Il y a quelque temps (dans le fascicule de mars de « l’Unique »), j’ai brièvement exposé : « Ma conception du Moi ». Je voudrais aujourd’hui revenir sur ce sujet que j’estime être d’une importance capitale pour des individualistes imbus du principe : « Connais-toi, toi-même ».
En fait, cette question du Moi est loin d’être aussi simple que d’aucuns se l’imaginent naïvement. — Ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, la difficulté réside dans le fait que, dans cette étude, c’est le sujet lui-même qui se prend pour objet et cherche à se définir. Cela implique une sorte de dédoublement de l’individu, mettant d’une part tout ce qu’il qualifie comme « Son Moi » et d’autre part ses facultés raisonnantes. Ce dédoublement ne va pas sans dommages pour la limpidité de l’exposé et pour la justesse des conceptions ; d’où la multiplicité des idées fondamentales sur ce sujet.
Je n’ai d’ailleurs d’autres prétentions, dans ces petits essais, que de montrer les différents angles sous lesquels peut être abordée cette question difficile et de découvrir certains horizons trop souvent noyés dans la brume d’une compréhension qui se refuse à admettre la complexité de la nature. Car, ici encore, se pose un grave problème : notre compréhension est strictement analytique, alors que la Nature et la Vie sont essentiellement synthétiques. Nous arrivons à comprendre quelque chose seulement après l’avoir disséqué et en avoir classé tous les éléments dans un ordre obéissant à notre logique. Nous classons et compartimentons à l’extrême toutes nos connaissances. Au contraire, la Nature la Vie, mettent simultanément en œuvre tous les constituants d’un même organisme : la graine porte en elle, à l’état de germe, les racines, le tronc, les branches, les feuilles, les fleurs du futur arbre. Une feuille ne saurait exister isolément, sans l’existence simultanée de tous les constituants de l’arbre auquel elle appartient. Et cependant, pour comprendre un arbre, nous le disséquons, nous distinguons et détachons, outre son squelette, ses fonctions nutritives (racines et radicelles), respiratoires (feuilles et chlorophylle), circulatoire (sève), etc. En réalité la fonction nutritive (par exemple) d’un arbre n’existe pas et l’on ne peut la détacher de l’arbre pris en son ensemble : on peut seulement dire que parmi ses fonctions vitales, l’arbre présente une fonction nutritive. Il y a là une nuance qui peut paraître subtile mais qui doit être présente à chaque instant dans notre esprit si nous ne voulons pas nous laisser égarer dans notre raisonnement et être la victime des mots que nous employons. Mais revenons à notre sujet.
Je voudrais exprimer aujourd’hui quelques réflexions qui m’ont été suggérées par la lecture d’un petit essai de P. Valéry intitulé : Réflexions simples sur le corps (variété V ― N.R.F.). Dans ces pages Valéry nous fait part de ses remarques sur notre corps et sur la façon dont nous pouvons le considérer en réfléchissant quelque peu. Il n’y a dans ces quelques lignes aucune découverte sensationnelle, aucune découverte même, mais simplement la marque d’une individualité qui sait appliquer sa pensée à une analyse de soi-même, suffisamment subtile et fine pour qu’il soit profitable à d’autres individus de se la proposer comme sujet de méditation.
Ainsi donc, au cours de cet essai, Valéry, procédant par analyse, discerne trois aspects de notre Moi-individu (au moins trois, ainsi que nous le verrons plus loin). Ce sont ces trois aspects que je vais essayez de développer en trois points distincts.
Premier aspect
C’est ce que nous appelons « MON CORPS ».
Tout le monde possède cette notion de « Son-Corps» ; cela paraît simple et cependant une foule de remarques intéressantes, bizarres et même troublantes peuvent être faites, que nous énumérons sans trop de commentaires, désirant plutôt susciter les réflexions de chacun que proposer des solutions toutes faites.
a) la connaissance que nous avons de cet « objet privilégié », (Mon-Corps) est variable et sujette à illusions ― ainsi d’ailleurs que tout ce qui est lié a une perception instantanée.
b) nous parlons de « Notre Corps » à autrui comme d’une chose qui nous appartient. Cependant, pour nous-mêmes, il n’est pas tout à fait une chose. Et il nous appartient un peu moins que nous ne lui appartenons.
c) « Notre-Corps » est à chacun de nous l’objet le plus important du monde et il s’oppose à ce dernier, il y a notre « moi » et ce qui est le « non-moi ». D’autre part, tout en s’opposant au monde, il se sait en dépendre étroitement, si étroitement que sa vie lui est conditionnée.
d) Considéré au point vue philosophique, « Mon Corps » peut être l’objet sur lequel repose le monde, ce monde se référant à lui ; ou bien inversement n’être qu’une sorte d’événement négligeable et instable de ce monde.
e) « Notre Corps » est pour nous presque informe. Nous n’en connaissons par la vue que quelques parties mobiles qui peuvent se porter voyante de son espace propre ; espace étrange, asymétrique, et dans lequel les distances sont des relations exceptionnelles. Je n’ai aucune idée des relations spatiales entre « Mon Front » et « Mon Pied », entre « Mon Genou » et « Mon Dos ». Il en résulte d’étranges découvertes. Ainsi ma main droite ignore ma main gauche. Prendre l’une dans l’autre, c’est prendre un objet non-moi sans pouvoir définir laquelle de ces deux mains est moi et laquelle non-moi.
f) « Notre Corps », si nôtre pourtant par définition, est néanmoins notre plus redoutable antagoniste. Il obéit ou désobéit, accomplit ou entrave nos desseins ; il nous en vient des forces et des défaillances surprenantes, et de brusques impulsions qui le font agir en vertu d’on ne sait quel mystère intérieur. À d”autres moments il nous semble devenir le poids le plus accablant et le plus immuable qu’il soit.
g) ce corps ignore le temps. Il est par essence le présent. Parfois certaines de ses parties ou régions se manifestent et prennent une importance devant laquelle tout n’est plus rien, et qui imposent à l’instant leur douceur ou rigueur incomparable.
P. Valéry définit fort bien, dans son style d’une richesse remarquable, ce « Mon-Corps » sur lequel nous avons noté quelques réflexions :
« C’est le sentiment que nous avons d’une substance de notre présence, de nos actions et affections, non seulement actuelles, mais à l’état imminent, ou différé, ou purement possible. »
Second aspect
Ce deuxième aspect est le corps que nous voient les autres et que nous pouvons apercevoir dans le miroir ou sur une photographie. C’est, en fait, le même corps que le premier mais « objet » d’une. conscience extérieure au lieu de l’être d’une conscience intérieure à lui.
Il possède une forme, il peut être touché, moulé, représenté et imité par un art quelconque (photographie, dessin, peinture, sculpture…) Il est le corps sur lequel s’ajustent les vêtements, les parures. Il est le corps que voit l’amour, anxieux d’y toucher. Il ignore la douleur qu’il traduit seulement par une grimace ou la dilatation de la pupille de son oeil. Il devient avec l’âge cette ruine qui, de tout temps a désespéré les hommes en général et les femmes en particulier, qui ne veulent se reconnaître aucun rapport avec ce vieil être ridé qu’elles voient dans la glace.
Quelques remarques sur ce second corps :
a) Notre connaissance de lui ne va guère plus loin que la vue d’une surface. D’ailleurs on petit fort bien vivre sans s’être jamais vu, ainsi les aveugles.
Il est remarquable que l’être vivant, pensant et agissant, n’a rien à faire avec son organisation intérieure. Il n’est pas qualifié pour la connaître. Rien ne lui fait soupçonner qu’il ait un foie, un cerveau, des reins, etc. ― au surplus ces informations lui seraient inutiles en ce sens qu’il n’a sur ces organes aucune possibilité d’action directe.
b) Jusqu’à un certain point, ce second corps peut être considéré comme une machine à notre disposition. Je peux transformer, ou modifier, le monde extérieur par le « mouvement de ce corps » dont j’ignore totalement la machinerie et son fonctionnement. Et ceci nous amène au troisième aspect, fort étrange.
Troisième aspect
Ce troisième aspect de notre corps n’a d’unité que dans notre pensée puisqu’on ne le connaît que pour l’avoir mis en pièces et divisé à l’extrême.
Imaginez la table d’opération, le bistouri… et cette quantité de viscères qui sortent de dessous la peau de ce second corps dont nous venons de parler. Ces viscères, ces os, ces muscles, ces veines, ce sang rouge, et tout cela réduits sous le bistouri en minces tranches, en gouttelettes. En considérant ces choses dans un microscope, nous voyons des cellules innombrables vivant leur petite vie, se nourrissant, se reproduisant, mourant. En regardant plus finement, des assemblages de grosses molécules, micelles du colloïde qu’est le protoplasma, et plus loin encore des atomes de carbone, d’hydrogène. d’oxygène, de fer, ultimes formes de la matière et seuil de nos représentations concrètes.
Quelques milliards de « pièces détachées » dont on se demande vainement comment a pu jaillir la forme et le mouvement, et quels sont leurs rapports avec la sensation et la pensée, voilà notre troisième corps — C’est celui des savants, celui que l’on étudie dans la profondeur des laboratoires et que l’on connaît uniquement par ouï-dire pour l’excellente raison que la nature s’oppose formellement à ce que nous pratiquions cette expérience sur nous-mêmes.
[|― O ―|]
Ainsi, donc je puis résumer ces trois aspects de notre Corps :
1° Le corps, « Notre-Corps » par lequel nous sentons, pensons, vivons… La substance de notre existence.
2° Le corps que nous voient les autres, sa forme, ses qualités extérieures, ses mouvements.
3° L’assemblage effroyablement complexe des atomes et molécules constituant les pièces essentielles de notre anatomie et l’emboîtement de toutes ces pièces de façon correcte et susceptible de donner lieu au fonctionnement de la machine humaine.
Je fais, de nouveau, remarquer ici que ce classement découle de la méthode analytique de notre raisonnement et qu’aucun des trois aspects, ci-dessus cités, ne saurait être envisagé solidairement des deux autres sous peine de ne plus discuter de la Vie, mais seulement d’un aspect. cristallisé de celle-ci.
[|― O ―|]
Nous voici maintenant. arrivés au point épineux de la question. Nous pouvons en effet examiner chacun des trois points qui viennent d’être exposés :
1° « Mon-Corps » avons-nous dit avec Valéry est la substance de mon existence.
2° Mon corps en second aspect. est celui que voient les autres, c’est ma forme et mon mouvement.
3° Mon corps, troisième aspect, est cet assemblage de particules atomiques qui en fin de compte me constituent.
Et toujours dans ces trois cas, je parle de moi. Autrement dit je tourne « autour du pot»… sans y pénétrer. Je me décris certains de mes aspects, peut-être tous, mais je ne me décris pas, je m’ignore totalement et tous mes aspects ne sont que les reflets disparates de quelque chose qui est caché à ma vue. Ou bien, pour m’exprimer autrement, ma vue semble ne pouvoir se diriger que sur les objets, qui m’entourent, qui ne sont réellement extérieur (quoique pouvant m’appartenir, ainsi mon corps) et ne pouvoir se diriger vers l’intérieur, vers son possesseur, vers Moi.
Aussi bien, ce problème est-il vieux comme le monde ; mais les solutions proposées sont souvent boiteuses.
Il y a des spiritualistes qui croient avoir trouvé la solution en nous adjoignant une âme individuelle, siège de notre conscience, ou cette conscience elle-même, et qui se sert du corps comme d’une machine. En fait ils parlent de leur âme ― celle-ci leur appartient, elle est donc leur propriété et par conséquent elle n’est pas eux, mais un de leurs (en admettant son existence). Le problème n’est donc pas résolu, mais rendu plus complexe encore.
Il y a eu aussi les matérialistes. Je dis il y a eu, car je considère qu’il n’en existe plus. Il existe seulement des individus qui se donnent ce nom pour s’opposer aux spiritualistes, mais je veux parler des matérialistes mécanistes de la fin du 19e siècle dont Le Dantec fut l’apôtre. Loin de moi l’idée de critiquer Le Dantec dont les idées me furent d’un précieux secours dans l’élaboration de mes connaissances. Malheureusement, si ses idées sont d’une impeccable rigueur et fort justes « en soi », elles sont loin d’envisager la question a fond et l’apparente solution qu’il donne au problème de la vie pèche simplement. parce que d’importantes parties du problème ont été éludées. La faute n’en renient d’ailleurs pas à Le Dantec mais à la science mécaniste de la fin du siècle dernier qui croyait être arrivée sur un sommet alors qu’elle côtoyait un abîme.
Je n’ai pas la prétention de vous préconiser un système, en remplacement de ceux qui sont défaillants ; mon but étant simplement, comme je l’ai dit plus haut, de vous inciter à jeter un regard sur la profonde complexité du problème, si profonde que l’on préfère généralement regarder ailleurs et adopter des solutions toutes faites, sans trop vérifier si elles sont exactes, et uniquement parce qu’elles sont plaisantes à l’esprit qui les adopte.
Paul Valéry paraît partager cette vue et je ne peux mieux faire que de vous proposer de réfléchir sur la proposition finale qu’il émet en conclusion de son petit essai. Je cite Valéry dans ses idées essentielles :
« Je dis qu’il y a pour chacun de nous un quatrième corps… Celui-ci est considéré indivisible du milieu cosmique duquel il ne se distingue ni plus ni moins qu’un tourbillon ne se distingue du liquide en quoi il se forme.
« Il n’est naturellement aucun des trois autres corps dont nous avons parlé et j’ajoute que la connaissance par l’esprit est une production de ce que ce quatrième corps n’est pas.
« En somme j’appelle quatrième corps l’inconnaissable objet dont la connaissance résoudrait d’un seul coup tous ces problèmes (ceux dont nous avons parlé plus haut) car ils l’impliquent.
« Les images, les abstractions ne dérivent que des propriétés et des expériences des trois Corps. Mais le premier n’offre que des instants. Le second quelques visions. Et le troisième, au prix d’actes affreux et de préparations compliquées, une quantité de figures plus indéchiffrables que des textes étrusques. L’esprit avec son langage, triture, compose, dispose tout ceci. Je veux bien qu’il en tire, par l’abus de son questionnaire familier, cas problèmes fameux ; mais il ne peut leur donner une ombre de sens qu’en supposant, sans se l’avouer, quelque Inexistence, dont mon Quatrième Corps est une manière d’incarnation. »
Ainsi se termine l’essai de Valéry.
Je sais des camarades qui vont me dire que la métaphysique ne les intéresse pas et qu’ils ne sont pas des rêveurs. Je leur répondrai qu’il n’est que d’ouvrir un ouvrage de physique atomique moderne pour se rendre compte combien peut être vague et indéterminée la frontière entre la science positive et la métaphysique, la dernière s’amenuisant continuellement au profit de la première.
Et puis devons nous refuser, par sentimentalité, la seule voie qui nous soit accessible pour essayer de trouver une solution à d’aussi graves problèmes ?
Je pense qu’à un chercheur digne de ce nom, toutes les voies sont bonnes pourvu qu’elles mènent au but.
Ainsi, lecteurs de « l’Unique », lorsqu’il vous sera donné quelques heures de calme cérébral, essayez de prendre une de ces voies et efforcez-vous vers le but, vers Votre but.
Nexpos