Il m’échoit, au commencement de cette campagne critique, une manière de bonne fortune. Je reçois un recueil de vers que rien ne signale à mon attention, que tout semble me conseiller de négliger. Livre de début. Auteur aussi inconnu que possible : je ne crois pas avoir jamais entendu prononcer son nom ni lu sa signature même dans la plus modeste des revues de jeunes. Et il faudra plusieurs pages parcourues pour savoir si j’ai affaire à un homme ou à une femme.
Dans une période de presse, quand les volumes s’entassent, menace fastidieuse, sur la table du critique, j’ouvrirais sans doute celui-ci au hasard, cherchant, sans même m’en rendre compte, une prompte raison de le jeter au rebut. Le hasard, discourtoisement malicieux, me la fournirait peut-être, cette raison. Il me ferait tomber, qui sait ? sur quelque inutile, ou banal, ou ridicule poème de guerre. Ils ne sont pas nombreux ; mais ils sont disposés, ces malencontreux et encombrants poèmes, au centre du volume. Sans doute parce qu’ils portent une manière d’uniforme, on leur a donné la place d’honneur. En voici un où « l’aigle » vaincu par le « coq » lève vers le ciel des yeux désespérés. Mais le ciel lui signifie que Dieu n’est plus avec lui et
Il ne voit qu’un vol de corbeaux.
Trop de volatiles ! dirais-je. Et, ayant, ce jour-là, comme Paolo et Francesca, autre chose à faire, je ne lirais pas du tout.
Par bonheur, je suis de loin. Quatre ou cinq volumes seulement et dont aucun ne m’attire de façon irrésistible. J’ai le temps de donner à chacun une audience négligente. Je commence par La Folle du Logis et je commence ce livre par le commencement. Je coupe les pages d’une main distraite ; je lis avec une indifférence qui risque de devenir ennui et dégoût, qui risque aussi de devenir curiosité. Elle disparaît progressivement, cette indifférence, devant un commencement de sympathie. Mais oui, vraiment, voici que je sens la présence d’un poète.
Un poète bien incomplet, certes, et imparfait. Mais peu à peu, de plus en plus, il me charme non seulement par ses qualités positives, mais encore par ce reste en lui de flou et d’incertain. Je ne sais quoi de frais et de délicat comme un visage d’enfant. Une joliesse hésitante et qui semble promettre la beauté future.
Prompt aux larmes, prompt aux rires, ce poète, pas plus qu’un enfant, né connaît ses dons véritables ou ses plus évidentes lacunes. « Je voudrais — dit-il — faire de la musique avec les mots de tous les jours. » Jolie ambition. Mais, chez Mme L. Guillet, le sens de la musique est banal et pauvre. Avec les mots de tous les jours, ce qu’elle réussit à faire, c’est de la grâce pittoresque, c’est de l’analyse subtile, c’est de la malice délicate.
Ce quelle aime aux profondeurs, ce que vraiment elle sent et peut exprimer c’est, dans l’être intérieur ou dans l’arc-en-ciel, la nuance fuyante. La nuance, c’est bien massif encore. Ce qu’elle cherche, ce sont surtout, – le titre d’une des grandes divisions du livre l’indique — les « demi-nuances ». Ah ! la malice qui s’adoucit de tendresse !… Ah ! la tendresse qui s’anime de malice !…
Subissant doucement d’une autre le mélange !
C’est le rouge qui prend au jaune plus de feu,
S’endeuille de violet en coulant sur le bleu.
Et je cherche le bleu quand il devient verdâtre ;
Et le vert, quand il est moins vert qu’il n’est bleuâtre.
Toujours, chez elle, la vision reste exacte et fine. L’analyse morale aussi est d’une délicatesse qui ravit. Presque toujours pittoresque et analyse se mêlent comme un clair ruisseau et les tremblants reflets de ses rives.
Il y a des morceaux, que je suis tenté de citer en entier. Il y en a peu. Trop encore pour la place dont je peux disposer : Offrande timide ; – Le temps n’épargne pas l’image ; — deux ou trois autres encore. Entre tous, je choisis Ce que dit un vêtement ! Les aimables mérites du poète, pittoresque, joli, sentimentalité fine, subtilité rieuse m’y semblent réunir assez complètement :
Sur quelque meuble, en le quittant,
Il garde dans ses plis un peu de notre allure
Et, pour les yeux observateurs,
Ces plis subtils dessinateurs,
De notre état d’esprit font la caricature.
Un vieux thème, si je ne me trompe, est ici renouvelé avec une ingéniosité naïve qui serait, sans le pittoresque et son continuel renouvellement, banale idée de romance et qui dicte d’ailleurs au poète musicalement mal doué un rythme banal et de romance, nous intéresse parce que nos yeux voient le spectacle changeant suivre tous les mouvements et toutes les sinuosités du sentiment.
Même ici je crois bien que le style est d’une souplesse insuffisante et il reste inférieur au détail souriant de l’invention. Mme Guillet nous dit à plusieurs reprises :
J’aime les mots simples, partis des cœurs
Elle ajoute, intimidée :
M’effraie en sa forme parfaite.
En quoi Mme Guillet fait preuve de quelque connaissance d’elle-même : son vol gracieux et court ne saurait la porter sur les hauteurs. Mais il est une perfection dans la simplicité. La Fontaine et Paul Fort la connaissent ; le chemin ne serait peut-être pas impraticable à Mme Guillet, qui les conduit à des chefs-d’œuvre d’autant plus aimables qu’ils semblent s’ignorer.
Je ne demande jamais que son expression devienne moins simple. Je la désirerais souvent plus exacte et que son flottement fût le sourire bordé au dessin précis et à la couleur nette des lèvres. Ou lorsque, le mot, suivant le conseil de Verlaine, n’est pas élu « sans quelque méprise », je voudrais, comme dans Verlaine, la méprise savante qui surprend d’abord, amuse notre hésitation, puis nous incline vers l’adhésion plus pleine. Mme Guillet, je le crains, comprendrait mal le vers délicieusement équivoque de La Fontaine :
Ses négligences sont les plus grands artifices.
Elle verrait peut-être un conseil de laisser-aller quand le doux maître du Gay-Scaron nous invite au travail poussé jusqu’à, s’effacer lui-même et à faire croire au plus naïf abandon.
Dans les vingt fables qui terminent le recueil, on regrette, plus encore que dans tout le reste, la faiblesse tâtonnante de l’exécution. L’invention est presque toujours originale et spirituelle. L’anecdote, toujours nouvelle, s’adapte, d’une ingéniosité, sans effort à la morale malicieuse. Mais… mais… mais… Les mots sont « de tous les jours », en quoi ils ont bien raison. Leur tort est d’être des hasards sans vigueur et sans bonheur.
Je propose à Mme Guillet la grande épreuve dont elle est digne. Qu’elle consente, comme elle le doit à ses dons indéniables mais occultés par sa négligence, à l’âpre et persévérant travail. Un temps, l’effort sera sans grâce et semblera lui voler tous ses mérites. Elle produira des vers qui perdront le naturel et n’atteindront point l’art. Elle brûlera courageusement ces planches amenuisées et gâtées pour apprendre à raboter. Elle traversera hardiment la période ingrate et obscure. De l’autre côté de l’effort touffu, elle trouvera le royaume de la vraie lumière. Elle y entrera simplifiée encore et plus artiste : simple comme La Fontaine et comme Paul Fort, non plus comme un enfant bien doué.
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Les Contes d. la Cigogne sont dédiés « à qui, insoucieux de vraisemblance, cherchera dans ces ébauches le rire informé qui naît de quelques grotesques aspects de la vie ». L’imagination qui s’y révèle est vigoureuse et féconde, mais vraiment trop inharmonieuse. Elle produit des chaos qui donnent le vertige et fatiguent trop pour permettre le rire. Je crois que l’échec est dû surtout au style tarabiscoté et précieux, compliqué et embarrassé, prétentieux et maladroit, amusant à la rencontre, presque toujours irritant de lourdeur et d’obscurité. Certes Luigi Russo me semble capable de devenir, s’il le veut avec ténacité, un écrivain français. Mais aujourd’hui, trop de ses hardiesses sont faites d’ignorance et on regrette qu’il n’ait pas conté en italien de Florence ou en dialecte de Naples.
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