La Presse Anarchiste

La fin d’une mission

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Mitrovitza (suite)

Jeu­di – Le direc­teur de l’hô­pi­tal refuse de nous lais­ser déjeu­ner à midi. Pour­tant il est enten­du que nous payons ; et nous ne sommes pas exi­geants ; nous avons eu comme menu aux repas pré­cé­dents un ragoût quel­conque, soit avec des choux, soit avec des pommes de terre ; le pain nous le tou­chons à la caserne ; la bois­son, c’est l’eau de la cruche ; nous avons aus­si du café.

Cepen­dant, méde­cins et admi­nis­tra­teurs serbes, méde­cins autri­chiens pri­son­niers, méde­cins grecs ou armé­niens, ont un repas, à deux ou trois ser­vices et du vin. Nous n’a­vons jamais man­gé en même temps qu’eux ; on nous traite comme des parents pauvres. J’a­vais cru d’a­bord à l’a­pa­thie et à la paresse des fonc­tion­naires de l’hô­pi­tal ; il faut bien se rendre compte qu’il y a une véri­table hos­ti­li­té contre nous ; les Serbes reprochent aux alliés de les avoir sacri­fiés ; non seule­ment on ne nous salue pas, mais on ne nous rend pas le salut. Les confrères pri­son­niers sont mieux trai­tés que nous ; ils ont leur chambre par­ti­cu­lière, toutes leurs aises et jouissent d’une véri­table consi­dé­ra­tion. Il est vrai que les forces aus­tro-alle­mandes sont victorieuses.

Je ne me sou­viens plus où nous avons man­gé ce jour-là et si nous avons mangé.

Il pleut ; et la pluie donne une impres­sion vague de tris­tesse. Les jours pré­cé­dents, un soleil tiède et cares­sant don­nait de la vie aux choses et de l’a­gré­ment aux pro­me­nades. D’ailleurs je me hasarde le moins pos­sible à tra­vers la boue et les flaques d’eau des rues ; mes chaus­sures sont per­cées, et je n’en ai pas trou­vé à acheter.

De nou­veaux cama­rades arrivent le soir.

La nuit, je dors mal à cause du froid, mal­gré la couverture.

Ven­dre­di. – Au réveil on aper­çoit la neige sur la cime des monts à l’horizon.

Dans la mati­née, nous ren­con­trons Mikaï­lo­vitch, sous-chef du ser­vice de san­té de l’ar­mée serbe ; il est rem­pli de bonne volon­té ; grâce à lui nous repren­drons nos repas à l’hô­pi­tal avec un ges­tion­naire particulier.

Il y a réunion géné­rale des méde­cins fran­çais à la caserne ; nous sommes déjà plus de qua­rante. Mais on ne sait rien sur nôtre sort. Le chef de la mis­sion attend des ordres de notre atta­ché mili­taire, en Ser­bie, lequel a pris le com­man­de­ment des mis­sions fran­çaises et a deman­dé des ordres à Paris.

Tous les deux ont la men­ta­li­té du fonc­tion­naire ; ils ont peur des res­pon­sa­bi­li­tés ; ils trans­mettent des ordres, ils n’o­se­raient prendre aucune initiative.

On nous apprend un chan­ge­ment de minis­tère en France ; la nou­velle nous laisse froids. On dis­tri­bue aus­si quelques lettres et quelques. jour­naux ; les der­niers sont datés du 17 octobre. Je n’ai rien reçu ; mon der­nier cour­rier m’est arri­vé le 11 octobre ; je n’ai pas de nou­velles des miens depuis la fin de sep­tembre, puisque la durée du tra­jet est au mini­mum de douze jours. Je n’i­ma­gine pas du tout quand je pour­rai en recevoir.

Les nou­velles qui cir­culent en ville sur la situa­tion de l’ar­mée serbe sont mau­vaises et font contraste avec l’op­ti­misme offi­ciel et béat des jour­naux fran­çais, déjà vieux de quatre semaines. On raconte que Krou­ché­vatz a été bom­bar­dé ; les Bul­gares s’a­vancent sur Les­ko­vatz ; enfin l’ar­mée serbe manque de pain et dans quelques jours man­que­ra de munitions.

Le soir, arrivent les cha­riots et les bagages que nous avions lais­sés dans les gorges de l’I­bar ! Je vais avoir du linge et une paire de chaus­sures en bon état, des bot­tines de ville, à bou­tons, sans clous. Seront-elles suf­fi­santes pour tenir jus­qu’au bout ? On ver­ra bien.

Same­di. — Jour de mar­ché. Beau­coup de cam­pa­gnards au cos­tume alba­nais. Les femmes ont une coif­fure par­ti­cu­lière : de lourdes anglaises enca­drant le visage et atta­chées par une médaille (mon­naie d’argent); un ban­deau d’é­toffe blanche passe sur le front ; au-des­sus, un orne­ment en forme de petite pyra­mide blanche, ornée de ver­ro­te­rie, coiffe le som­met de la tête sur le devant.

Des ânes, beau­coup d’ânes ; on en voyait très peu en Serbie.

Je me dirige vers les bains ; j’ai hâte de me laver pour chan­ger de che­mise, car j’ai trop peu de linge pour chan­ger sou­vent. Les poux m’ont empê­ché de dor­mir la nuit der­nière. Mal­heu­reu­se­ment les bains sont fer­més, et je remets à demain pour quit­ter mon linge sale, très sale.

Je ren­contre Mikaï­lo­vitch ; il nous annonce comme pro­bable le départ de la mis­sion lun­di ou mar­di. Il est temps : on s’en­nuie et on n’en­tend autour de soi que des récri­mi­na­tions. Les conver­sa­tions ne roulent que sur les pro­ba­bi­li­tés et les modes de départ. Pas­se­ra-t-on par Uskub ou par l’Al­ba­nie ? Des bruits contra­dic­toires cir­culent. Les opti­mistes pensent que l’ar­mée fran­çaise arri­ve­ra à déga­ger Uskub ; or, à cet endroit, se détache de la grande ligne Nich-Salo­nique un embran­che­ment qui abou­tit et se ter­mine à Mitro­vit­za. Nous n’au­rons donc qu’à prendre le train pour arri­ver sans encombre à Salonique.

Dans l’a­près-midi le grand état-major arrive ; c’est un signe que nous ne res­te­rons plus long­temps ici, car nous nous gênons mutuel­le­ment. Ces mes­sieurs ont l’ha­bi­tude de prendre leurs com­mo­di­tés et toute la place. En effet, on veut expul­ser quelques-uns de nos cama­rades du loge­ment qu’ils ont à la caserne pour y mettre la suite et les ordon­nances des offi­ciers serbes.

On apprend dans la soi­rée que nous par­ti­rons demain dimanche à midi. J’es­père avoir le temps de prendre un bain le matin.

De Mitrovitza à Prizrend

Dimanche 14 novembre. – Nous sommes convo­qués à la caserne pour orga­ni­ser le départ, tout au moins celui d’une ving­taine d’entre nous dont je suis. Le grand état-major serbe est arri­vé hier soir, et il faut faire de la place. Nous jouons de plus en plus le rôle d’indésirables.

Le ciel est cou­vert de nuées d’encre qui viennent du nord-ouest. Le pre­mier plan et le châ­teau-fort, encore enso­leillés, appa­raissent en clair ; les mon­tagnes de l’ar­rière-plan sont noires. Ce bizarre aspect du pay­sage ne pré­sage rien de bon pour le temps.

La réunion à la caserne est tout à fait inco­hé­rente. Il se trouve à la fin que nous par­tons tous ; du moins 39 par­ti­ront le jour même, soit 31 par le train. et 3 avec les chars à bœufs. Les autres par­ti­ront le lendemain.

Le che­min de fer par­court la plaine de Kos­so­vo, de Mitro­vit­za, point ter­mi­nus au nord-ouest, à Uskub sud-est, où il rejoint la ligne de Nich à Salo­nique. Il n’y a pas à espé­rer d’ar­ri­ver jus­qu’à Uskub que les Bul­gares occupent. On s’ar­rê­te­ra du côté de Prich­ti­na pour gagner la fron­tière alba­naise et tâcher de joindre Monas­tir au sud, où nous trou­ve­rons la ligne qui va à Salonique.

La dis­cus­sion pour l’or­ga­ni­sa­tion du départ a été longue. Nous devons par­tir à l’heure, je n’ai plus le temps d’al­ler aux bains turcs. Je me résigne à chan­ger de linge que j’im­bibe de ben­zine pour me débar­ras­ser des poux. La ben­zine, ver­sée abon­dam­ment, coule un peu bas. J’é­prouve une cuis­son extrê­me­ment désa­gréable que j’en­dure patiem­ment avec l’es­poir que les poux seront bien autre­ment incommodés.

Nous n’a­vons pas de pro­vi­sions, sauf celles que nous avons pu faire indi­vi­duel­le­ment dans un bourg où il n’y a plus rien. On nous a cepen­dant dis­tri­bué des pains minus­cules (gros comme le poing): du maïs vrai­ment immangeable.

Les nuées du matin ont cre­vé, il a plu. Nous patau­geons dans la boue jus­qu’à la sta­tion à un kilo­mètre de là. Je n’ai pas beau­coup de pré­oc­cu­pa­tions pour mes bagages, je n’ai qu’un sac.

Je n’ai plus d’es­poir de les retrou­ver jamais. Hier est arri­vé l’in­ter­prète d’un de mes deux pre­miers com­pa­gnons de route. Il s’é­tait char­gé avec mon inter­prète d’al­ler cher­cher nos can­tines, aban­don­nées dans le train à Ters­te­nik, et tous deux ensuite devaient les rame­ner en pas­sant par la brousse du côté de Krou­che­vatz. Les bagages furent retrou­vés, mais mon inter­prète, pris de peur devant les dan­gers et la fatigue du voyage, est res­té à Krou­che­vatz pour se lais­ser prendre par les Alle­mands, qui se sont, en effet, empa­rés de la ville après bom­bar­de­ment. L’autre inter­prète est venu seul. Quant, à nos can­tines, on les a cachées dans une cave de Krou­che­vatz. Faible consolation.

Le train ne part qu’à 3 heures de l’a­près-midi. Nous occu­pons à 31 une voi­ture de 3e classe sans com­par­ti­ments iso­lés. Le pay­sage est un peu. mono­tone ; c’est une plaine sans arbres avec des ves­tiges de champs de maïs. N’é­tait le sou­ve­nir de la san­glante bataille du Champ des Merles, qui livra autre­fois la Ser­bie à la domi­na­tion turque, l’on ne s’in­té­res­se­rait guère à la contrée. Un peu avant la chute du jour, nous aper­ce­vons à notre gauche un monu­ment blanc, qui doit être le Mau­so­lée du sul­tan Mou­rad, tué le soir de la bataille.

Nous arri­vons en pleine nuit à Lipliane, petite sta­tion au delà de Prit­chi­na. Le train ne va pas plus loin. On nous avait pro­mis monts et mer­veilles pour le cou­cher, c’est-à-dire des wagons et de la paille. Il n’y a rien. Il fau­dra pas­ser la nuit, assis sur les ban­quettes de notre wagon. Aupa­ra­vant nous nous dis­per­sons en recon­nais­sance. Nous trou­vons dans une baraque de bois, près de la voie, une sorte de gar­gote où l’on vend du vin à 2 fr. 50 le litre et des œufs durs. Je dîne avec ces œufs et quelques pro­vi­sions empor­tées de Mitro­vit­za : du cire (fro­mage) et des noix.

La nuit est mau­vaise, il fait froid. Le matin nous sommes dehors avant le jour, dans l’es­pé­rance d’a­che­ter dans le petit vil­lage du pain ou autre chose. Je n’ai rien pu trou­ver pour ma part que quelques pommes.

Je n’ai pas trop osé m’é­car­ter, car nous devions par­tir dès l’aube pour Priz­rend. On nous avait pro­mis 11 voi­tures et un four­gon auto­mo­bile pour 5 heures du matin. À 7 heures le fonc­tion­naire serbe, qui a reçu les ordres du grand état-major, amène cinq petites voi­tures. Vrai­ment, il n’en a pas d’autres (nêma viché). En s’en­tas­sant péni­ble­ment à quatre dans cha­cune, nous sommes loin de compte, car il y a aus­si des inter­prètes à caser.

Enfin, une par une, on obtient trois autres voi­tures ; mais je reste en sur­nombre avec un autre cama­rade. Ber­trand, le chef du groupe, exige une dixième voi­ture, et elle se décide à apparaître.

Le four­gon auto­mo­bile, qui va empor­ter nos bagages, est là aus­si. Mais le conduc­teur refuse de prendre tous les colis ; il serait trop char­gé, dit-il, et ne pour­rait pas faire le che­min. À la véri­té, quand il arrive à Priz­rend, on constate qu’il a pris avec lui huit pas­sa­gers serbes en sur­charge, en les fai­sant payer bien entendu.

Nous par­tons à 8 heures. Nous nous diri­geons à l’ouest vers les mon­tagnes d’Al­ba­nie qui bordent la plaine de Kos­so­vo. Nous par­cou­rons cette plaine pen­dant 5 à 6 kilo­mètres, c’est la brousse, ou plus exac­te­ment le steppe, avec des char­dons et quelques buis­sons de chênes nains. La teinte géné­rale donne l’im­pres­sion de blond argen­té — impres­sion d’au­tomne qui s’al­lie ce matin à une légère bruine.

Arri­vée à la mon­tagne, la route s’en­gage dans une val­lée qu’elle remonte len­te­ment. Cette route est vrai­ment belle ; c’est une route turque, bien construite, bien entre­te­nue, avec des bornes où les indi­ca­tions sont gra­vées en lettres arabes. Jamais dans les Bal­kans, je veux dire en Ser­bie, je n’en ai vu de sem­blable. Après Priz­rend je n’en ver­rai plus d’autre.

Le fond de la val­lée est occu­pé par des prés et des champs de maïs. Les contre­forts de la mon­tagne sont dénu­dés, ou cou­verts de brous­sailles de chênes roux. Plus loin nous entrons dans des bois de grands arbres : chênes et hêtres. Par­fois, on aper­çoit dans la val­lée une mai­son gris jau­nâtre ; ce n’est plus la petite mai­son basse de briques toute blanche dans son badi­geon­nage de chaux avec son toit de tuiles gau­frées, qui parais­sait si riante dans la cam­pagne serbe. Ici, les mai­sons sont de pierres schis­teuses et assez hautes ; le toit est cou­vert de plaques de schiste ; l’as­pect en est plu­tôt triste.

De temps, en temps, au bord de la route, on longe un petit cime­tière. Mais cette appel­la­tion est ici trop ambi­tieuse ; ce sont quelques tumu­li épars avec des pierres basses informes qui bordent la bour­sou­flure, ou tout sim­ple­ment une pierre blanche fichée à chaque extré­mi­té. Il y en a une dizaine sans enclos ; ils se confondent avec les autres acci­dents du sol.

Peu à peu nous nous sommes éle­vés, et nous arri­vons au som­met du col, à 915 mètres d’al­ti­tude, dit la carte. Il fait là un vent ter­rible et froid ; mais le pano­ra­ma est splen­dide. Nous avons à nos pieds une val­lée, ou plus exac­te­ment une large dépres­sion très mame­lon­née, orien­tée nord-sud, cou­verte d’un tapis roux, étran­ge­ment vif, que forment les brous­sailles de chênes : par places on dirait que le tapis est usé et laisse voir une trame vert mousse ; çà et là quelques pauvres villages.

Au delà appa­raît le chaos des mon­tagnes alba­naises, cou­vertes de neige, avec une échan­crure devant nous à l’ouest, en ce moment mas­quée par un rideau de pluie ; c’est par là que se trouve Prizrend.

La route des­cend en lacets ; mais elle n’est plus encais­sée comme dans la val­lée que nous avons gra­vie. Nous ren­con­trons plus sou­vent des mai­sons, tou­jours la mai­son alba­naise de pierres, assez éle­vée, à un, quel­que­fois à deux étages, avec des lucarnes étroites et une enceinte, soit un mur de pierres, soit une haute palis­sade cou­ron­née de fagots d’é­pines. La porte est bar­dée de fer. Chaque mai­son semble une cita­delle. Cha­cun se garde.

Nous arri­vons à un bourg plus impor­tant, Suka­rie­ka, où nous fai­sons halte. Des cama­rades, sont déjà ins­tal­lés dans une auberge où l’on nous sert du café et des œufs.

Il avait été déci­dé qu’on irait à Priz­rend en deux étapes. Mais nous appre­nons que nous avons dépas­sé la pre­mière ; il est 4 heures ; Priz­rend n’est pas très loin, nous repartons.

La route remonte sur un pla­teau assez large, à sol d’al­lu­vions, bor­dé de mon­tagnes. On dis­tingue bien­tôt une large bâtisse sur la pente des hau­teurs dénu­dées qui s’é­lèvent dans le loin­tain en face de nous, un peu à gauche.

Mais rien d’autre ne fait soup­çon­ner Priz­rend qui est là pour­tant, caché dans un repli entre le pla­teau et la mon­tagne. Le soir tombe, la nuit vient, et il se met à pleu­voir. On arrive tou­jours ain­si de nuit et sous la pluie dans des villes incon­nues. Tout à coup, on aper­çoit des lumières. Les mai­sons de Priz­rend s’é­tagent les unes au-des­sus des autres sur la pente de la mon­tagne, ou du moins on les devine. La route des­cend dans un fau­bourg, tra­verse un pont. Nous sommes dans une rue cou­verte de pampres. J’ai l’im­pres­sion d’être dans une grande ville. Nous arri­vons à un café brillam­ment éclai­ré, mais il est impos­sible d’y trou­ver place ; les Anglais y sont déjà ins­tal­lés pour y prendre leurs repas.

M. Pier­rot

(à suivre)

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