volontairement, alors qu’en ce qui concerne celui auquel on a promis, il est victime d’une fraude, d’un vol, lorsqu’il y a non-accomplissement de la promesse — victime d’un empiétement, lésé, privé d’une partie de sa liberté contre sa volonté ».
On voit que Tucker cherche sans cesse à concilier l’idée du contrat avec le respect de la liberté individuelle, ce qui n’est pas toujours facile.
Je dois à la vérité d’exposer ici que je me suis jadis entretenu avec Tucker lui-même, lors d’un séjour qu’il fit à Paris, sur la question de l’empiétement sur la personnalité d’autrui, sur les cas de nécessité comportant la violation de la promesse, sur la résiliation du contrat, etc. En pratique c’est très difficile à déterminer et il s’agit plutôt de cas d’espèce que de règle générale. Grosso Modo, Tucker, concernant le contrat, s’avérait nettement proudhonien. Un contrat est fait pour être rempli, une promesse pour être exécutée.
« Considérant le contrat par rapport à la définition anarchiste de l’État, c’est-à-dire regardant celui-ci comme l’incarnation du principe d’agression ou d’empiétement, nous disons que l’État est l’antagoniste de la société ; la société étant essentielle à la vie individuelle et à son développement, la conclusion saute aux yeux que les relations de l’État à l’égard de l’Individu et celles de l’Individu à l’égard de l’État, sont des rapports d’hostilité qui persisteront jusqu’à ce que l’État périsse (Instead of a Book).
Ceci dit, alors que Tucker éditait « Liberty » on lui a demandé souvent ce que les anarchistes feront des individus qui s’obstinent à violer la loi sociale en s’attaquant à leurs voisins, en empiétant sur eux, le prolongement de leur personnalité, leur rayon d’activité.
Sa position est claire : « Nous sommes les ennemis les plus résolus des attaques contre la personne et la propriété et tout en nous préoccupant d’en détruire les causes, nous n’éprouvons aucun scrupule à employer contre leurs manifestations immédiates le traitement. héroïque qu’exigent les circonstances et la sagesse»… L’État aboli, sa disparition laissera en existence une association de défense, ne reposant pas cette fois, sur l’obligation mais volontaire, qui restreindra les activités des empiéteurs, des fauteurs de trouble par tous les moyens possibles. »
Mais quels seront les moyens de défense ?
Tucker admet, affaire de commodité, l’isolement (c’est-à-dire l’emprisonnement), la torture [[J’ignore ce que Tucker entendait exactement par « torture ».]] et même la peine de mort.
Il établit une différence ente la peine capitale infligée par une institution sociale qui fabrique les criminels. et la peine capitale, arme défensive d’une société volontairement constituée. Le meurtre est un acte offensif et on ne peut qualifier de meurtre un acte défensif.
« Je ne suis mû, déclare-t-il, par aucun désir de défendre le bagne, la guillotine ou la chaise électrique. Mais la vie d’un empiéteur (d’un agresseur), n’offre rien de sacré et il n’existe pas de principe valable, au point de vue de la société humaine, qui interdise aux empiétés, aux attaqués de se protéger de toutes les façons en leur pouvoir ».
Il convient de remarquer ici que l’anarchisme s’interdit tout contrôle sur la conduite individuelle.
Il ne s’agit que de la résistance à l’empiétement, à l’agression, à la violation de la « liberté égale », même les recours aux punitions, aux sanctions d’un genre ou d’un autre, n’auront lieu que si tous les autres moyens (persuasion. appel au raisonnement, etc.) ont échoué. L’anarchisme, selon Tucker, admet la saisie de ce qui appartient à l’empiéteur, à l’agresseur, jusqu’à concurrence de la réparation équivalente au tort causé.
Mais, qui décidera des punitions à infliger ? Tucker s’est toujours prononcé en faveur d’un jury choisi en tirant au sort douze noms extraits d’une urne, ou autre, contenant les noms de tous les membres d’une association. C’est ce jury qui décide s’il y a eu ou non tort fait, dommage causé, rupture réelle du contrat d’association, empiétement, agression, violation de la liberté égale, etc. Et jusqu’à quel point. La participation au jury peut ne pas être obligatoire, mais elle peut constituer une condition d’admission dans une association volontaire, de même que la levée d’une contribution destinée à l’entretien des tribunaux ou des lieux d’isolement.
Le droit, dans la conception tuckerienne, doit être si flexible qu’il s’adapte à tous les cas et n’ait pas besoin d’être modifié : il doit être considéré comme juste en raison de sa flexibilité et non, comme il l’est actuellement, en raison de son inflexibilité. Donc, les jurés auront à statuer non seulement sur les faits, mais sur la loi — sa « justice » dans le cas qui leur est soumis, son applicabilité aux circonstances des faits et la pénalité ou les dommages à infliger par rapport à l’importance de l’infraction commise. Ce qui évite les instructions qui pourraient être destinées à modifier la loi ou les règlements : cette modification est l’affaire du jury.
Tucker était d’avis de confier à des associations défensives, protectrices, composées de volontaires et établies sur la base de la concurrence — et moyennant contributions également volontaires ― les besognes de police, l’exécution des sentences civiles et criminelles, etc.
Pour bien comprendre le point de vue où se place Tucker, il faut se pénétrer de la différence établit entre la défense et l’agression (l’empiétement). C’est l’agression qu’il veut éliminer de la société, prise en général, et des associations volontaires, considérées en particulier. Le théoricien de l’individualisme anarchiste est revenu cent fois sur le sujet : le « mal » c’est l’agression et dans l’agression il fait entrer l’inexécution de la promesse, l’évasion du contrat.
Ce que j’ai voulu montrer c’est l’étroite fidélité de Tucker aux principes énoncés par Proudhon, dont il avait fait sienne la devise « La liberté est la mère de l’ordre ». Cependant Turker se déclarait volontiers disciple de Stirner. Nous verrons dans une prochaine étude si c’est à raison ou à tort.
E. Armand