La Presse Anarchiste

Le contre-coup électoral de la guerre

Les élec­tions ne sont pas une chose impor­tante dans l’é­vo­lu­tion des peuples, mais ce n’est point non plus une mani­fes­ta­tion négli­geable. On connaît le résul­tat du renou­vel­le­ment légis­la­tif récent en Ita­lie, en France et en Bel­gique, suc­cès socia­liste indé­niable au Nord et au Sud, recul très net en France. Tâchons de mon­trer, en étu­diant quelques-uns des fac­teurs qui ont joué, com­ment ces votes se rat­tachent aux phé­no­mènes géné­raux et locaux, que l’on peut qua­li­fier : liqui­da­tion de la guerre mondiale.

Décla­ra­tion de guerre. — La ques­tion n’existe pas pour la Bel­gique qui a été vio­lem­ment mise en guerre. Pour la France, elle s’est à peine posée ; com­bien y avait-il de gens, en août 1914, conseillant de mettre les pouces et d’é­vi­ter la guerre par la sou­mis­sion ? Au contraire, pour l’I­ta­lie, le pro­blème est res­té entier pen­dant, dix mois et, sans idéal, ce pays est fina­le­ment entré en guerre du côté du plus offrant.

Poids de la guerre. — Sans contes­ta­tions, c’est la France qui, effec­ti­ve­ment, a payé le plus, par le sang de ses hommes, la des­truc­tion de ses villes, de ses usines, de ses champs. Mais c’est la Bel­gique qui, mora­le­ment, a souf­fert le plus, par la connais­sance plus intime qu’elle a dû faire de l’en­va­his­seur. L’I­ta­lie, dans son ensemble, a à peine connu la guerre. Consé­quem­ment, l’es­prit anti-alle­mand va en décrois­sant de la Bel­gique à l’Italie.

Vie chère. – Consé­quence de quatre années de guerre et, sub­si­diai­re­ment, de la pré­sence des armées anglo-saxonnes sur le Conti­nent, n’a pas été com­bat­tue par les gou­ver­ne­ments, qu’ils n’aient vou­lu, su on pu ; et du Nord au Midi, à tra­vers tous les par­tis, l’in­ca­pa­ci­té a été ana­logue ; Sem­bat n’a pas mieux réus­si que Cla­veille. Corol­lai­re­ment, cer­taines classes se sont enri­chies en France et en Bel­gique celle des pay­sans sur­tout — Moins en Ita­lie, et la soif de l’ordre dévore le nou­veau riche.

Au point de vue mili­taire, ce qu’on appelle la gloire a été don­né prin­ci­pa­le­ment à la France, et c’est un phé­no­mène géné­ral et com­pré­hen­sible de la psy­cho­lo­gie des foules qu’à la vic­toire suc­cède la réaction. 

Contre-coup de la Révo­lu­tion russe, ou plu­tôt de sa phase bol­che­viste. Les socia­listes ita­liens n’ont pas caché leur sym­pa­thie ; ceux de France l’ont fait avec moins d’en­semble ; ceux de Bel­gique ont net­te­ment répu­dié le ter­ro­risme révo­lu­tion­naire. Et à l’autre extré­mi­té de la gamme poli­tique, tan­dis qu’un par­ti super-natio­na­liste ita­lien ne crai­gnait pas de faire un nou­vel appel aux armes, les natio­na­listes de France bais­saient la voix, et ils ne pous­saient pas leur « reven­di­ca­tion » sur la rive gauche du Rhin, plus loin que le bas­sin de la Sarre.

Réca­pi­tu­lons. En Bel­gique, tout s’est pas­sé en un cadre natio­na­liste défen­sif anti-alle­mand ; alors, d’autres fac­teurs locaux ont eu toute lati­tude pour faire sen­tir leur action, et c’est le plus jeune, le plus actif, le plus pro­met­teur des deux par­tis anti-clé­ri­caux, qui a pro­fi­té de la situa­tion. En Ita­lie, c’est la réac­tion contre ceux qui, de pro­pos déli­bé­ré, ont fait entrer le pays en guerre ; c’est la riposte au natio­na­lisme agres­sif. En France, c’est « le bou­let de la victoire ».

Et ce n’est pas trop payé. Qu’on le veuille ou non, en fait, jus­qu’en 1914, les mili­ta­rismes de tous les pays étaient syn­di­qués ; les états-majors du monde entier gra­vi­taient autour du G.Q.G. de Ber­lin. L’ar­ma­ture est bri­sée main­te­nant, et nul poten­tat n’en recol­le­ra les mor­ceaux. Com­pa­rée à cette vic­toire, qu’est-ce qu’une période réac­tion­naire, durât-elle vingt ans ? Sans confondre la dis­cus­sion par­le­men­taire avec l’é­la­bo­ra­tion d’une socié­té com­mu­niste, on peut évi­dem­ment être vexé de la piètre figure que fait la France actuelle dans l’é­vo­lu­tion mon­diale ; mais puis­qu’un nou­veau répit est accor­dé au gou­ver­ne­ment des inté­rêts capi­ta­listes, ne vaut-il pas mieux que le socia­lisme soit net­te­ment écar­té du voi­si­nage du Pou­voir ? La net­te­té de notre vision, de ce que nous vou­lons obte­nir, y gagne­ra. Et un autre dan­ger nous guette, plus grand que celui d’une légis­la­ture sans socia­liste : c’est la propre démo­ra­li­sa­tion de la masse ; c’est le mépris de l’i­déal et la recherche du gain sans effort.

[/​Paul Reclus/​]

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