[[Suite, voir nos4, 5 et 6.]]
Pour mieux cultiver, il faut donner plus de soins aux amendements et aux engrais, sélectionner les semences, leur faire subir parfois un traitement soit pour hâter la germination, soit pour fournir à la jeune plantule un milieu nutritif qui retentira favorablement sur le rendement.
Reste la question des façons culturales.
Ces façons n’ont guère varié dans le cours des temps, on a seulement perfectionné, les instruments. De l’araire au soc de bois qui égratignait le sol, on est passé, il n’y a pas très longtemps, à la charrue au soc d’acier ; puis peu à peu, l’emploi de la charrue-brabant se répand, plus ou moins vite suivant les régions.
On s’est rendu compte qu’au lieu du labour de 8 à 12 centimètres, celui de 25, 30, 40 centimètres et davantage donne de bien meilleurs résultats.
Il ameublit davantage le sol, l’aère, favorise les transformations chimiques, surtout retient l’humidité, enfin permet la pénétration et l’extension rapide des racines ; or, celles-ci peuvent s’enfoncer à un mètre et plus dans le sol (céréales, pommes de terre, etc.).
Mais, en labourant profondément, on s’expose à mélanger à la terre arable un sous-sol inerte et stérile. Il semble que l’ameublissement du sol, à des profondeurs même supérieures à 40 centimètres, pourrait être obtenu par des instruments autres que la charrue, et qui ne retourneraient pas la terre. Déjà, aux États-Unis, on se sert d’une charrue à disques. Il serait sans doute possible d’imaginer des sous-soleuses pratiques. Enfin dans les terrains légers d’alluvion, les passages répétés de cultivateurs à dents flexibles (méthode Jean de Bru) peuvent remplacer le labourage traditionnel.
Il y a beaucoup à faire et beaucoup à innover. On commence seulement à expérimenter d’une façon rationnelle les méthodes culturales suivant la nature du sol ; et des procédés spéciaux (dry farming) sont maintenant utilisés pour la culture des terrains secs (États-Unis, Algérie, Tunisie).
Les sarclages répétés sont indispensables pour une culture soignée. On a fait des essais de culture sarclée pour le blé ; d’ailleurs le dry farming n’est guère autre chose qu’une méthode de sarclages multiples pour détruire et effriter la croûte de terre desséchée.
Ainsi la grande culture tend à se rapprocher de la culture maraîchère.
Cette considération m’amène à parler de l’irrigation. En été, dans la région parisienne, les jardiniers emploient environ 100 mètres cubes d’eau à l’hectare. Il n’est pas possible, et il est sans doute inutile de faire la même chose en grande culture. Mais l’eau est absolument nécessaire à la végétation.
Les journalistes, quand l’année est chaude, accusent le soleil d’amener la stérilité. La vérité est que plus il fait chaud, mieux les végétaux poussent, si l’eau est en quantité suffisante dans les couches superficielles du sol. Il est extraordinaire qu’on n’ait rien fait, ou à peu près, pour aménager les torrents des Cévennes en vue de l’irrigation des plaines avoisinantes. Et c’est seulement depuis un récent Congrès pour l’utilisation des forces vives du Rhône, qu’on envisage un plan d’irrigation complet pour les grandes plaines d’alluvion de la Crau et de la Camargue. En beaucoup d’endroits, des associations de cultivateurs pourraient résoudre la question de l’eau.
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Le rendement de la terre dépend donc essentiellement des perfectionnements et des soins apportés à la culture.
S’il s’agit de grande culture extensive, il faut développer l’outillage de façon à se rapprocher d’une exploitation industrielle. Diminuer la main-d’œuvre, épargner l’effort humain et même l’effort trop lent des animaux, employer un machinisme perfectionné pour travailler à fond, et le mieux possible de grandes étendues de terrain ; se servir aussi de machines pour les récoltes, de voies Decauville pour les charrois qui absorbent tant d’efforts, etc., tel est le programme d’une grande exploitation rurale.
Mais les frais qu’il entraîne ne peuvent-être assurés que par de grands propriétaires, de gros fermiers, ou bien par l’association de petits propriétaires. Dans certaines, régions de la Meuse, il existe des ententes de petits propriétaires pour l’exploitation en commun du sol, ce qui comporte l’uniformité du plan d’assolement.
La culture intensive est plus à la portée des petits propriétaires ; elle demande plus de soins ; elle ne se fait donc que sur des étendues relativement restreintes ; par suite, le machinisme peut être moins développé. Elle n’a pas à faire concurrence à la culture extensive. Les petits cultivateurs n’ont aucun intérêt à user leurs peines et leur temps à faire pousser du blé ou des betteraves, par exemple. Et cependant tous le font peu ou prou.
Je sais bien qu’on cherche à maintenir artificiellement la culture des céréales dans tout le pays sous des prétextes patriotiques. Mais la guerre est passée ; et, au point de vue économique, l’important c’est l’économie des forces pour le meilleur rendement, c’est la division du travail, c’est la spécialisation des régions aux cultures les mieux appropriées.
Autrefois un ministre était considéré comme un grand homme d’État, s’il parvenait à acclimater dans les pays qu’il gouvernait toutes les formes de l’industrie humaine, car le pays devait se suffire à lui-même. Actuellement la facilité, la rapidité et la permanence des communications font disparaître les adaptations artificielles, comme les magnaneries introduites par Sully dans la vallée du Rhône.
De gré ou de force, une nation quelconque doit être tributaire de l’Étranger pour certains produits et devient, au contraire, fournisseur pour d’autres. Et tout le monde y trouve son bénéfice.
Le régime protectionniste ne fait que protéger artificiellement des cultures mal adaptées soit au sol, soit au mode d’exploitation. Si les paysans français ne peuvent soutenir la concurrence des blés étrangers, ils feront d’autres cultures.
Pour les petites exploitations agricoles où la culture du blé en surface restreinte est une perte d’efforts inutile, en comparaison du résultat obtenu en grande culture par un machinisme perfectionné, pour les petites exploitations, dis-je, la culture des céréales peut être remplacée par la culture potagère en champs.
La production des légumes n’est pas forcément liée au jardinage ; elle peut se faire sur de plus grandes surfaces, et elle serait d’un rendement plus productif pour le cultivateur. Elle paraît convenir assez bien à l’étendue de la petite propriété en France [[La vente des légumes a devant elle un avenir de prospérité. La nourriture humaine est encore pauvre en plats de légumes variés et bien préparés. Exception faite pour les pommes de terre, la cuisine de restaurant et la cuisine ouvrière gagneraient, au point de vue hygiénique et économique, à être davantage végétariennes.]].
J’ai dit, dans, l’article précédent, que le paysan aurait intérêt à moins cultiver pour mieux cultiver. Et j’ai indiqué qu’il pourrait transformer une partie de ses terres en prés bien soignés ou en prairies artificielles. Ce n’est qu’un exemple. En beaucoup d’endroits mal irrigués, sur les pentes, il y aura plus d’avantages à planter des arbres fruitiers, en choisissant les espèces qui peuvent prospérer sur tel ou tel sol. Mais qu’il s’agisse de prés ou de vergers, le cultivateur pourra donner de meilleurs soins à une moindre étendue de champs et en tirer un bien meilleur rendement.
Il ne lui sera donc pas impossible de faire la culture potagère en grand. Celle-ci se pratique aux environs de Paris dans la grande banlieue et au delà, aussi dans certaines parties de la Bretagne et de la Normandie, etc.
Au lieu du dur travail à la bêche du jardinier-maraîcher, la charrue et les herses, les scarificateurs et les autres instruments du grand labour simplifient le travail humain. Il faut seulement donner plus de façon, apporter plus d’engrais. Ces cultures potagères ne s’accommodent pas de la présence d’arbres fruitiers qui gêneraient le travail des machines. La place des arbres n’est d’ailleurs pas au milieu des légumes ; les deux cultures se font tort l’une à l’autre, sauf peut-être dans les régions très ensoleillées.
La production en grand des légumes nécessite l’organisation de la vente, c’est-à-dire une transformation de l’économie rurale, un bouleversement des habitudes campagnardes. J’ai dit que le paysan, produisant un peu de tout pour se suffire à lui-même, a peu à vendre. Pour alimenter le marché des villes, l’intermédiaire, coquetier ou leveur, joue un rôle social : il court la campagne pour rassembler en stocks les œufs, la volaille, le beurre, etc. Il sollicite le producteur. C’est la forme de l’ancien commerce, où les producteurs ne travaillaient que pour eux-mêmes ou pour les besoins locaux.
La production mécanique moderne, intense et spécialisée, a complètement transformé le commerce. Le producteur industriel produit surabondamment, il produit pour vendre et pour exporter. C’est lui qui va solliciter le consommateur. Je ne parle pas, bien entendu, des temps actuels, où la guerre a englouti toutes les réserves mondiales. Le producteur ne cherche plus à accroître ses débouchés, le commerçant ne cherche plus à accroître sa clientèle, en limitant leurs bénéfices au minimum sur chaque objet de façon à étendre leurs affaires ; au contraire, ils augmentent de plus en plus les prix de vente. Il n’y a pas assez de produits, il n’y a plus de concurrence. Ni le producteur, ni le commerçant ne pourraient satisfaire une clientèle étendue. À quoi bon ? Les consommateurs, devant la déficience des produits, achètent. à n’importe quel prix.
Revenons aux cultivateurs. Ils sont restés au temps passé. Mais la spécialisation les mettra dans une situation un peu comparable à celle des producteurs industriels. Ils devront s’occuper de leurs débouchés, pour ne pas être la proie des intermédiaires.
Je mets au futur ce qui s’est déjà réalisé en certaines régions. Des syndicats de vente ont été créés en Normandie et en Bretagne pour écouler les fruits et les légumes des adhérents sur le marché anglais ou sur celui de Paris. Avec la régularité et la qualité des envois, et aussi avec leur bonne présentation, les syndicats peuvent réussir à créer une véritable marque, excellent moyen de publicité [[Pour réaliser la bonne présentation et arriver à des prix rémunérateurs, fondés sur la bonne qualité des produits, le cultivateur doit renoncer à l’habitude de vendre en vrac. Il doit faire le triage lui-même et diviser sa récolte en plusieurs lots : l’un destiné à la nourriture des animaux, l’autre à la conserve ou à la consommation sur place, les autres à la vente directe.]].
Dans la vallée du Rhône des syndicats sont organisés pour la vente des fruits et des primeurs. Ils expédient sur le marché de Paris, et, avant la guerre, avaient un débouché assez important en Allemagne.
Cette année même (automne 1919), les cultivateurs d’une partie de la Limagne, devant les exigences des intermédiaires qui voulaient acheter la récolte fruitière à très bas prix parce qu’elle était abondante, se sont associés en syndicats pour la vente de leurs pommes reinettes à Paris. C’est la première fois, à ma connaissance ; que des paysans auvergnats arrivent à s’associer.
(À suivre)
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