La prospérité matérielle permet l’extension de la culture intellectuelle et des arts. Les époques guerrières et de brutalité ont toujours été pauvres en productions artistiques et littéraires. Les « Renaissances » ne se produisent qu’aux périodes de paix.
Joie de vivre et bien-être moral sont pour moi synonymes. L’épanouissement de la joie ne peut se faire qu’aux époques de confiance et de liberté — de douceur par conséquent.
Le sentiment amoureux se développe aux périodes de bien-être ; il peut aller jusqu’à la préciosité. Chez les peuples guerriers, il suit la condition de la femme et reste refoulé en servage. Les vertus familiales en tiennent lieu.
L’amour a évolué depuis les sociétés primitives. Autrefois il était limité par les devoirs de la femme envers le chef de la famille, père ou mari, à qui elle « appartenait ». L’amour se réglait comme une question de propriété ; le mariage se faisait sous la forme simulée du rapt, le plus souvent, et en réalité, sous la forme de l’achat. La liberté de l’amour était considérée comme une sorte de vol envers le légitime possesseur.
Avec l’avènement du christianisme, l’amour se complique d’un problème moral. La liberté de l’amour est un cas de conscience vis-à-vis de la divinité. L’amour y prend un charme de plus. Le péché lui apporte ses ombres violentes qui mettent en valeur un plaisir défendu.
Les temps futurs verront la femme délivrée des chaînes du patriarcat et de la religion. Le plaisir d’amour y gagnera d’être accessible à tous. Déjà les temps modernes permettraient à la femme le libre choix, si la tyrannie de l’argent ne s’y opposait assez souvent.
Certes les temps futurs ne connaîtront plus la volupté des dames bien pensantes, oscillant du péché au repentir et finissant leurs jours dans l’espérance mystique des béatitudes célestes, espoir mêlé à l’inquiétude de ne pas se sentir en état de contrition parfaite. Mais faut-il regretter un épicurisme aussi raffiné, accessible seulement à quelques rares privilégiées ? Le progrès général retranche parfois quelques plaisirs particuliers. Quand on démolit une vieille maison, il arrive peut-être qu’on fasse disparaître une chambre bien orientée avec une vue agréable sur un jardin ou sur un parc. On ne peut pas conserver la vieille maison inhabitable pour la joie d’un seul locataire.
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L’adoucissement des mœurs favorise le développement de la sensibilité. Mais où est le profit, disent les pessimistes, si cette sensibilité amène une souffrance plus aiguë ?
La liberté augmente le sentiment de la responsabilité et ses soucis. L’amour-propre grandit et prête le flanc à de cruelles blessures. Ne vaut-il pas mieux vivre dans l’humilité, dans l’ignorance même, dans une douce médiocrité, avec une tâche bien définie, sous l’autorité d’une morale étroite et dans l’ordre imposé par la religion ? On y gagne la paix et la tranquillité.
J’ai vu des confrères regretter l’époque de la guerre où ils étaient médecins militaires, en somme fonctionnaires sans responsabilités, au lieu de la vie indépendante, mais fatigante, mais pleine de soucis que donne la pratique civile de la profession.
Nous connaissons une vieille demoiselle, qui avait une vocation marquée pour le théâtre et apparemment quelque talent. Par peur des aléas d’une profession décriée, elle s’est résignée à une vie étriquée ; elle est restée célibataire ; elle n’a pas connu les risques de la vie, ni ses joies.
Les vieilles filles — je ne parle pas de celles qui n’ont pas trouvé de mari à cause de la guerre, je parle de celles d’avant-guerre — ont eu peur du mariage, peur de l’amour, peur de l’enfant. En observant autour de soi, on s’aperçoit que la femme qui a un enfant, même la femme abandonnée, a la meilleure part. Elle a l’enfant, elle a « son bonheur sur cette terre », elle possède l’avenir, puisqu’elle fera effort pour élever et développer le jeune être qui la continue, et dont la vie, à son tour, les exigences mêmes, l’empêcheront de glisser à l’égoïsme maniaque des célibataires.
À ce propos, n’est-ce pas un progrès moral que le changement de l’opinion publique vis-à-vis des filles-mères, qu’on considère le cas soit dans l’antiquité, où la femme était plus ou moins esclave, soit dans la société chrétienne ? Il tend à s’établir sur ce sujet une tolérance générale. Qu’on ne m’objecte pas la misère physique et morale de la veuve ou de la fille-mère avec une ribambelle d’enfants. Je ne prêche pas la repopulation, le devoir de faire des enfants, beaucoup d’enfants. Je m’élève contre la peur du risque et la peur de la vie. Je note le pessimisme étroit de ces néomalthusiens qui ne veulent pas d’enfants parce que la vie est mauvaise, parce que les humains sont malheureux — pessimisme qui n’est parfois qu’une forme d’égoïsme déguisé.
Certes la sensibilité, en se développant, comporte des risques et des responsabilités, la responsabilité étant aussi un risque. Mais elle augmente aussi les plaisirs de la vie, et à un tel point que personne, sauf les faibles et les fous, ne sacrifiera jamais les joies morales de la civilisation aux aléas des souffrances auxquelles il est possible de se trouver exposé.
Peu de gens renonceront à l’amour à cause des tourments qu’il amène avec lui. J’irai plus loin et je dirai que le risque augmente la force du plaisir en y ajoutant une émotion. Le désir est excité par la difficulté de se satisfaire et par la crainte de l’échec. Une sensation agréable, mais dont la satisfaction est assurée sans effort et sans péril, perd assez vite son acuité, elle s’émousse. Le jeu a été inventé pour donner artificiellement aux plaisirs le risque et l’effort. Il y a même des jeux où le risque existe seul ; mais le plaisir paraît plus grand quand le risque s’accompagne d’un effort soit musculaire, soit musculaire et cérébral (habileté), soit purement cérébral. L’habileté qui s’ajoute à l’effort suppose elle-même un certain risque.
De même le travail donne du plaisir, le travail devient attrayant, quand il contient une part d’imprévu, ou une part d’initiative, ou une part d’habileté, ou une part de responsabilité, c’est-à-dire un risque, tandis qu’une besogne banale, imposée en service commandé, devient une corvée rebutante.
Le travail attrayant est le meilleur travail, on le fait avec goût, le risque maintient l’attention en éveil.
Le risque s’oppose à l’ennui. La richesse permet la satisfaction de tous les plaisirs matériels, elle les permet sans effort et sans risque. Les oisifs se blasent vite, ils ne trouvent plus de goût à rien, ils s’ennuient. La vie (et ses jouissances) perd pour eux toute sa saveur. L’ennui, le morne ennui, les accable, et c’est un terrible supplice. « La richesse seule, dit le proverbe, ne fait pas le bonheur. »
Deux solutions s’offrent à ces malheureux riches pour sortir de leur misère morale : ou bien l’exercice de la sensibilité, et surtout les passions, c’est-à-dire la sensibilité portée à son plus haut risque ; l’autre moyen, c’est le travail, un travail intéressant, un travail qu’on s’imagine intéressant, un travail qui s’allie au risque comme la vanité ou l’ambition, un travail dont l’utilité sociale est souvent minime, un travail quelquefois nuisible, mais un travail tout de même. L’activité et l’effort sont nécessaires pour échapper à l’ennui.
J’ajoute que l’activité et l’effort sont les meilleurs dérivatifs aux chocs moraux.
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Si la peur de la souffrance, la peur de l’effort, la peur de la responsabilité châtrent tout plaisir et toute énergie, elles ne mettent pas à l’abri du danger. L’humilité sociale ne protège pas des vexations et de la misère. La lâcheté devant la vie peut conduire un croyant à se réfugier dans un couvent. Encore n’y est-il pas à l’abri des tracasseries et des petitesses de la vie quotidienne. De renoncement en renoncement, la solution logique et dernière est le suicide. Devant le risque de la douleur il n’y a de véritable refuge que dans la mort.
La peur de la vie ne se traduit jamais par la joie, elle aboutit à la tristesse et à la mélancolie. Le pessimisme conduit à l’inaction.
La vie comporte le risque. Elle est un changement continuel, et le risque se présente à chaque changement. Les optimistes vont dans le sens de la vie — avec le progrès. Il serait aussi fou de vouloir arrêter l’effort humain, effort conscient ou inconscient, vers le mieux-être, que d’imaginer quelque puissance qui pût modifier le cours des astres. Ne pas s’opposer au progrès, mais rester neutre ou indifférent dans la lutte, c’est permettre à des vestiges du passé de persister concurremment avec de nouvelles formes de sensibilité, c’est être responsable du retard de la nouvelle adaptation sociale et augmenter ainsi la somme de douleur qui grève l’humanité.
Certes, il y aura toujours des pessimistes, c’est-à-dire des débiles, et c’est ainsi qu’on peut interpréter la parole du Christ : « Il y aura toujours des pauvres parmi vous ». Mais qu’ils se confinent dans leur égoïsme ou dans leur mélancolie et qu’ils ne découragent pas les autres.
M. Pierrot