La Presse Anarchiste

Une lettre de Kropotkine

[(Cette lettre pri­vée, datée du 28 avril der­nier, a été adres­sée à Georges Bran­dès et a été publiée par l’Hu­ma­ni­té du 10 octobre. Il est curieux que ce jour­nal semble y trou­ver la jus­ti­fi­ca­tion du bol­che­visme. Ses lec­teurs sont-ils dénués de sens critique?)]

BIEN CHER AMI,

Enfin une occa­sion se pré­sente de vous écrire, et je m’empresse d’en pro­fi­ter, sans être sûr, d’ailleurs, que cette lettre vous parviendra.

Tous deux nous vous remer­cions de cœur pour l’in­té­rêt fra­ter­nel que vous avez pris à votre vieil ami, lorsque le bruit s’é­tait répan­du de mon arres­ta­tion. Ce bruit était abso­lu­ment faux, ain­si que les racon­tars concer­nant l’é­tat de ma santé.

La per­sonne qui vous remet­tra cette lettre vous racon­te­ra la vie iso­lée que nous menons dans notre petite ville de pro­vince. À mon âge, il est maté­riel­le­ment impos­sible de prendre part aux affaires publiques pen­dant une révo­lu­tion ; et s’en occu­per en ama­teur n’est pas dans ma nature. L’hi­ver pas­sé, que nous pas­sions à Mos­cou ; j’ai tra­vaillé avec un groupe de col­la­bo­ra­teurs pour éla­bo­rer les élé­ments d’une répu­blique fédé­ra­liste. Mais le groupe a dû se dis­per­ser, et je me suis remis à un tra­vail sur l’Éthique, que j’a­vais com­men­cé il y a une quin­zaine d’an­nées, en Angleterre.
Tout ce que je peux faire main­te­nant, c’est vous don­ner une idée géné­rale de la situa­tion en Rus­sie dont, à mon avis, on ne se rend pas bien compte en Occi­dent. Une ana­lo­gie l’ex­pli­que­ra, peut-être. 

Nous tra­ver­sons, en ce moment, ce que la France vécut pen­dant la révo­lu­tion jaco­bine, de sep­tembre 1792 à juillet 1794, avec ceci en plus que main­te­nant c’est une Révo­lu­tion sociale qui cherche sa voie.

La méthode dic­ta­to­riale des Jaco­bins fut fausse. Elle ne pou­vait pas créer une orga­ni­sa­tion stable et for­cé­ment elle abou­tit à la réac­tion. Mais les Jaco­bins abou­tirent néan­moins, en juin 1793, à l’a­bo­li­tion des droits féo­daux, com­men­cée en 1789, que ni la Consti­tante ni la Légis­la­tive ne vou­lurent ache­ver. Et ils pro­cla­mèrent hau­te­ment l’é­ga­li­té poli­tique de tous les citoyens. Deux immenses chan­ge­ments fon­da­men­taux qui, dans le cou­rant du XIXe siècle, firent le tour de l’Europe.

Un fait ana­logue se pro­duit en Rus­sie. Les bol­che­viks s’ef­forcent d’in­tro­duire, par la dic­ta­ture d’une frac­tion du par­ti social-démo­crate, la socia­li­sa­tion du sol, de l’in­dus­trie et du com­merce. Ce chan­ge­ment, qu’ils s’ef­forcent d’ac­com­plir, c’est le prin­cipe fon­da­men­tal du socia­lisme. Mal­heu­reu­se­ment, la méthode par laquelle ils cherchent à impo­ser, dans un état for­te­ment cen­tra­li­sé, un com­mu­nisme rap­pe­lant celui de Babœuf — et en para­ly­sant le tra­vail construc­tif du peuple — cette méthode rend la réus­site abso­lu­ment impos­sible. Ce qui nous pré­pare une réac­tion furieuse, méchante. Celle-ci cherche déjà à s’or­ga­ni­ser pour rame­ner l’an­cien régime, en pro­fi­tant de l’é­pui­se­ment géné­ral, pro­duit d’a­bord par la guerre, puis par la famine que nous subis­sons dans la Rus­sie cen­trale et par la désor­ga­ni­sa­tion com­plète de l’é­change et de la pro­duc­tion, inévi­tables pen­dant une révo­lu­tion aus­si vaste, accom­plie par décrets.

On parle en Occi­dent de réta­blir « l’ordre » en Rus­sie par une inter­ven­tion armée des alliés. Eh bien, cher ami, vous savez com­bien cri­mi­nelle envers tout le pro­grès social de l’Eu­rope fut, à mon avis, l’at­ti­tude de ceux qui tra­vaillèrent à désor­ga­ni­ser la force de résis­tance de la Rus­sie — ce qui pro­lon­gea la guerre d’une année, nous don­na l’in­va­sion alle­mande sous le cou­vert d’un trai­té, et coû­ta des flots de sang pour empê­cher que l’Al­le­magne conqué­rante écra­sât l’Eu­rope sous sa botte impé­riale. Vous connais­sez bien mes sen­ti­ments à cet égard.

Et néan­moins je pro­teste de toutes mes forces contre toute espèce d’in­ter­ven­tion armée des alliés dans les affaires russes. Cette inter­ven­tion aurait pour consé­quence un accès de chau­vi­nisme russe. Elle nous ramè­ne­rait une monar­chie chau­vi­niste — on en voit déjà les indices — et, notez bien ceci, elle pro­dui­rait dans l’en­semble du peuple russe une atti­tude hos­tile envers l’Eu­rope occi­den­tale — atti­tude qui aurait les plus tristes consé­quences. Les Amé­ri­cains l’ont déjà très bien compris.

On ima­gine peut-être qu’en sou­te­nant l’a­mi­ral Kolt­chak et le géné­ral Deni­kine on sou­tient un par­ti libé­ral, répu­bli­cain. Mais c’est déjà une erreur. Quelles que fussent les inten­tions per­son­nelles de ces deux chefs mili­taires, le grand nombre de ceux qui se sont grou­pés autour d’eux ont d’autres visées. For­cé­ment, ce qu’ils nous appor­te­raient serait un retour à la monar­chie, la réac­tion et des flots de sang.

Ceux des alliés qui voient clair dans les évé­ne­ments devraient donc répu­dier toute inter­ven­tion armée. D’au­tant plus que s’ils veulent réel­le­ment venir en aide à la Rus­sie, ils trou­ve­ront immen­sé­ment à faire dans une autre direction.

Nous man­quons de pain dans tout l’im­mense espace des pro­vinces cen­trales et septentrionales.

Pour se pro­cu­rer à Mos­cou, ou ici à Dmi­trov, une livre de pain noir, de seigle — en plus de la livre, ou du quart de livre par per­sonne, déli­vrée par l’État à un prix très éle­vé, mais rela­ti­ve­ment modeste d’un rouble soixante la livre (autre­fois cela repré­sen­tait 4 francs), — il faut payer de 23 à 30 roubles (soit 62 à 75 francs) la livre de 450 grammes. Et encore ! On n’en trouve pas ! C’est la famine, avec toutes ses consé­quences. Toute une géné­ra­tion s’é­tiole… Et on nous refuse le droit d’a­che­ter du pain en Occi­dent ! — Pour­quoi ? Serait-ce pour nous rame­ner un Romanoff ? 

Par­tout en Rus­sie nous man­quons de mar­chan­dises fabri­quées. Le pay­san paie des prix fous pour une faux, une hache, quelques clous, une aiguille, un mètre, n’im­porte quelle étoffe — mille roubles (autre­fois cela fai­sait 2.500 francs), les quatre roues fer­rées d’un méchant cha­riot russe. Dans l’U­kraine, c’est encore pire : on ne trouve de mar­chan­dises à aucun prix.

Au lieu de jouer le rôle que l’Au­triche, la Prusse et la Rus­sie jouaient en 1793, envers la France, les alliés auraient dû tout faire pour aider le peuple russe à sor­tir de cette ter­rible situa­tion. D’ailleurs, on ver­se­rait des flots de sang pour faire reve­nir le peuple russe au pas­sé, on n’y réus­si­rait pas.

C’est à construire un nou­vel ave­nir, par l’é­la­bo­ra­tion construc­tive d’une vie nou­velle, qui se des­sille déjà, mal­gré tout, que les alliés devraient nous aider. Sans tar­der, venez en aide à nos enfants ! Venez nous aider dans le tra­vail construc­tif néces­saire ! Et pour cela, qu’on nous envoie non pas des diplo­mates et des géné­raux, mais du pain, des outils pour le pro­duire, et des orga­ni­sa­teurs qui ont su si bien aider les alliés pen­dant ces ter­ribles cinq années à empê­cher la désor­ga­ni­sa­tion éco­no­mique et à repous­ser l’in­va­sion bar­bare des Allemands…

On me rap­pelle que je dois ter­mi­ner cette lettre déjà trop longue. Je le fais en vous embras­sant fraternellement.

Pierre Kro­pot­kine

La Presse Anarchiste