La Presse Anarchiste

Le progrès moral

Si je consi­dère l’a­dou­cis­se­ment et le raf­fi­ne­ment des mœurs comme pro­grès moral, si je donne la joie de vivre, et non la péni­tence, comme but de la ver­tu, on me dira que je fais le tableau d’une socié­té d’a­ris­to­crates. Je n’y contre­dis pas. L’i­déal humain me semble être l’a­vè­ne­ment d’une Socié­té où la déli­ca­tesse des sen­ti­ments et la poli­tesse des mœurs régle­raient les rap­ports des hommes.

Un pré­ju­gé décide que l’a­dou­cis­se­ment des mœurs com­porte la dégé­né­res­cence morale. On vante les mœurs pures des bar­bares et on les oppose à la cor­rup­tion des peuples civi­li­sés. Les mora­listes dénoncent le relâ­che­ment des mœurs aux époques de bien-être matériel.

Il fau­drait exa­mi­ner si la cor­rup­tion s’é­tend à la popu­la­tion tout entière, ou encore si le relâ­che­ment des mœurs n’est pas pris dans le sens de liber­té sexuelle, ou bien, si les mœurs nou­velles qui se déve­loppent ne viennent pas heur­ter le vieux cadre des cou­tumes morales et reli­gieuses fon­dées sur la tra­di­tion et sur l’autorité.

Les écri­vains mora­listes appar­tiennent presque tou­jours au vieux cadre. Ils sont hor­ri­ble­ment cho­qués des atteintes aux tra­di­tions et aux prin­cipes d’au­to­ri­té. C’est l’a­nar­chie, c’est la fin de tout. Des mœurs plus douces, et par consé­quent plus libres, leur semblent une dégradation.

D’autre part, le relâ­che­ment des mœurs est d’or­di­naire pris dans le sens de liber­té sexuelle [[Pour l’hu­ma­ni­té, qui pen­dant des mil­lé­naires a connu l’an­goisse de la faim, la pre­mière satis­fac­tion du bien-être est de bien man­ger et de bien boire. Mais c’est là un stade pri­mi­tif dans les habi­tudes de bien-être. Les par­ve­nus, par exemple, avec l’é­pa­nouis­se­ment de leur vani­té, n’ont pas d’autre motif de jouis­sance. L’al­coo­lisme fait des ravages épou­van­tables par­mi les popu­la­tions pri­mi­tives. Gor­ki raconte dans ses mémoires les ter­ribles excès alcoo­liques du peuple russe. En Occi­dent on ren­contre plu­tôt des ivrognes par­mi les manœuvres que par­mi les ouvriers qua­li­fiés. L’ac­tion syn­di­cale ouvrière, avant la guerre, avait dimi­nué for­te­ment l’al­coo­lisme, même chro­nique. Dans la bour­geoi­sie, après la pre­mière géné­ra­tion, le goût de l’al­cool se res­treint à un plus petit nombre d’in­di­vi­dus. Cette consta­ta­tion ne signi­fie pas ver­tu, ni puri­ta­nisme. Le pauvre diable n’a que le plai­sir de la gueule. L’in­tel­lec­tuel, ou, à la rigueur, le riche, édu­qué et évo­lué, ont d’autres plai­sirs qui balancent le plai­sir de la table et l’emportent sou­vent sur lui.

À sujet, il y aurait une longue dis­ser­ta­tion à faire, sur le méca­nisme du per­fec­tion­ne­ment moral. L’é­qui­libre se fait non par ver­tu impo­sée, mais par le déve­lop­pe­ment har­mo­nieux de tous les plai­sirs : maté­riels, intel­lec­tuels, artis­tiques, affec­tifs, satis­fac­tions morales de toute sorte (les­quelles sont aus­si des plai­sirs). Ce per­fec­tion­ne­ment moral, le seul véri­table, ne peut exis­ter qu’a­vec le déve­lop­pe­ment du bien-être.

Que Pin­gri­veaux me par­donne, cette fois encore, d’être trop bref.]]. Je me borne à dire que ce n’est pas la même chose, et que la liber­té sexuelle n’est pas for­cé­ment un cri­té­rium de régres­sion morale.

Enfin, il est pos­sible que les cri­tiques s’a­dressent sim­ple­ment à une par­tie de la popu­la­tion, à celle qui vit en para­site, se laisse aller à tous ses caprices aux dépens du pauvre peuple. Les Pères de l’É­glise, qui à ce moment-là fai­saient figure de révo­lu­tion­naires, ont ton­né contre la bas­sesse morale des riches. Je me range à leur opi­nion. On me dira que je suis en contra­dic­tion avec mes articles pré­cé­dents. Si le bien-être engendre la bien­veillance, si l’é­du­ca­tion enseigne la poli­tesse et apprend la maî­trise de soi, les classes riches devraient don­ner l’exemple des plus hautes ver­tus et les rois être des surhommes.

L’es­prit humain est habi­tué à rai­son­ner par dilemmes ; c’est un pro­cé­dé com­mode pour la dia­lec­tique. Les phé­no­mènes moraux et sociaux sont moins simples que les pro­po­si­tions mathématiques.

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L’argent, en don­nant à ceux qui en sont les pos­ses­seurs, la faci­li­té de satis­faire tous leurs appé­tits et tous leurs caprices, favo­rise le déve­lop­pe­ment de l’é­goïsme, d’un égoïsme anti­so­cial (indi­vi­dua­lisme). L’é­du­ca­tion enseigne la maî­trise de soi. La richesse détruit l’œuvre de l’é­du­ca­tion ; elle enlève tout frein aux impul­sions. L’é­du­ca­tion ne sert plus qu’à don­ner la poli­tesse ; et cette poli­tesse ne sert qu’à sau­ver la face.

Les riches ne sentent pas la souf­france humaine, parce qu’ils ne la connaissent pas. Leur vie à part leur per­met de ne pas voir le spec­tacle de la peine réelle des hommes qui tra­vaillent. Ils satis­font leur sen­si­bi­li­té au moyen d’au­mônes aux men­diants pro­fes­sion­nels, ou de dons à des œuvres de cha­ri­té. Mais l’en­semble du peuple souf­frant ne leur appa­raît pas sym­pa­thique. « Ce ne sont pas des gens inté­res­sants », disent-ils. L’im­pré­voyance, la paresse, l’al­coo­lisme sont pour eux les causes de la misère. Ils dorment tran­quilles sur cette opinion.

Ils ne com­prennent que la bles­sure de leur amour-propre, et c’est pour­quoi le théâtre, qui est fait pour eux, ne traite guère que de l’adultère.

La richesse déve­loppe, en effet, une vani­té exa­gé­rée. La vani­té est un vice social, car une bonne par­tie du tra­vail humain est gas­pillée pour elle en dépenses somp­tuaires, sim­ple­ment pour l’apparat.

Dans une socié­té affran­chie, je veux dire sans para­si­tisme et sans classes, l’é­du­ca­tion pour­rait ame­ner avec suc­cès la sim­pli­fi­ca­tion de la vie. La culture de l’in­tel­li­gence, le goût du tra­vail, d’un tra­vail attrayant, le res­pect de l’ef­fort humain, la sup­pres­sion de toute supé­rio­ri­té arti­fi­cielle, de celle qui n’a que l’argent pour sup­port, la dif­fu­sion des plai­sirs artis­tiques, feraient de la vani­té de paraître, un plai­sir mes­quin et ridicule.

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On voit mieux l’ef­fet cor­rup­teur de la richesse quand la libre dis­po­si­tion d’une grosse for­tune échoit tout d’un coup à un jeune homme. On voit aus­si assez sou­vent cette même démo­ra­li­sa­tion chez celui qui est le fils unique et l’en­fant gâté d’une mère en ado­ra­tion devant lui.

La richesse entraîne une morale anti­so­ciale, pas seule­ment pour les riches, mais aus­si par l’exemple. L’exemple d’une vie facile, toute de jouis­sances et dépour­vue d’ef­fort, cor­rompt une par­tie de la popu­la­tion qui assiste à la noce jour­na­lière. On veut jouir. On veut, dit-on, vivre sa vie, for­mule d’une incom­pa­rable sot­tise. Si elle veut dire quelque. chose, elle signi­fie, qu’il faut se lais­ser aller à ses impul­sions, aux impul­sions de « sa nature », ce qui implique l’ab­sence de mesure, l’ab­sence de choix aus­si. On devient l’es­clave de ses pas­sions au lieu d’être un homme libre. On ne tient aucun compte d’au­trui, et au, besoin, on s’ef­force de l’as­ser­vir. De jeunes péron­nelles reven­diquent le droit à l’a­mour, qui pra­ti­que­ment res­semble fort au droit à la prostitution.

En somme, il s’a­git, de ne pas tra­vailler et de par­ti­ci­per au para­si­tisme des riches — les femmes, en se pros­ti­tuant, les hommes comme lar­bins, crou­piers de jeux, entre­met­teurs, écor­ni­fleurs, sous-para­sites, escrocs.

Tel est le tableau qu’on observe dans les lieux consa­crés à la noce cos­mo­po­lite. Mais à Ver­sailles, autre­fois, on avait le même spec­tacle. Le roi pou­vait satis­faire tous ses caprices. Aucune femme de la Cour n’é­tait désho­no­rée pour avoir été sa maî­tresse, fût-ce d’un jour. C’é­tait, au contraire, un hon­neur recher­ché ; la famille de la dame en tirait une vani­té par­ti­cu­lière et quelques autres profits.

Les riches jugent l’hu­ma­ni­té d’a­près leur entou­rage. L’en­tou­rage juge le reste des hommes à son aune. Le mépris pour autrui abou­tit à un sen­ti­ment intime de supé­rio­ri­té et à l’ab­sence de scru­pules. Un carac­tère auto­ri­taire et mépri­sant ne signi­fie pas une grande valeur morale, et c’est sou­vent un signe d’im­bé­cil­li­té. L’im­bé­cil­li­té culti­vé soi­gneu­se­ment sa vani­té en fai­sant pro­fes­sion de mépri­ser les hommes.

Le pire vani­teux est l’im­bé­cile qui pos­sède une supé­rio­ri­té arti­fi­cielle fon­dée sur l’argent, ou sur les dis­tinc­tions hono­ri­fiques, ou sur les titres (même sur les titres universitaires).

Il se forme ain­si entre les riches, leurs valets et les envieux (ou arri­vistes) une morale spé­ciale qui prend une force plus ou moins grande par sug­ges­tion col­lec­tive. C’est la morale du suc­cès, qui est aus­si celle de l’ar­ri­visme ; elle est fon­dée sur l’é­goïsme. Les uns et les autres finissent par attri­buer une valeur morale aux droits que donne l’argent. La façon d’être par­ve­nu, par chance, absence de scru­pules, nais­sance (héri­tage de vol), n’a plus aucune espèce d’im­por­tance. Le suc­cès couvre tout. Et les « droits acquis » deviennent un argu­ment d’é­co­no­mie sociale.

L’exemple répé­té de gens tarés qui tiennent le haut du pavé et jouissent de la consi­dé­ra­tion publique étendent la zone d’in­fluence de cette morale, dont la vogue est encore aidée par la lit­té­ra­ture, le théâtre, le jour­na­lisme [[Je ne parle pas ici de la publi­ci­té. Celle-ci s’est déve­lop­pée avec les néces­si­tés éco­no­miques de la socié­té moderne. Autre­fois, on pro­dui­sait pour soi ou pour un nombre res­treint de consom­ma­teurs avoi­si­nants. Le consom­ma­teur était obli­gé d’al­ler à la recherche du pro­duc­teur. Dans la socié­té moderne on pro­duit pour vendre. Le pro­duc­teur est obli­gé de sol­li­ci­ter le consom­ma­teur, et, comme celui-ci est iso­lé, la publi­ci­té est le moyen le plus pra­tique d’as­su­rer l’é­cou­le­ment des produits.

Je ne dis pas que la publi­ci­té éco­no­mique n’ait pas une influence sur les mœurs. Le ministre actuel de l’Ins­truc­tion Publique a cru bon de prô­ner la publi­ci­té dans son dis­cours du Concours géné­ral devant les jeunes élèves lau­réate des lycées de Paris. Or, ce ministre se connaît par­fai­te­ment en réclame et en arri­visme. Disons sim­ple­ment que les mœurs actuelles sont le reflet des habi­tudes de notre mer­can­ti­lisme éco­no­mique.]]. On ne consi­dère plus que la situa­tion occu­pée par les indi­vi­dus et leur pou­voir en argent. On regarde l’homme dés­in­té­res­sé comme un naïf, l’homme bon comme un sot.

Je me sou­viens d’une pièce de théâtre, jouée il y a une tren­taine d’an­nées, où, pour carac­té­ri­ser un imbé­cile, l’au­teur le repré­sen­tait comme l’homme à qui les pas­sants demandent leur che­min. Je me suis aper­çu que dans la rue, les pas­sants s’a­dres­saient à moi de pré­fé­rence pour se renseigner.

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Pour­tant, ne soyons pas trop pes­si­mistes. II n’y a jamais de socié­té corrompue.

Si la richesse cor­rompt les riches et ceux qui vivent à leurs cro­chets, elle ne cor­rompt que ceux qui sont cor­rup­tibles dans un voi­si­nage plus ou moins immé­diat. Ce n’est tout de même qu’une mino­ri­té. Un para­si­tisme, y com­pris ses valets, ne peut être qu’une mino­ri­té. La majo­ri­té de la popu­la­tion tra­vaille et ce sont les mœurs de cette popu­la­tion labo­rieuse et le pro­grès de ces mœurs qui sont inté­res­sants au point de vue social.

Faut-il ajou­ter que tous les riches ne sont pas cor­rom­pus ? Je veux dire que tous ne se laissent pas aller à leurs impul­sions. Ils ne sont pas tous égoïstes. Les enfants riches, même mal éle­vés, ne sont pas tous condam­nés à deve­nir des mufles. Je revien­drai sur ces points par­ti­cu­liers à pro­pos des rap­ports de la morale avec les individus.

Il n’y a donc dans une socié­té don­née qu’une petite par­tie de la popu­la­tion qu’on puisse qua­li­fier de cor­rom­pue, et il n’est pas juste de prendre la par­tie pour le tout.

Encore faut-il bien s’en­tendre sur les mots. Pour un pri­mi­tif, la cor­rup­tion est, par exemple, de prendre soin de son corps et de son vête­ment [[Les pay­sannes, les petites bour­geoises pro­vin­ciales ont le plus grand mépris pour les femmes qui prennent soin de leur corps et même de leur visage. C’est un pré­ju­gé popu­laire que ces soins abîment la peau. Dans la réa­li­té, le visage d’une pay­sanne est abî­mé dès l’âge de 25 ans ; et la peau d’une bour­geoise de la ville se conserve au delà de la cin­quan­taine, grâce à des soins appro­priés. Cela est une consta­ta­tion médi­cale.]]. Son mépris est immense pour des formes de vie qu’il ne com­prend pas, et jus­te­ment parce qu’il ne les com­prend pas. L’im­mo­ra­li­té est vrai­ment tout autre. La morale étant tout entière dans les rela­tions sociales, la seule immo­ra­li­té est d’a­gir aux dépens d’au­trui, l’im­mo­ra­li­té est dans l’au­to­ri­té non contrôlée.

Dans la vie nor­male, autrui réagit contre ces pré­ten­tions et main­tient les rela­tions morales dans un rap­port d’é­ga­li­té. Le bien-être n’est jamais res­pon­sable de l’im­mo­ra­li­té, si ce bien-être est éten­du à toute la popu­la­tion, car les hommes réagissent les uns sur les autres et il s’é­ta­blit un véri­table contrôle social. Il peut se pro­duire des dis­putes, quel­que­fois vio­lentes, il ne se pro­duit pas d’a­bus. Je pense en ce moment, aux répu­bliques ita­liennes dès la fin du xiie siècle, aux villes libres des Flandres au xive.

L’a­bus ne peut se pro­duire que si autrui est dans l’im­pos­si­bi­li­té de réagir. Les abus n’ap­pa­raissent quand la sépa­ra­tion se fait de plus en plus grande entre les pri­vi­lèges et la masse du peuple. L’im­mo­ra­li­té (ou la cor­rup­tion) est tou­jours la consé­quence du para­si­tisme, de l’ac­ca­pa­re­ment du bie­nêtre par une classe. Et la cor­rup­tion est d’au­tant plus forte que le dés­équi­libre est plus grand entre les classes, que l’i­né­ga­li­té est plus accen­tuée, don­nant aux uns l’au­to­ri­té avec tous ses abus et le pou­voir de tout faire sans contrôle, fai­sant sourdre chez les autres l’en­vie et la haine.

Si l’on veut trou­ver un exemple frap­pant de ce dés­équi­libre entre les classes sociales et de la cor­rup­tion qui s’en­suit, il n’y a qu’à obser­ver les mœurs colo­niales. Une grande par­tie des blancs, à cause de l’au­to­ri­té qu’ils détiennent, devient com­plè­te­ment cor­rom­pue, et prend vis-à-vis des indi­gènes les allures, les pré­ju­gés, la marque inso­lente d’une race ou d’une caste supé­rieure. Les boys qui les servent par­ti­cipent à cette cor­rup­tion. La masse du peuple reste indemne.

Tou­te­fois, je dois remar­quer qu’i­ci les condi­tions de la désa­gré­ga­tion morale sont plus com­plexes qu’elles ne paraissent à pre­mière vue. Je parle sim­ple­ment de la démo­ra­li­sa­tion des indi­gènes qui entourent les Euro­péens. Ces indi­gènes se démo­ra­lisent plus faci­le­ment, parce qu’au contact de leurs maîtres ils ont per­du foi dans les prin­cipes moraux, plus exac­te­ment dans les cou­tumes morales qui les enser­raient jusque-là. Ils passent brus­que­ment de la morale de groupe (indi­gène) à la morale indi­vi­duelle (euro­péenne). D’où dés­équi­libre. Je revien­drai là-des­sus, beau­coup plus lon­gue­ment, quand je par­le­rai de la cou­tume et du pro­grès de la morale.

[/​M. Pier­rot/​]

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