La Presse Anarchiste

Fleurs de solitude

[[Voir n° 5, 6, 10 et 14.]]

Tel que je suis. Tel que tu es. Être accep­té, reçu, consi­dé­ré pour ce que nous sommes, tels que nous sommes, cha­cun de nous. Ah ! la belle réa­li­sa­tion indi­vi­dua­liste. Je sais bien que tu te dis indi­vi­dua­liste, que tu le pro­clames, que tu l’af­fiches. Un peu indis­crè­te­ment par­fois. Je sais que tu sou­tiens de ta bourse les acti­vi­tés indi­vi­dua­listes, alors qu’il en est tant qui se contentent de l’ap­pro­ba­tion ver­bale. Je n’i­gnore pas que tu fré­mis de la tête aux pieds lors­qu’il est ques­tion devant toi de la pré­do­mi­nance du social sur l’in­di­vi­duel. Que tu bon­dis lors­qu’on fait mine de sou­te­nir l’i­dée de l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par le milieu. Je connais tout cela. Je sais même que tu as souf­fert pour tes opi­nions. Et c’est quelque chose. Et que tu te trou­ve­rais dans une situa­tion maté­rielle meilleure si tu t’é­tais mon­tré moins intran­si­geant. Et c’est quelque chose encore, cela. Peut-être pour n’a­voir vou­lu faire de ces conces­sions au milieu que le vul­gaire qua­li­fie d’in­si­gni­fiantes, tu as dû subir des pri­va­tions, des per­sé­cu­tions hors de pro­por­tion avec ce que le milieu deman­dait de toi. Je le croi­rai sans peine si mes affir­ma­tions sont exactes.

Mais tout cela conve­nu, je me demande si tu es assez indi­vi­dua­liste pour prendre tes cama­rades tels qu’ils sont. Je ne parle pas d’ex­cu­ser, de faire la part large, des influences ambiantes. Je sais que la lar­geur d’es­prit et la tolé­rance ne te font pas défaut. La ques­tion que je te pose est celle-ci : Prends-tu tes cama­rades tels qu’ils sont, comme ils sont, pour ce qu’ils sont ? Sans nour­rir d’eux un idéal — le terme importe peu — auquel tu vou­drais les voir répondre ? Sans doute tu excuses beau­coup, mais excu­ser n’est pas accep­ter, et la preuve c’est qu’a­près avoir fait plus ample connais­sance avec eux, tu découvres bien­tôt — sans en rien dire à autrui certes — qu’ils ne sont pas abso­lu­ment ce que tu vou­drais qu’ils fussent. Ain­si, celui-ci parle trop et ne réa­lise pas assez. Celui-là, dans telle cir­cons­tance, ne s’est pas conduit comme toi, étant à sa place, tu l’au­rais fait. Ce troi­sième inter­prète cer­taines de tes opi­nions — les plus chères — d’une tout autre façon que tu le fais toi-même, au risque de jeter le trouble dans l’es­prit de ceux qui te sont chers. Cet autre…

Et sur cha­cun tu as un mot à. dire, parce qu’en ton for intime tu sou­haites que cha­cun se conduise, non selon sa nature a lui, mais selon ce que tu dési­re­rais que soit sa nature — autre­ment dit à ton goût.

Or, tant que sans res­tric­tion, même men­tale, tu ne pren­dras pas tes cama­rades comme ils sont, tu n’ac­cep­te­ras pas qu’ils se conduisent selon leur nature, sui­vant leur état d’être, il y aura encore chez toi un coin déro­bé à l’ac­tion indi­vi­dua­liste. Tant que tu sou­hai­te­ras quelque peu qu’ils se conforment à l’i­déal que tu tu as ima­gi­né de leur vie, il res­te­ra encore chez toi de l’es­prit de domi­na­tion de l’homme sur l’homme.

E. Armand

La Presse Anarchiste