La Presse Anarchiste

Les martyrs de Chicago

Albert Parsons et ses compagnons

Vers 1880 parais­sait à Chi­ca­go un vaillant jour­nal heb­do­ma­daire, rédi­gé dans la langue et le style liber­taire de Jef­fer­son. Il était l’or­gane d’un syn­di­cat d’ou­vriers de l’im­pri­me­rie, affi­lié à l’ordre des Knights of Labor — les che­va­liers du tra­vail — et son rédac­teur en chef, Albert Richard Par­sons, était lui-même un membre de cette orga­ni­sa­tion ouvrière.

Les Knights of Labor, bien qu’ayant un carac­tère quelque peu franc-maçon­nique, furent néan­moins, sur le sol de la grande Amé­rique, les vrais pré­cur­seurs du syn­di­ca­lisme tel que nous l’en­ten­dons de nos jours en France. Leur pro­pa­gande, aban­don­née peu après les pen­dai­sons du 11 novembre 1887, fut reprise plus tard par les Tra­vailleurs Indus­triels du Monde (les I.W.W.).

Par­sons fut une figure incom­pa­rable dans les annales du pro­lé­ta­riat orga­ni­sé. Issu d’une des plus anciennes familles de la Nou­velle Angle­terre, il fut d’a­bord jour­na­liste et s’ac­quit, dans cette pro­fes­sion, une belle réputation.

Doué d’une grande faci­li­té de parole, il ne tarde pas à deve­nir un ora­teur très élo­quent. Son appa­rence très sym­pa­thique, son intel­li­gence alerte et vive, son savoir pro­fond acquièrent bien­tôt une grande estime par­mi la bour­geoi­sie bien pen­sante. Il a donc devant lui un ave­nir brillant ; ses débuts dans la poli­tique sont des plus encou­ra­geants, il arrive faci­le­ment aux fonc­tions très esti­mées de secré­taire d’É­tat, dans le cabi­net d’un gou­ver­neur. Mais les reven­di­ca­tions des exploi­tés ne devaient pas tar­der à trou­ver en lui un de leurs plus cha­leu­reux et dévoués défenseurs.

« C’est pour nous un jour heu­reux, déclare un des chefs des Knights of Labor, que d’a­voir l’hon­neur de rece­voir dans le sein de notre orga­ni­sa­tion un homme de la valeur de Richard Albert Par­sons. » En cette occur­rence, le nou­veau che­va­lier pro­non­ça un grand dis­cours. Déjà il est inter­na­tio­na­liste, son syn­di­ca­lisme est celui de Bakou­nine, son socia­lisme est celui de Pierre Kro­po­thine ; il ne peut plus sépa­rer le syn­di­ca­lisme du socia­lisme et de l’a­nar­chie-com­mu­niste. Pour bien pré­ci­ser sa pen­sée, il s’af­firme socia­liste-anar­chiste-com­mu­niste, car ces trois mots sont néces­saires pour évi­tez toute équi­voque, d’a­bord avec le mar­xisme, qui ne rêve que l’en­ré­gi­men­ta­tion, l’en­ca­ser­ne­ment du pro­lé­ta­riat, mar­chant comme un man­ne­quin docile au pas de l’oie, sous la menace constante des chefs de file, armés de la schlague, signe carac­té­ris­tique de leurs fonc­tions mar­xistes, et d’autre part avec l’a­nar­chie indi­vi­dua­liste, pré­co­ni­sant la pro­prié­té pri­vée et son corol­laire, l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme.

Deve­nu rédac­teur en chef de The Alarm, Par­sons, sans être jamais démen­ti, parle et écrit au nom des Knights. of Labor. Il pré­cise son atti­tude : Les orga­ni­sa­tions ouvrières doivent être des cen­trés d’é­du­ca­tion révo­lu­tion­naire. Chaque mili­tant doit voir dans les grèves des escar­mouches, pré­ludes de la grande guerre, la Révo­lu­tion sociale. Le but du syn­di­ca­lisme est d’ar­ri­ver à la trans­for­ma­tion de la socié­té en fai­sant de la pro­prié­té pri­vée la pro­prié­té de tous : la terre, non pas aux pay­sans, mais à la com­mu­nau­té tout entière ; les ate­liers et les usines non pas aux seuls arti­sans et ouvriers, mais à tous, pour les béné­fices et le pro­fit de tous. Ici il convient de citer cette défi­ni­tion de Jef­fer­son : « La terre appar­tient par usu­fruit à tous les vivants. » Dire que la terre doit appar­te­nir aux. pay­sans, c’est que l’on est prêt à recons­ti­tuer une nou­velle aris­to­cra­tie agraire.

Puisque la Consti­tu­tion des États-Unis recon­nais­sait alors le droit au peuple de se tenir constam­ment armé pour main­te­nir son indé­pen­dance et se pro­té­ger contre toute action tyran­nique de la part des gou­ver­nants, Par­sons recom­mande aux Knights of Labor de s’ar­mer et d’ap­prendre le manie­ment du fusil pour savoir s’en ser­vir en cas de néces­si­té. C’est ain­si que l’on vit dans une ville de l’Ouest 50.000 ouvriers défi­ler dans les rues le fusil sur l’é­paule. La plou­to­cra­tie eut peur, elle fit amen­der la Consti­tu­tion de telle sorte que ce droit fon­da­men­tal de la démo­cra­tie amé­ri­caine fut trai­té comme un vul­gaire chif­fon de papier.

Ce qui fait la force d’un tel mili­tant et lui per­met d’af­fron­ter toute la meute des chiens cou­chants des jour­na­listes de la grande presse, ain­si que la cla­meur des prêtres et des péda­gogues à la solde de la haute finance, c’est que ses idées et ses affir­ma­tions sont basées sur un prin­cipe révo­lu­tion­naire essen­tiel­le­ment amé­ri­cain, dont Jef­fer­son fut l’un des prin­ci­paux progéniteurs.

Comme reven­di­ca­tions immé­diates, The Alarm réclame la jour­née de huit heures, des salaires plus en rap­port avec le déve­lop­pe­ment du machi­nisme et de la vie indus­trielle. De ces reven­di­ca­tions Par­sons est l’âme la plus consciente, la plus dévouée et la plus agissante.

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Dans le cours du mois d’a­vril 1886, des grèves ont lieu à Chi­ca­go. Des gré­vistes mani­fes­tant devant les usines de machines agri­coles, Mac Cor­mich, sont roués à coup de gour­din, sabrés et fusillés par la police et les mer­ce­naires de l’a­gence Pin­ker­ton. Aus­si­tôt une pro­tes­ta­tion éner­gique et véhé­mente est lan­cée par les cama­rades du jour­nal de langue alle­mande Freie Arbei­ter Zei­tung, le jour­nal des tra­vailleurs libres, qui convoque en même temps une grande réunion en plein air, pour le 1er mai, sur la place de Hay­mar­ket. Ces cama­rades n’ap­par­tiennent pas aux Knights of Labor, c’est peut-être là une des rai­sons pour laquelle il n’existe pas de rap­ports intimes entre ce groupe et la rédac­tion de The Alarm. Ces mili­tants se sont ren­con­trés dans de grandes réunions inter­na­tio­nales, où cha­cun a par­lé dans sa propre langue, puis après a repris son acti­vi­té dans son cercle res­pec­tif, sans jamais plus se fréquenter.

Par­sons ne fai­sait donc point par­tie du Comi­té d’or­ga­ni­sa­tion de la réunion d’Hay­mar­ket ; cepen­dant il déci­da, en com­pa­gnie de sa com­pagne, Lucy Par­sons, de se rendre en ce lieu comme simple spec­ta­teur ; il s’y diri­geait lors­qu’il apprit qu’une bombe, lan­cée par une main res­tée jus­qu’à ce jour incon­nue [[C’est une erreur, l’au­teur fut, par la suite, nom­mé. C’é­tait le capi­taine de police qui diri­geait les opé­ra­tions contre la réunion, ou sur ses ordres. N.D.L.R.]], avait sou­dai­ne­ment fait explo­sion au moment où, contre les ordres don­nés par le maire, la police se pré­pa­rait à char­ger bru­ta­le­ment la foule des spec­ta­teurs. Plu­sieurs poli­ciers furent tués et d’autres bles­sés. La répres­sion ne se fit pas attendre ; les orga­ni­sa­teurs de la réunion et les signa­taires de la pro­tes­ta­tion contre le mas­sacre des gré­vistes de l’u­sine Mac Cor­mich furent arrê­tés. Les cama­rades Spies, Ling, Fisher, Fiel­den, Schwab et Neebs furent tra­duits devant la Cour d’as­sises. Par­sons ne fut pas inquié­té, du moins juridiquement.

Cepen­dant, la presse, après avoir hur­lé contre les auteurs pré­su­més de l’at­ten­tat du 1er mai ces « lâches anar­chistes venus des pays étran­gers, car seuls des étran­gers peuvent être anar­chistes », s’é­tait retour­née contre le rédac­teur en chef de The Alarm, et à grands cris elle réclame son arres­ta­tion et sa mise en accu­sa­tion ; mais il n’é­tait pas dans le pro­gramme de la plou­to­cra­tie de le pour­suivre. D’a­bord elle ne vou­lait point recon­naître au syn­di­ca­lisme, au socia­lisme et à l’a­nar­chie leur carac­tère vrai­ment amé­ri­cain ; puis elle savait que la bour­geoi­sie bien pen­sante n’a­vait jamais renié com­plè­te­ment Par­sons, qu’elle admi­rait plus qu’elle le détes­tait, et qu’au moment du dan­ger elle sau­rait le pro­té­ger, dans l’es­poir de le rame­ner à elle.

Par­sons, libre, connais­sant la fra­gi­li­té de l’ac­cu­sa­tion por­tée contre les cama­rades du Freie Arbei­ter Zei­tung, réso­lut de les sau­ver en venant crâ­ne­ment prendre place à côté d’eux. Les avo­cats de la défense lui avaient fait remar­quer tout le dan­ger que pou­vait avoir pour lui-même une telle conduite, mais il ne vou­lut écou­ter que la voix du cœur et de sa conscience. Au milieu des débats du pro­cès, il fit sou­dai­ne­ment son appa­ri­tion en disant aux juges : « C’est moi, Albert-Richard Par­sons, membre des Knights of Labor, socia­liste et anar­chiste com­mu­niste, rédac­teur en chef de The Alarm. La police me cherche, pour­tant je ne me suis jamais caché. Je n’ai pas peur, je suis inno­cent, comme le sont d’ailleurs tous les accu­sés ici pré­sents ; avec eux je péri­rai ou je sor­ti­rai libre. »

Cette belle atti­tude pro­dui­sit une impres­sion pro­fonde par­mi le peuple ; la bour­geoi­sie, celle dont nous avons déjà par­lé, se mon­tra réso­lue à sau­ver l’a­nar­chiste amé­ri­cain. Par contre, la plou­to­cra­tie par le canal de sa presse à grand tirage, et capable de toutes les infa­mies, mani­fes­ta un pro­fond sen­ti­ment de dépit pour toute la sym­pa­thie qui s’é­tait créée autour de la per­sonne du rédac­teur en chef de The Alarm ; elle réso­lut de prendre sa revanche, la chose lui fut d’au­tant plus facile que dans les Knights of Labor une sourde conspi­ra­tion était our­die contre Par­sons. La presse rep­ti­lienne insi­nua, éla­bo­ra des légendes, col­por­ta des rumeurs de sources poli­cières et, fina­le­ment, elle se fit mena­çante ; elle récla­ma la pen­dai­son de tous les accusés.

Le juge Gary, ins­tru­ment ser­vile de la plou­to­cra­tie, était réso­lu à arra­cher au jury un ver­dict géné­ral de mort ; Par­sons et ses cama­rades le com­prirent tout de suite. Les avo­cats de la défense éga­le­ment com­prirent qu’il leur serait dif­fi­cile d’ob­te­nir un ver­dict impar­tial ; les jurés avaient été triés sur le volet et il était inutile d’a­voir recours aux récu­sa­tions, d’ailleurs, ils ne purent obte­nir de Gary aucune récu­sa­tion de droit. Ce magis­trat durant tous les débats, ne cacha jamais sa haine, ni sa par­tia­li­té. Néan­moins, les défen­seurs sur­ent être à la hau­teur de leur tâche ; le chef de la défense sut per­son­ni­fier en lui la cause des accu­sés, il fut remar­quable comme avo­cat et admi­rable comme homme.

Par­sons durant trois jours plai­da sa cause et celle de ses com­pa­gnons, il attei­gnit les plus hauts som­mets de l’é­lo­quence ; il reven­di­qua le droit d’être syn­di­ca­liste, socia­liste et anar­chiste com­mu­niste ; il reven­di­qua la res­pon­sa­bi­li­té de tous ses écrits publiés par The Alarm. Pour jus­ti­fier ses idées révo­lu­tion­naires, il fit un cours d’his­toire : la Répu­blique amé­ri­caine avait été le fruit d’un puis­sant mou­ve­ment révo­lu­tion­naire qui visait le bon­heur et la liber­té pour tous. Ses fon­da­teurs com­pre­nant l’im­per­fec­tion de leur œuvre et crai­gnant une réac­tion furent assez sages pour vou­loir conser­ver l’es­prit de révolte par­mi le Peuple ; ce peuple, ils le vou­lurent constam­ment armé pour être tou­jours prêt à défendre les liber­tés déjà acquises et éga­le­ment pour en acqué­rir de nouvelles.

Auguste Spies fut, lui aus­si très élo­quent et par­ti­cu­liè­re­ment sati­rique. Les autres cama­rades ne furent pas moins éner­giques dans leur atti­tude devant leurs juges ; tout en niant toute par­ti­ci­pa­tion au crime de la bombe lan­cée le 1er mai 1886, ils reven­di­quèrent leurs droits comme socia­listes et anar­chistes. Ceux qui n’é­taient point syn­di­qués affir­mèrent leur par­ti­ci­pa­tion dans le mou­ve­ment pour l’ob­ten­tion de la jour­née de huit heures pour tous les prolétaires.

Le moment est arri­vé où le jury se retire dans sa salle des déli­bé­ra­tions. Les jurés sont indé­cis, un bon nombre est même prêt à un ver­dict néga­tif. N’ou­blions pas qu’en Amé­rique un ver­dict, ne peut être ren­du qu’à l’u­na­ni­mi­té, une voix dis­si­dente rend nulle toute déci­sion. Le juge Gary qui veut, contre tout et mal­gré tout, pro­non­cer des condam­na­tions à mort, rentre dans la salle des déli­bé­ra­tions et crie aux jurés que l’o­pi­nion publique demande la pen­dai­son pour tous les accu­sés, et qu’elle ne per­met­tra jamais un acquit­te­ment. Le jury se laisse convaincre et donne encore satis­fac­tion au sinistre magis­trat que devait flé­trir plus tard le cou­ra­geux et géné­reux gou­ver­neur Algelt. En consé­quence Par­sons, Spies, Ling, Fisher, Feil­den sont condam­nés à mort, et Schwab et Neebs à vingt ans de prison.

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Peu après ces condam­na­tions iniques et bar­bares, le Congrès annuel des Knights of Labor se réunis­sait à Cin­ci­no­rat ; des délé­gués y pro­po­sèrent une motion en faveur de Parsons.

Pow­der­ly, le grand maître de l’ordre, qui pré­si­dait se lève, il pro­nonce un dis­cours des plus veni­meux contre le mili­tant en faveur de qui l’As­sem­blée est déci­dée de se soli­da­ri­ser ; les délé­gués lui résistent, l’ex-rédac­teur en chef de The Alarm jouit de l’es­time géné­rale par­mi les tra­vailleurs orga­ni­sés. Alors ce pré­sident qui n’est autre qu’un traître au ser­vice de la plou­to­cra­tie, sen­tant que l’au­to­ri­té va lui man­quer pour faire oppo­si­tion à la motion en faveur de Par­sons, déclare que si l’As­sem­blée insiste dans sa pro­po­si­tion, lui, Pow­der­ly, sera obli­gé de par­ler et de tout dire, et il donne à com­prendre qu’il sait beau­coup lorsque en réa­li­té il ne sait rien. Par ce coup d’au­dace jésui­tique, le traître obtint ce qu’il dési­rait : le désis­te­ment du Congrès dans la pro­po­si­tion d’in­ter­ven­tion en faveur de Par­sons. Ain­si le ver­dict inqua­li­fiable de la Cour d’as­sises de Chi­ca­go était rati­fié par une orga­ni­sa­tion ouvrière forte de deux mil­lions de membres et qui a lais­sé der­rière elle un pas­sé révolutionnaire.

Mal­gré, tous les efforts qui furent faits par une élite de la bour­geoi­sie et des grou­pe­ments ouvriers indé­pen­dants, le 11 novembre 1887, au moment du lever du soleil, la trappe fatale s’ou­vrait sous les pieds de Par­sons, de Spies, de Fiel­den et Fischer. Quant à Ling, nar­guant ses bour­reaux, il s’é­tait fait sau­ter la tête avec une car­touche de dynamite.

Quelques années plus tard, en 1894, le gou­ver­neur de l’Illi­nois, Algelt gra­ciant les sur­vi­vants de la tra­gé­die de Chi­ca­go, Neebs et Schwab, pro­cla­mait l’in­no­cence des anar­chistes pen­dus le 11 novembre 1887 et stig­ma­ti­sait le juge Gary et toute la presse infâme, auteurs de ces hor­ribles pen­dai­sons, avec toute l’éner­gie et la convic­tion d’un jus­ti­cier et d’un ven­geur, conscient de la noblesse de sa mission.

L.C. Oswald

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