Comment je découvris l’Ouenza
Dans le courant de janvier 1908, l’Union Fédérale des ouvriers métallurgistes m’envoya en délégation dans l’Est. Successivement je visitai Nancy, Pompey, Faux et Neuves-Maisons. Puis quittant le bassin de Nancy pour ceux de Longwy et de Briey, je visitai Jœuf, Homécourt, Hussigny-Godbrange, Sanlnes, Villerupt et Longwy.
Depuis les grèves de 1905, je n’étais pas retourné dans ces régions. Hélas ! je pus me rendre compte que l’odieuse exploitation qui y sévissait alors n’était pas changée. Au contraire, elle s’était aggravée.
La plupart des économats, afin d’éluder le projet de loi déposé au lendemain des grèves de Longwy, par M. Flayelle, député des Vosges, avaient été « baptisés » coopératives.
Dans les usines, l’arrogance des potentats métallurgiques s’exerçait avec le même cynisme et la même impunité. Des milliers de Belges, d’Allemands, d’Italiens et de Français continuaient à être odieusement pressurés. Tout être qui voulait vivre, penser, s’organiser pour agir, était immédiatement affamé, chassé, expulsé.
Les blessés qui, en se cachant, osaient venir me demander conseil me parlaient avec la même terreur qu’autrefois des boucheries — hôpitaux annexés aux usines — où on les oblige à se faire soigner.
Dans les mines de fer, les basculeurs, payés par les ouvriers, qui avaient été imposés par la grève pour contrôler le poids des wagonnets de minerai, avaient été supprimés.
Bref, partout la terreur, l’épouvante tenaient et tiennent encore courbés des milliers d’ouvriers métallurgistes.
Aussi est-ce le cœur torturé par tous les récits lamentables, que j’avais entendus, que j’arrivai à Longwy un dimanche à 7 heures et demie du matin. Contrairement à mon attente, personne n’était à la gare. N’ayant pas l’adresse des camarades qui m’avaient écrit, je me dis qu’au train suivant ils viendraient me prendre et j’attendis au café.
Ayant été mêlé des mois durant aux grèves de Longwy, je fus vite reconnu. Les consommateurs présents ne se génèrent pas pour me dévisager et bientôt les injures habituelles : agent de l’étranger, payé par les Allemands, anarchiste, etc., arrivèrent à mes oreilles.
Je me gardais bien de répondre, lisant tranquillement mon journal. Mais un grand gaillard vint s’asseoir à ma table et alors s’engagea le dialogue suivant :
— Vous êtes bien Merrheim, de Paris ?
— Oui, et après ?
— Qu’est-ce que vous venez encore faire par ici ?
— Mettez que cela ne vous regarde pas.
— C’est possible, mais j’ai bien le droit de vous le demander.
— Et moi de refuser de vous répondre.
— Droits égaux, me rétorqua-t-il en riant. Cependant vous devez en avoir assez, voyons ! Pourquoi ? Pourquoi attaquer les Aciéries comme vous le faites ? Vous ne réussirez qu’à vous faire condamner chaque fois. Voyez : à Briey, à Nancy, à Paris, partout, c’est vous qui avez été condamné.
— Et après ? Si cela me plaît à moi d’être le perpétuel condamné !
— Mais, enfin, votre campagne ne saurait aboutir. Vous venez, aujourd’hui, pour faire une réunion ici, vous ne la ferez pas. Ce sera demain comme aujourd’hui ; nous sommes les plus forts.
— Nous verrons bien. En tout cas, vous pouvez faire à ceux qui sont les plus forts, que je prépare une campagne sur leurs mines, qui comptera…
Mon interlocuteur partit d’un grand rire. — Mon pauvre garçon, nous nous en fichons comme de vous-même. Puisque ça vous plaît d’être condamné, on vous poursuivra, et soyez sûr qu’on ne vous manquera pas. C’est décidé et vous avez dû vous en apercevoir.
— Mais qui êtes-vous ?
— Un ingénieur qui vous conseille avant d’entreprendre votre campagne — nouveaux rires — de jeter un coup d’œil sur l’Ouenza. Nous aurons la Meurthe-et-Moselle comme nous le voudrons et plus facilement encore l’Ouenza.
La conversation tourna alors en dispute et je quittai le café.
L’ingénieur — ou prétendu tel — avait raison.
La réunion n’eut pas lieu. En face de la salle qui avait été retenue, deux jaunes se tenaient avec un surveillant des Aciéries, un appareil photographique instantané à la main. Pas un ouvrier n’osa pénétrer à la réunion, et les deux camarades qui vinrent me retrouver furent renvoyés quelque temps après.
Mais rentré à Paris, je n’oubliai pas mon ingénieur et son défi. Je me mis en quête de renseignements sur ce mystérieux Ouenza dont j’avais entendu parler là-bas pour la première fois.
Le gisement de l’Ouenza
[|Sa richesse en fer… et en cuivre, en plomb, en zinc|]
Les gisements de fer de l’Ouenza, dans le département de Constantine, sont connus depuis longtemps. C’est, dit-on, une masse de fer de 30 à 40 millions, assez importante sans doute, mais qui ne représente guère plus, comme tonnage, que la plus petite des concessions de Briey, dans le département de Meurthe-et-Moselle.
Jonnart. Déclaration à la Chambre des députés. (Séance du 21 janvier 1910.)
L’Ouenza est situé à une centaine de kilomètres à vol d’oiseau, au sud du port de Bône (département de Constantine), sur la commune mixte de Morsott. La concession a une étendue de 3.079 hectares.
Quelle est l’importance de ce gisement ? Voici un premier point à éclaircir.
M. Jonnart reprend à son compte l’affirmation émise dans un article de la Revue Politique et Parlementaire [[Numéro du 10 janvier 1909.]], signé XXX. Ce mystérieux anonymat recouvre l’ingénieur Carbonnel, des services de M. Schneider, dont nous aurons à reparler.
« L’Ouenza-Bône, écrivait XXX, représente 40 à 45 millions de tonnes de minerai. »
Cette affirmation est absolument fausse. L’Ouenza recèle un nombre plus élevé de tonnes de fer et il possède en outre d’autres métaux qui accroissent la valeur de la concession.
Écoutons M. Labordère [[ Revue de Paris, n° du 15 février 1909, p. 809.]] :
Le Djebel-Ouenza, la colline .ferrugineuse, la masse de minerai de fer spéciale dont on s’occupe actuellement, n’est pas en effet un accident isolé de minéralisation. Dans un rayon d’une soixantaine de kilomètres autour du Djebel-Ouenza, il y a d’autres masses de minerai de fer, secondaires, mais encore importantes, dont l’ensemble peut atteindre 50 millions de tonnes. Ajoutez, semble-t-il, d’assez nombreuses poches de calamine (zinc), des filons plombeux ; enfin, avec un peu — ou beaucoup — d’imagination, on peut entrevoir qu’un des gros éléments d’avenir de cette région, c’est le cuivre : il y a, paraît-il, dans le Djebel-Ouenza lui-même, des kilomètres de galeries romaines qui ont servi à exploiter le minerai pour ses teneurs de cuivre.
Les déclarations dé M. Labordère devaient être précisées, peu de temps après, par M. Bordy dans l’Information [[Numéro du 30 mars 1909.]]. Nous apprenions alors que
L’un des plus distingués ingénieurs des Mines de l’État a estimé la puissance du gisement de l’Ouenza à 150 millions de tonnes. Ce n’est pas tout ; sous le chapeau de fer se trouve un énorme gisement de cuivre, lequel est à l’état d’oxyde de malachite, uzurite et cuprite avec des veines et noyaux de cuivre gris argentifère.
Cette mine de Cuivre de l’Ouenza est la plus importante de toute l’Algérie-Tunisie ; les minerais tout venant qu’on y exploitait en 1905, par galeries souterraines ou à ciel ouvert, ont une teneur moyenne de 5 p. 100 de cuivre métallique. Aux fameuses mines de Rio-Tinto, la teneur moyenne est seulement de 2,88 p. 100.
En accordant la concession de l’Ouenza, c’est toute la région que l’on accorde. Ce n’est pas simplement le minerai de fer qu’on peut évaluer au minimum à cent cinquante millions de tonnes [[Au dernier moment, M. Francis Laur écrit dans l’Information (n° du 2 février 1910) : « …Il est connu, avéré que la partie seule du gisement appelée Sainte-Barbe contient 30 millions de tonnes de minerai et c’est le plus petit morceau de l’Ouenza. Les plus modestes estimations ont accusé un total de 70 millions de tonnes et l’on est plutôt d’accord sur celui de cent millions.
Mais le gîte de l’Ouenza est inséparable de celui de Bou-Kadra, un peu plus au sud et qui contient encore plus de 50 millions. Il y a donc là 150 à 200 millions de tonnes de minerai de fer. »]], mais encore les minerais de zinc, de plomb et de cuivre.
Un rapport de l’ingénieur des mines Jacob, daté du 3 juin 1903, dit textuellement que le cuivre est mélangé au fer et qu’on sera obligé de les extraire ensemble.
M. Jonnart, pas plus que les porte-plumes du Creusot, n’avouent donc la richesse réelle du gisement.
Ce gisement possède une valeur plus grande encore quand on examine le marché international du fer.
[|Son importance internationale
La famine du fer|]
Le gisement du Djebel-Ouenza tire sa valeur de deux faits :
- Les principales nations métallurgiques, l’Amérique, l’Angleterre et l’Allemagne, sont à la veille de voir leurs gisements de minerai de fer épuisés ;
- Le minerai non phosphoreux de l’Ouenza est indispensable pour les fabrications spéciales de canons, obus, plaques de blindages, etc.
Examinons le premier fait.
Il n’est pas possible de le contester. Aussi, en a‑t-on pu trouver sous la signature XXX (alias Carbonnel) la reconnaissance éclatante :
L’Angleterre, qui est, à l’heure actuelle, le premier marchand de charbon du monde, n’a plus en minerai de fer que des réserves tout à fait insuffisantes ; elle épuise les lambeaux de quelques gisements d’hématite à haute teneur, et voit, d’année en année, baisser de qualité et diminuer de quantité le rendement de ses fers carbonatés du Cleveland. Il lui faut dès aujourd’hui 8 millions dé tonnes de minerai par an [[ Revue Politique et Parlementaire, n° du 10 janvier 1909, page 46.]].
Où ira-t-elle les chercher ?
En Espagne ? Les gisements qu’elle y possède à Santander, à Carthagène, etc., sont presque épuisés et ce qui reste revient à un prix trop élevé.
Les métallurgistes anglais sont donc en quête de mineerai. En France, avec quelques firmes allemandes, ils accaparent petit à petit la production des principales mines de fer des Pyrénées-Orientales. Le trafic e Port-Vendres avec l’Angleterre est devenu fort important.
Les initiés connaissent le « Consortium anglo-allemand et français des mines de fer du Canigou », propriétaire des mines de Riols, à Vernet-les-Bains, de celles de Ria, des Holtzer ; de Ballestavy, de Pauillac. On affirmait fin septembre 1908, qu’il cherchait à accaparer les mines de Filliols. Des propositions furent faites à ces mines de louer leurs concessions pendant vingt ans moyennant une redevance de cent mille francs par an, soit deux millions de francs.
La Meurthe-et-Moselle ne tardera pas non plus à leur fournir du minerai. Un ingénieur, inspecteur des mines de l’Est pour le compte de l’État, M, Bailly, a indiqué un moyen simple et pratique pour mettre d’accord métallurgistes anglais et français.
Les minerais de l’Est seraient expédiés par wagons et navires en Angleterre. Au prix moyen de 3 francs la tonne sur le carreau de la mine, auquel s’ajouterait le coût du transport, soit dix francs la tonne, jusqu’à un port anglais via Dunkerque, ce minerai serait rendu au prix de, 13 à 14 francs la tonne en Angleterre.
Or, à qualité égale (40. p. 100) le prix moyen du minerai anglais est, au minimum, de 18 francs la tonne. D’où bénéfice par tonne de 4 francs pour les métallurgistes anglais.
Les métallurgistes de l’Est y trouveraient, eux, cet avantage que les wagons et navires prendraient, comme fret de retour, les excellents charbons de Durham.
Pour y arriver, il suffirait de combiner les tarifs (c’est-à-dire de les abaisser) : il y aurait là un excellent moyen d’échapper au Kohlen-Syndicat (syndicat des cokes allemands) qui tient à sa merci les métallurgistes de l’Est.
Mais, « à cette heure — écrivait M. Bailly [[M. Bailly a reçu très récemment (1909) la récompense de ses services. Il a quitté le service de l’État pour celui du Comité des Forges et des Mines de fer de Meurthe-et-Moselle, qui a créé un service spécial d’études des combustibles, dont il est le chef.]], en 1907, dans une lettre aux métallurgistes anglais qui lui avaient demandé avis — les usines métallurgiques de Westphalie s’intéressent activement aux exploitations du bassin de Briey, il serait à désirer que les industriels ne se laissassent pas trop devancer par leurs rivaux allemands comme ils se sont laissés exclure par eux des mines de Suède ».
Si nous nous tournons du côté de la Belgique, nous trouvons une situation identique à celle de l’Angleterre. Les Belges réclament à cor et à cri le « pain » des hauts-fourneaux. Ils ont des mines de fer en Lorraine allemande, mais, hélas ! moins bonnes que nos mines de l’Est. Nous pourrions désigner une usine qui, ayant des mines en Lorraine allemande, préfère s’approvisionner en Meurthe-et-Moselle, parce que, à tous les points de vue, elle y trouve avantage.
Actuellement ; les Belges construisent des wagons vingt tonnes pour transporter, en Belgique, le mirai de Briey.
Restent les Allemands.
Plus que tous les autres, ils ont besoin de nos minerais. Leurs mines s’épuisent de plus en plus. Jusqu’en 1898, les Allemands exportèrent leurs minerais de fer. Mais, à mesure que leur métallurgie se développait, leur extraction devenait insuffisante. D’exportatrice qu’elle était en 1898, l’Allemagne maintenant demande, chaque année, plus de huit millions de tonnes de minerai de fer aux autres nations. Sa production de minerai de fer a été de 27.697.000 tonnes en 1907. L’étranger lui en a fourni 8.476.000 tonnes. La Suède entre dans ce chiffre pour 3.603.000 tonnes. L’Espagne pour 2.149.000 tonnes, et la France pour 792.000 tonnes.
C’est pourquoi, dans la Meurthe-et-Moselle, depuis 1900, ils ont successivement accaparé des milliers d’hectares de concessions. Voici une liste de ces concessions :
1900. — Concession de Batilly à Briey (étendue, 688 hectares) ; acquéreur, A. Thyssen.
1902. — Concession de Jouaville à Briey (étendue, 1.032 hectares) ; acquéreur, A. Thyssen.
1902. — Concession de Moutiers à Briey (étendue, 696 hectares) ; acquéreur, Deutsch Luxemburgische Berg Werks und Hutten (part, 25 p. 100).
1903. — Concession d’Hérouville ; acquéreur, Société des mines de Luxembourg et des forges de Sarrebruck.
1906. — Concession Pulventeux à Longwy (étendue, 216 hectares) ; acquéreur, Rochling et Cie.
1906. — Concession Valleroy à Briey. (étendue, 886 hectares) ; acquéreur, le même (part de 50 p. 100).
1906. — Saint-Pierremont (Nord) à Briey (étendue, 325 hectares) ; acquéreur, Aachener.
1906. — Saint-Pierremont (Sud) à Briey (étendue, 250 hectares) ; acquéreur, le même (part de 7 ½).
Enfin, en 1908, la concession de minerai de fer de Lérouville fut achetée par la Société Rumelange-Saint-Ingbert de Sarrebruck, et la concession de Bellevue, située à Briey, acquise par l’usine Burbach (Sarrebruck). Ces deux concessions, d’une étendue de 1.309 hectares, sont situées, comme celles qui ont déjà été achetées par des Sociétés allemandes, dans la partie la plus riche et la plus facilement exploitable des gisements de Meurthe-et-Moselle.
Soit près de cinq mille hectares de terrains ferrifères.
Aussitôt en possession de ces concessions, les métallurgistes allemands firent des efforts auprès de leur gouvernement pour alléger les frais de transport.
Le coût de transport d’une tonne de minerai de Conflans-Jarny (Meurthe-et-Moselle), à Dortmund (Allemagne) était de 8 marks 32. Le 1er mars 1908, la direction des chemins de fer allemands abaissait ce tarif à 6 marks 93, soit une diminution de 1 mark 39 pfennig par tonne.
Ce tarif est applicable aux stations frontières franco-allemandes, à celles d’Alsace-Lorraine, du Luxembourg et des chemins de fer prussiens et hessois, ces derniers comprenant toute la Westphalie.
De leur côté les métallurgistes français firent des démarches auprès de la Compagnie des chemins de, fer de l’Est pour faire diminuer les tarifs de transport de minerai. Le comte de Saintignon, l’un des dirigeants du Comptoir des fontes de Longwy et membre du Comité des Forges de France, entra comme administrateur à la Compagnie des chemins de fer de l’Est dans le but évident de remanier les tarifs. Il a obtenu satisfaction.
Ce n’est pas tout. Dans le Cotentin on a découvert des gisements de fer qui s’étendent sur près de 100 kilomètres, si l’on en croit les spécialistes. Or, ces gisements sont accaparés. Par qui ?
Par les firmes Krupp et Thyssen, les mêmes qu’on retrouve dans l’Ouenza.
Mais ces minerais ne répondent pas à tous les besoins ; ils sont à faible teneur, par conséquent impropres aux fabrications spéciales de la marine et de la guerre.
Le minerai de l’Ouenza, au contraire, est propre à ces fabrications. Jonnart le proclamait, le 21 janvier dernier, à la tribune de la Chambre :
Le minerai de l’Ouenza peut être utilisé par la plupart des usines métallurgiques de France. C’est un minerai non phosphoreux qui ne convient qu’à quelques grandes usines d’Europe, à celles qui se livrent à des fabrications spéciales perfectionnées.
Et il ajoutait :
Dès l’instant où les consommateurs belges, allemands et anglais, moins favorisés que les nôtres, se voient dans l’obligation d’importer, pourquoi serait-ce un crime de disputer leur clientèle à la Suède et à l’Espagne ?
[|Les minerais suédois|]
Disputer la clientèle de l’Espagne et de la Suède ? Mensonge ! Un de plus à ajouter à la série des mensonges proférés par le Gouverneur général de l’Algérie dans cette affaire de l’Ouenza.
Mon témoignage ne suffirait pas à convaincre M. Jonnart de fausseté. Mais il m’est possible d’invoquer celui du collaborateur de la Revue de Paris M. Labordère [[ Revue de Paris, n° du 15 février 1909, page 803.]] :
L’Angleterre n’en a plus guère que pour sept ans de ses minerais non phosphoreux ; Bilbao cessera dans un temps moins proche, mais pas très lointain, d’exporter de grandes quantités de minerai de fer riche. L’espoir de la métallurgie anglaise, l’espoir de la métallurgie allemande en tant qu’elles doivent importer des minerais riches, est donc concentré sur les réserves de minerai à haute teneur, se chiffrant celles-là par centaines de millions de tonnes, qui existent dans la Laponie suédoise.
La Laponie suédoise possède en effet de riches minerais de fer. Mais…, il y a un mais, depuis 1907, un contrat a été conclu entre l’État suédois et les Mines laponnes, réduisant dans de grandes proportions le minerai exportable.
Par ce contrat, sans bourse délier, l’État suédois sera en possession, en 1938, de la moitié des actions de ces mines.
À deux sociétés les plus importantes — Kirunavara et Gellivara — il a assigné un nombre maximum de tonnes qui, pendant une période de vingt-cinq ans, pourront être livrées à l’exportation.
En sorte qu’aujourd’hui, « excepté Koutivara, Koskulls-Kulle, Tuolluvara, tout appartient directement à l’État sous réserve de n’en rien extraire avant 1932 pour l’exportation, et à partir de 1932, le complément, Kirunavara et Gellivare peut être acheté [[. Nicou. La Suède. Ses minerais de fer. Son industrie sidérurgique, page 23.]] ».
D’après M. Nicou (page 22) Kirunavara et Gellivare pourront exporter 2.500.000 tonnes en 1908 et atteindre progressivement 3.700.000 tonnes en 1911 et 4.462.000 de 1920 à 1932.
Plus loin, page 26, il indique : « Les derniers contrats avec la Wesphalie passés par les mines laponnes s’appliquent à 14 millions de tonnes à livrer de 1908 à 1918. »
Enfin, s’il est interdit, jusqu’en 1910, au gouvernent suédois, par un traité de commerce avec l’Allemagne, de frapper d’un droit d’exportation les minerais suédois, il est possible qu’il le fasse à l’expiration de ce traité.
Et alors ?…
Alors, déclare M. Labordère, grâce aux millions de tonnes de l’Ouenza, le consortium aura entre les mains une arme avec laquelle, à certains moments, il pourra faire fléchir les prétentions du grand pays exportateur de minerais de fer riche qu’est la Suède…
… Pour ces métallurgies (allemande et anglaise), l’Ouenza doit apparaître un peu — n’exagérons rien — comme la clef du réservoir suédois de minerais. C’est l’atout d’un marchandage. Par une pression dont l’Ouenza leur donnerait le moyen, il est bien à parier qu’elles espèrent tirer, plus de minerai et à meilleur prix de la Suède [[ Revue de Paris, n° du 15 février 1909, pp. 803 et 804]].
Cette prévision de M. Labordère prend une forme profonde de vérité quand nous voyons M. Jonnart déclarer au Parlement : « J’entends au contraire lutter contre la concurrence suédoise et espagnole [[Première séance du 21 janvier 1910. Officiel, page 241.]]. »
C’est Krupp, qui parle ainsi, par la bouche de M. Jonnart.
Sans exagération aucune, M. Labordère avait vu juste, très juste dans le jeu du consortium.
À défaut de prévisions de guerre avec lesquelles nous pourrions montrer les artilleurs allemands nous envoyant des boulets fabriqués avec le minerai de l’Ouenza, Il est une autre considération extrêmement importante.
Les métallurgistes français, les Schneider, les Dreux, les Magnin, ont fait voter le maintien du droit de douane de 15 francs sur les fontes, également voté par M. Jaurès. Pendant qu’ils faisaient cela, ils mettaient entre les mains de leurs concurrents belges, anglais et allemands la « moelle » qui allait leur permettre d’accentuer cette concurrence.
Qu’on s’imagine la France, au contraire, maîtresse de son marché de minerai, ce minerai, devenu indispensable à la métallurgie européenne. La voilà mieux armée, plus résistante pour faire face à cette concurrence.
Partout s’accentue le besoin de minerai. Fait digne de remarque, l’Amérique elle-même recherche les minerais à haute teneur. L’Information (28 déc. 1909) annonçait que le Steel Trust venait d’enlever à l’Allemagne un marché de 1.200.000 tonnes de minerai de fer de Kirunavara et Gellivara, en Suède [[L’Amérique vient de se voir refuser par la Suède une demande de 100.000 tonnes de minerai, destinées à l’alimentation d’un nouveau haut-fourneau devant être, bientôt mis à feu. (Écho des Mines, 3 février 1910.)]].
Et c’est le moment que choisit M. Jonnart pour livrer. le minerai de l’Ouenza à prix de revient, sans conditions pour les ouvriers, sans avantages pour l’Algérie, aux métallurgistes belges, allemands et français !
Pour justifier cette décision, M. Jonnart a eu le toupet de déclarer devant la commission des travaux publics : « Si notre projet échoue, le Djebel-Ouenza ne sera pas exploité, car on ne reconstituera pas un consortium capable d’absorber au prix de revient toute la production de l’Ouenza. »
Au cours de ce chapitre j’ai démontré de façon probante que ce n’est là qu’un mensonge. Il est avéré qu’à n’importe quel prix, les Anglais et les Allemands achèteraient pour leur fabrication spéciale, les minerais de l’Ouenza.
Ce n’est pas à propos d’un gisement sans valeur et sans importance internationale que la bande Krupp-Schneider s’est battue avec la bande, Pascal-Portalis pendant près de dix ans. Cette vive et longue chicane, nous la retracerons dans un instant ; elle montre sous une lumière trop crue comment tous les pouvoirs administratifs et politiques se mettent aux genoux des barons du Comité des Forges, pour que nous ne l’utilisions, comme un exemple, en faveur de notre propagande révolutionnaire.
Mais l’essentiel de la question, ce qui nous intéresse par dessus tout dans cette affaire de l’Ouenza, c’est autre chose : quelles garanties sont accordées aux travailleurs qui demain extrairont le minerai de l’Ouenza ?
Les garanties ouvrières
Voici un gisement d’une richesse considérable. Il appartient à la nation ; il est propriété commune.
Le gouvernement de l’Algérie va-t-il le mettre doucement dans les mains du consortium Krupp-Schneider et lui dire « Voici 150 millions de tonnes de minerai de fer qui représentent une valeur marchande de 3 milliards. Je vous en fais royalement cadeau. Laissez-moi quelques miettes seulement. Quant aux ouvriers que vous occuperez, arrangez-vous avec eux et « arrangez-les » à votre sauce ! »
C’est ce que le gouvernement de l’Algérie, de mèche avec le consortium, veut faire. C’est ce que la Chambre des députés est à la veille de sanctionner.
Donner ce minerai sans garanties pour les travailleurs, c’est autoriser les procédés d’odieuse exploitation que les barons de la métallurgie appliquent en Meurthe-et-Moselle.
Car l’Ouenza et la Meurthe-et-Moselle se tiennent. Ce sont les mêmes sociétés qui courbent aujourd’hui sous leur tyrannie des milliers de travailleurs en Meurthe-et-Moselle, qui exploiteront demain l’Ouenza, les étrangers n’apparaissant que pour enlever le minerai.
Ce sera Schneider, Chatillon-Commentry, Neuves-Maisons, les Aciéries de la Marine et d’Homécourt qui exploiteront.
Nous ne voulons pas que les travailleurs algériens leur soient livrés sans conditions. Pour leurs maîtres et directeurs ils seraient de la chair à travail qu’on exploiterait sans merci ni pitié, comme en Meurthe-et-Moselle.
Assez de crimes sont commis journellement dans l’Est, pour que nous nous opposions de toutes nos forces à ce qu’il en soit ainsi demain dans l’Ouenza.
Nous en avons assez d’entendre leurs plaintes. Nous voulons libérer les travailleurs à venir de l’Ouenza et les
Actuellement, ces régions sont le réservoir mondial des métallurgistes, c’est bien le moins que le travailleurs en profitent.
Nous parlerons un jour prochain de la Meurthe-et-Moselle. Voyons comment se présente aujourd’hui la question de l’Ouenza.
« Il s’agit, dans l’espèce, de l’amodiation d’une minière [[Les gisements susceptibles d’être exploités à ciel ouvert constituent ce que la loi appelle une minière.
Les gisements qui ne peuvent être exploités que par des galeries souterraines constituent les mines.
Mines et minières sont soumises à de régimes légaux différents.
Tandis que la mine constitue une propriété immobilière, distincte du sol, et fait l’objet d’une concession de l’État, la minière fait partie intégrante du sol et est exploitée par le propriétaire de la surface ou par ses ayants droit.
Dans la question de l’Ouenza, la minière étant située sur un terrain domanial, l’Algérie est donc maîtresse de la surface, par conséquent propriétaire de la minière.]], en terrain domanial, c’est-à-dire du bail d’une propriété de l’Algérie », déclara M. Jonnart à la Chambre le 21 janvier dernier. L’Algérie est donc bien propriétaire de la concession. Elle peut imposer ; il faut qu’elle impose aux concessionnaires des garanties pour les ouvriers.
Qu’on n’allègue pas que c’est impossible. Il suffit de vouloir le faire. L’Algérie est propriétaire, comme l’était la commune de Fumay, dans les Ardennes, quand en concédant des ardoisières elle réclamait et imposait des garanties pour les ouvriers.
Ce que cette commune a obtenu parce que propriétaire, l’Algérie pour l’Ouenza, l’État pour la Meurthe-et-Moselle doivent pouvoir l’obtenir.
[|L’exemple des ardoisières de Fumay|]
[|La journée de huit heures et le minimum de salaire
y sont en vigueur depuis 1863|]
Une première fois, en 1863, la ville de Fumay concédait à une Société dite « Ardoisières du Moulin de Sainte-Anne » 8 hectares de fonds communaux.
Par un contrat — approuvé par le préfet impérial — la ville de Fumay imposait au concessionnaire UN MINIMUM DE SALAIRES et une échelle d’augmentation de ces salaires, basée sur le prix de vente.
outre, l’article 3 stipulait que les concessionnaires s’obligeaient conjointement à livrer à la commune Fumay le vingt-huitième pendant dix ans et le trentième après cette période de tous les produits marchands extraits de la concession.
L’article 4 indique que la redevance stipulée en nature, serait convertie et payée en espèces par le concessionnaire.
L’article 5 établit le minimum des salaires des ouvriers mineurs et fendeurs d’ardoises.
De ce minimum, basé sur le prix du mille d’ardoises qui était de 14 francs, il ressort que le fendeur de 1re classe devait être payé 3 fr. 20, celui de 2e classe 3 fr. 60 et celui de 3e classe 5 francs par jour.
Les mineurs avaient un salaire minimum de 17 fr. par semaine en troisième classe, 15 en seconde et 13 en première classe.
L’échelle de progression des salaires ne compte pas moins de trente clauses réglant automatiquement les salaires sur le prix de vente du mille d’ardoises. Chaque fois que la commune accordait une nouvelle concession, ou un agrandissement, elle imposait de nouveaux avantages.
[|Un modèle de statuts|]
En 1889, une Société belge demanda de nouvelles concessions. La municipalité socialiste de Fumay ne put pas moins faire que celle de l’Empire : elle imposa un contrat semblable au précédent, dont voici les principales clauses :
[(ARTICLE PREMIER. — Pour prix de cette concession, la société Sainte-Désirée paiera à la commune de Fumay, tant pour l’exploitation des tréfonds présentement et concédés précédemment, une redevance annuelle égale à la cinquantième de tous les produits marchands de son exploitation, et ce jusqu’au trente et un décembre 1909. À partir de cette date, celte redevance sera portée à la trentième pour tout le restant de la durée de l’exploitation.
ART. 2. — Jamais la redevance ne pourra être inférieure deux mille francs par an.
[|CONDITIONS SPÉCIALES À TOUS LES OUVRIERS|]
ART. 1. — La journée de l’ouvrier mineur se fera consécutivement sans heures d’interruption ; les ouvriers travailleront, toujours selon l’usage établi par eux.
La journée ordinaire sera, pour l’ouvrier mineur, de huit heures, celle du lundi ne sera que de quatre heures, mais payée à l’ouvrier comme complète.
Tous les ouvriers travaillant dans la fosse auront droit à deux heures de repos la veille des fêtes suivantes :
1er janvier, Pâques, Saint-Georges, Ascension, Pentecôte, Fête-Dieu, 14 Juillet, Assomption, Rosaire, Toussaint, Sainte-Barbe et Noël. Ils auront également droit à deux heures de repos le lendemain des fêtes ci-après :
1er janvier, Mardi-gras, Ascension, 14 Juillet, Sainte-Barbe, Noël. Les dimanches et jours de fêtes seront toujours considérés comme jours de repos.
ART. 2. — Les ouvriers débiteurs devront toujours être deux pendant le jour et trois pendant la nuit, soit pour couper, soit pour débiter dans le même ouvrage.
ART. 4. — Le salaire des ouvriers mineurs ne sera pas inférieur à 60 francs par quinzaine, ou cinq francs par jour, quel que soit le prix de vente du mille de flamande en dessous de 20 francs.
À partir du prix de vente de 20 francs par mille de flamande, quand cette ardoise subira une augmentation de un franc par mille, l’ouvrier mineur devra recevoir une augmentation de deux francs cinquante centimes par quinzaine, et réciproquement il en sera de même pour la diminution jusqu’au prix de vingt francs.
ART. 8. — Les ouvriers crabotteurs, wagonneurs, porteurs, chauffeurs, forgerons et mécaniciens ne pourront jamais être rétribués à des prix intérieurs à ceux indiqués ci-dessous.
Quel que soit le prix de vente du mille de flamande en dessous de 20 francs, savoir :
Les crabotteurs à raison de 5 francs par journée de huit heures. Les mécaniciens, chauffeurs et forgerons à raison de 4 fr. 50 par journée de dix heures.
Ces ouvriers recevront une augmentation proportionnelle à celle des ouvriers mineurs et fendeurs, lorsque les salaires de ces derniers seront augmentés.
(L’article 11 comporte une échelle mobile de salaires. Le prix de base est de 20 francs. Le minimum, des salaires varie depuis 3 fr. 60, 6 fr. 20, 7 fr. 20, 8 fr. 20 le mille d’ardoises, suivant les qualités.)
ART. 14. — La distance où devront se rendre les ouvriers pour transporter leurs décombres ne pourra dépasser dix mètres et cent mètres pour transporter les ardoises.
L’éclairage, le chauffage des baraques et chantiers est à la charge de la Société.
[|RETRAITES OUVRIÈRES|]
Lorsque les ouvriers (mineurs, fendeurs ou autres) deviendront âgés ou, par suite de blessures, ne pourront plus faire le travail qu’ils font habituellement, la Société concessionnaire ne pourra jamais les renvoyer. Elle devra les replacer sur les crabotages ou à l’arrangement des décombres, à raison de quatre francs par jour.
Cependant, s’il se trouve des ouvriers qui ont consacré vingt années de service à la Société, ceux-là devront toujours être payés comme les autres ouvriers, attendu qu’ils auront fait pendant le temps de leur jeunesse le bénéfice de ladite Société.)]
L’article 21 met à la charge du concessionnaire en cas d’accident les frais médicaux, pharmaceutiques, et en cas de mort, la somme nécessaire pour subvenir aux besoins de la famille.
[|Révisera-t-on la loi sur les mines ?|]
Voilà ce qu’une simple municipalité a pu faire sous l’Empire.
Voilà ce qu’elle obtient aujourd’hui encore de la Société concessionnaire.
Pourquoi donc l’Algérie n’ose-t-elle pas exiger de Krupp et de Schneider, les mêmes avantages pour les travailleurs ? Pourtant la situation est la même.
Si la commune de Fumay est propriétaire du terrain où sont creusées les ardoisières, l’Algérie, elle aussi, est propriétaire de la forêt domaniale où se trouvent les minières.
Pour les mines, l’État ne le peut qu’à la condition de réviser la loi de 1810. Dans la législation présente, les conditions de concession sont fixes et déterminées ; le Conseil d’État, dans ses séances des 19 et 26 décembre 1907, a conclu à la nécessité, si l’on désire introduire de nouvelles dispositions dans les futures concessions, de faire modifier la loi par les Chambres.
Le devoir des Syndicats de mineurs était de créer une agitation autour de cette question des concessions. Les mineurs du Pas-de-Calais ont laissé, sans ouvrir a bouche, accorder une dizaine de concessions en 1909. Nous avons, grâce à une lutte de deux ans, empêché qu’il en soit fait de même pour la Meurthe-et-Moselle. Mais l’échéance approche. L’affaire de l’Ouenza qui pose la question de principe va-t-elle se terminer en queue de poisson ?
Nous ne nous lasserons pas de le répéter : l’État peut et doit exiger des capitalistes cosmopolites qui vont accaparer ces richesses, une part pour les travaileurs qui les extrairont.
I1 peut et doit obtenir pour eux, comme à Fumay : Minimum de salaires ; échelle mobile selon le prix du minerai ; repos hebdomadaire ; journée de huit heures, etc…
Aucun député n’a élevé la voix, aucun parti n’a demandé que l’Algérie suive l’exemple de la commune de Fumay. Rien n’a été fait pour modifier la loi de 1810 sur les mines.
C’est un fait. Je le constate.
Faut-il attribuer ce silence général des parlementaires à l’influence du Comité des Forges ? Cette hypothèse s’impose. Le Comité des Forges dispose dans le Parlement et dans l’État d’une puissance occulte formidable. Celle-ci s’est manifestée d’une façon incessante et palpable au cours des conflits et des procès soutenus à propos de l’Ouenza. C’est ce que nous allons montrer maintenant.
(à suivre)
A. Merrheim