La Presse Anarchiste

Douze années de guerre civile et de terreur fasciste (1920 – 1932)

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(I.N.O.) – Il y a dix ans, en octobre 1922, le fas­cisme ita­lien a réa­li­sé la conquête du pou­voir. Ain­si l’I­ta­lie est un des pays où se sont mani­fes­té le plus ouver­te­ment les consé­quences poli­tiques de la crise mor­telle du capi­ta­lisme. Main­te­nant que les unes après les autres, les nations les plus favo­ri­sées sombrent à leur tour dans la catas­trophe mon­diale, il est urgent de pla­cer devant les tra­vailleurs quelques faits vécus, quelques leçons essen­tielles tirées de l’ex­pé­rience du pro­lé­ta­riat italien.

Le sort san­glant du peuple ita­lien est le même qui est sus­pen­du aujourd’­hui, dans toutes les nations soi-disant démo­cra­tiques, au-des­sus des pro­lé­taires et des pay­sans. Un dilemme est posé devant la classe tra­vailleuse de chaque pays, et ce dilemme se for­mule ain­si : « Ter­reur réac­tion­naire, ou action directe pro­lé­ta­rienne pous­sée jus­qu’à ses der­nières consé­quences, jus­qu’à l’a­bo­li­tion du sala­riat et de la pro­prié­té pri­vée, jus­qu’à l’a­vè­ne­ment des masses tra­vailleuses orga­ni­sées sur le plan de la production ».

Faute d’a­voir exer­cé assez auda­cieu­se­ment leur ini­tia­tive dans le domaine de l’ex­pro­pria­tion et de la guerre de classe, faute d’a­voir su s’ar­ra­cher aux illu­sions répan­dues par les poli­ti­ciens et les bonzes réfor­mistes — les masses ita­liennes ont suc­com­bé au seuil même d’une vic­toire déci­sive. Quelques mois de défaillance ont été payés par une ago­nie phy­sique et morale inter­mi­nable qui s’est pour­sui­vie pen­dant dix ans déjà à l’u­sine comme aux champs, dans les pri­sons et les lieux de relé­ga­tion et jus­qu’en terre d’exil.

Dans les pages qui suivent, un ouvrier ita­lien essaye d’é­clair­cir le côté poli­tique des évé­ne­ments d’I­ta­lie, en par­ti­cu­lier le rôle joué par le Par­ti Com­mu­niste. Il décrit ce rôle comme à la fois brillant et fatal dans les années qui ont pré­cé­dé la conquête fas­ciste, puis de plus en plus lourd et misé­rable dans les années qui ont sui­vi. Il est pro­bable que cette appré­cia­tion sera contre­dite par cer­tains de nos lec­teurs, et nous accueille­rons bien volon­tiers d’autres témoi­gnages objec­tifs, pour­vu qu’ils soient, comme celui de notre cama­rade, pui­sés aux sources mêmes de l’ex­pé­rience et de la lutte.

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La prise du pou­voir par Mus­so­li­ni en octobre 1922 a été accom­pa­gnée de la réac­tion la plus vio­lente et la plus impi­toyable qu’ait jamais souf­fert le peuple ita­lien. Ce fut une curée san­glante, sans trêve ni répit, contre tous les élé­ments révo­lu­tion­naires : assas­si­nats en masses, sup­pres­sions clan­des­tines, anéan­tis­se­ment des orga­ni­sa­tions ouvrières, inter­dic­tions, condam­na­tions, dépor­ta­tions, tous les moyens légaux et extra-légaux se com­bi­naient pour faire régner à l’é­chelle natio­nale un véri­table régime de terreur.

L’an­née 1923 fut pour le pro­lé­ta­riat ita­lien l’heure la plus noire de son exis­tence. Tous les mili­tants en vue étaient pri­son­niers ou exé­cu­tés, les pers­pec­tives révo­lu­tion­naires de l’é­poque pré­cé­dente étaient réduites à néant. Lors­qu’à la fin de l’an­née s’a­jou­ta à cela la cer­ti­tude de l’a­vor­te­ment de la révo­lu­tion en Alle­magne, l’a­bat­te­ment était si com­plet que les fas­cistes purent sans crainte déban­der les res­sorts de la répres­sion et se repo­ser sur leurs lauriers.

C’est ain­si que, pen­dant le début de 1924, une cer­taine reprise pût se mani­fes­ter dans le mou­ve­ment ouvrier. La sta­bi­li­sa­tion du régime, après la ter­reur de 1923, avait per­mis un cer­tain regain d’ac­ti­vi­té poli­tique et la pro­pa­gande com­mu­niste elle-même était tolé­rée. Le par­ti se recons­ti­tua sous la direc­tion de Gram­si et Ter­ra­ci­ni (ancienne frac­tion ordinoviste).

En juin 1924, le secré­taire du par­ti socia­liste, Mat­teo­ti, fut assas­si­né au moment où il pré­pa­rait contre Mus­so­li­ni une cam­pagne de révé­la­tions per­son­nelles. Le cas en lui-même n’a­vait rien d’ex­tra­or­di­naire, puisque des cen­taines et des cen­taines d’autres oppo­sants au régime avaient subi le même sort. Mais Mat­teo­ti était un chef, une per­son­na­li­té célèbre. Le par­ti socia­liste s’empara de cette mort et l’é­le­va en sym­bole du mar­ty­ro­loge du pro­lé­ta­riat ita­lien. Tous les par­tis de gauche l’ex­ploi­tèrent poli­ti­que­ment au maxi­mum. Dans les masses ouvrières on reçut la nou­velle comme un signal ouvrant la pos­si­bi­li­té d’un mou­ve­ment insur­rec­tion­nel d’en­semble. Tan­dis que les chefs de la démo­cra­tie, du par­ti socia­liste et les autres frac­tions par­le­men­taires de gauche se reti­raient du Par­le­ment (Mon­te­ci­to­rio) en signe de pro­tes­ta­tion, décla­rant qu’ils ne sié­ge­raient plus jus­qu’à ce que les assas­sins fussent punis, les masses, à Milan, Turin, Rome, défer­laient spon­ta­né­ment dans les rues, balayant tout sur leur pas­sage, sac­ca­geant cafés et maga­sins, pleines d’es­poir dans l’é­lar­gis­se­ment du mou­ve­ment et atten­dant de leurs orga­ni­sa­tions de classe le déclen­che­ment de la grève géné­rale. Le par­ti com­mu­niste et sa frac­tion par­le­men­taire s’é­tait d’a­bord asso­cié aux autres par­tis et s’é­tait avec eux « reti­ré sur l’A­ven­tin ». – Il pro­po­sa la consti­tu­tion d’un par­le­ment extra-légal des par­tis d’op­po­si­tion. Les social-démo­crates et les démo­crates refu­sèrent. Après quelques jours de pour­par­lers inutiles, le par­ti com­mu­niste réin­té­gra sa place à Mon­te­ci­to­rio – Après l’é­chec des pour­par­lers entre la frac­tion par­le­men­taire com­mu­niste et l’op­po­si­tion de « l’A­ven­tin », le par­ti com­mu­niste s’empara du mot d’ordre Grève Géné­rale, puis la C.G.T. ita­lienne refu­sa de le suivre sur ce ter­rain. L’agitation en faveur de la grève géné­rale arri­vait trop tard, les masses ayant déjà épui­sé leur effort dans des mani­fes­ta­tions répé­tées, et ayant été décou­ra­gées par la tra­hi­son géné­rale des orga­ni­sa­tions qui avaient lais­sé pas­ser sans agir une situa­tion aus­si exceptionnelle.

En effet, celle-ci com­por­tait, sinon la cer­ti­tude du déve­lop­pe­ment immé­diat d’une révo­lu­tion, du moins des pos­si­bi­li­tés consi­dé­rables pour enga­ger une lutte offen­sive dont les résul­tats auraient été d’une fécon­di­té presque illimitée.

La milice fas­ciste appe­lée sur le champ pour com­battre les ouvriers dans la rue n’a­vait répon­du à l’ordre de mobi­li­sa­tion que dans la pro­por­tion de 25 %. On avait consi­gné les sol­dats dans les casernes sans les employer au main­tien de l’ordre, de peur qu’ils ne fissent cause com­mune avec le peuple. Si des groupes de com­bat­tants ouvriers avaient alors mar­ché à l’at­taque des for­ma­tions adverses, se réser­vant ain­si le béné­fice moral et tac­tique de l’au­dace et de la sur­prise, il est pos­sible que la sup­pres­sion des cadres fas­cistes et mili­taires, la fra­ter­ni­sa­tion et l’ar­me­ment du pro­lé­ta­riat auraient pris une enver­gure consi­dé­rable. Dans le pire des cas, le régime eut été ébran­lé, et les sacri­fices com­pen­sés par un accrois­se­ment de la com­ba­ti­vi­té des masses, car il est à remar­quer que par­tout où des actions auda­cieuses de guerre civile ont été menées par les ouvriers, l’a­van­tage moral est res­té par la suite à la résis­tance tou­jours renais­sante du pro­lé­ta­riat. Mal­heu­reu­se­ment, on se conten­ta géné­ra­le­ment d’at­tendre l’at­taque de l’en­ne­mi, lui lais­sant ain­si toute l’i­ni­tia­tive et toute la sécu­ri­té de ses opé­ra­tions. La crainte d’en­cou­rir une répres­sion plus grave en pre­nant la res­pon­sa­bi­li­té for­melle de l’of­fen­sive a pour­tant été tou­jours condam­née par l’ex­pé­rience : même dans les cas les plus évi­dents de légi­time défense, le pro­lé­taire qui fait usage des armes a tou­jours contre lui toutes les forces de la léga­li­té ; il n’é­chappe aux balles fas­cistes que pour suc­com­ber à la répres­sion policière.

Le par­ti com­mu­niste et la IIIe Inter­na­tio­nale portent une grave res­pon­sa­bi­li­té dans la déroute de 1924. Pen­dant 48 heures le gou­ver­ne­ment de Mus­so­li­ni était aux abois et le par­ti com­mu­niste ne fit abso­lu­ment rien pour exploi­ter la situa­tion autre­ment que sur un ter­rain par­le­men­taire. Com­ment faut-il expli­quer ou com­prendre la posi­tion de tra­hi­son qu’il prit à ce moment. Nous avons déjà signa­lé de quelle idéo­lo­gie se nour­ris­sait le lea­der de la frac­tion ordi­no­viste deve­nu le chef du P. C. D’ac­cord avec Gobet­ti et son équipe de « la Révo­lu­tion libé­rale », il consi­dé­rait qu’une révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne en Ita­lie n’é­tait pas encore mûre, et qu’il fal­lait dans une pre­mière étape de carac­tère natio­nal mar­cher de front avec les petits-bour­geois, les intel­lec­tuels et autres déclas­sés du capi­ta­lisme, à qui leur situa­tion dans la crise confé­rait un rôle « révo­lu­tion­naire ». Voi­là pour­quoi la frac­tion par­le­men­taire du par­ti com­mu­niste pro­po­sait aux par­tis repré­sen­ta­tifs de ces couches une alliance sur leur propre terrain.

L’In­ter­na­tio­nale Com­mu­niste trou­va dans les élé­ments ordi­no­vistes de la tête du par­ti des hommes et une idéo­lo­gie tout à fait appro­priés aux oppor­tu­ni­tés de la poli­tique natio­nale russe. Un fait d’une extra­or­di­naire impor­tance se pro­dui­sit 24 heures après l’as­sas­si­nat de Mat­teo­ti : Mus­so­li­ni fut reçu solen­nel­le­ment, sur sa demande, par l’am­bas­sa­deur sovié­tique qui avait été son hôte offi­ciel quelque temps aupa­ra­vant. Ce fait pro­dui­sit sur la masse des ouvriers l’ef­fet d’une douche froide. Des pro­tes­ta­tions vio­lentes de la part de sec­tions com­mu­nistes diverses furent adres­sées à la cen­trale du par­ti. Lorsque le cas fut por­té devant le Ve Congrès inter­na­tio­nal de Mos­cou, les diri­geants de l’In­ter­na­tio­nale, expli­quèrent qu’en refu­sant d’in­vi­ter Mus­so­li­ni l’am­bas­sa­deur russe aurait encou­ru la rup­ture d’un contrat com­mer­cial concer­nant l’a­chat annuel de deux mil­lions de tonnes de char­bon. Bien enten­du, il n’a­vait pas été sans deman­der des direc­tives à Mos­cou. Tou­te­fois on le rap­pe­la quelques mois après pour cal­mer le mécon­ten­te­ment des cama­rades et il fut rem­pla­cé par Doga­levs­ki. Ain­si, pour la sau­ve­garde d’un contrat com­mer­cial, le Komin­tern n’a­vait pas hési­té à sacri­fier les pos­si­bi­li­tés d’une révo­lu­tion en Italie.

Ce fait fut exploi­té au maxi­mum par la social-démo­cra­tie et por­ta une confu­sion extrême dans l’es­prit des masses.

Si l’as­sas­si­nat de Mat­teo­ti n’ou­vrit pas en Ita­lie une ère révo­lu­tion­naire, ce ne fut pas la faute des ouvriers d’a­vant-garde qui firent leur pos­sible pour cela. Mais la confiance que la masse met­tait dans ses chefs et dans les orga­ni­sa­tions qui lui pro­met­taient la vic­toire, fut la véri­table cause de son échec. Devant la tra­hi­son géné­rale des par­tis et des syn­di­cats, elle se trou­va décou­ra­gée, déso­rien­tée, démo­ra­li­sée. Elle accep­ta son échec et se rési­gna appa­rem­ment pour quelque temps. Jus­qu’à la fin de 1924, c’est-à-dire pen­dant six mois, les fas­cistes mar­quèrent le coup qu’ils avaient reçu par un impor­tant zig­zag vers le libé­ra­lisme : une cer­taine tran­quilli­té fut accor­dée à la classe ouvrière et à ses organisations.

L’es­poir dans un retour de la démo­cra­tie fut ain­si réchauf­fé par­tout. Un apai­se­ment se fit, la ter­reur ayant presque com­plè­te­ment dis­pa­ru. Les par­tis de gauche menaient leur oppo­si­tion sen­ti­men­tale sur le ter­rain du « mépris », de la « condam­na­tion morale »», etc., ce qui avait un cer­tain effet sur les sen­ti­ments des masses, mais sans les pré­pa­rer à la lutte réelle. 

Tout à‑coup, Mus­so­li­ni et son gou­ver­ne­ment, se sen­tant assez forts, sai­sirent de nou­veau la cra­vache. À la fin de 1924 il pro­cla­ma à la Chambre et fit exé­cu­ter par l’ap­pa­reil fas­ciste une déci­sion par laquelle, dans les qua­rante-huit heures, tout fut remis dans l’é­tat où il se trou­vait avant la mort de Mat­teo­ti : plus d’op­po­si­tion morale, plus de presse libre, plus de tolé­rance démo­cra­tique ; les jour­naux furent sai­sis, les mili­tants arrê­tés en masse. Le Par­ti Com­mu­niste et sa presse retom­bèrent dans l’illé­ga­li­té. Le par­le­ment lui-même fut dis­sout. Dans les nou­velles élec­tions aucune can­di­da­ture ne fut accep­tée en-dehors de celles du par­ti fasciste.

Désor­mais la bour­geoi­sie ita­lienne se sen­ti­ra assez for­te­ment gar­dée par le fas­cisme pour pou­voir se pas­ser des social-démo­crates et des répu­bli­cains. Ce régime est celui qui règne encore actuel­le­ment en Ita­lie ; la ter­reur n’a fait que se déve­lop­per gra­duel­le­ment d’an­née en année. Jus­qu’en 1929, les mili­tants arrê­tés étaient envoyés en relé­ga­tion dans les îles. Mais à par­tir de cette date, ils sont jugés par un tri­bu­nal spé­cial com­po­sé uni­que­ment de fas­cistes et armé de la peine de mort par fusilla­tion dans le dos. C’est de cette manière infâme qu’ont péri les héros Del­la Mag­gio­ra, Schir­ru, Bevone et Sbar­del­lo­to, etc.

On pou­vait croire que ce régime effroyable de répres­sion aurait réduit à néant toute acti­vi­té révo­lu­tion­naire en Ita­lie. Il n’en fut cepen­dant pas ain­si. Si d’un côté nous devons consta­ter la faillite des orga­ni­sa­tions soi-disant révo­lu­tion­naires (par­tis et syn­di­cats…), d’autre part nous voyons se mani­fes­ter tou­jours de nou­veau l’ac­ti­vi­té spon­ta­née et néces­sai­re­ment frag­men­taire de groupes et d’hommes qui mènent par tous les moyens une lutte illé­gale contre l’au­to­ri­té fasciste.

Nous pou­vons affir­mer sans exa­gé­ra­tion que l’I­ta­lie vit, depuis de longues années, dans une situa­tion de guerre civile latente mais per­pé­tuelle. Des sou­lè­ve­ments pay­sans, pre­nant la forme de révolte ouverte contre le pou­voir, se pro­duisent presque jour­nel­le­ment : assauts de muni­ci­pa­li­tés, incen­dies des sièges de fas­cio, etc. Les repré­sailles contre les élé­ments fas­cistes se pour­suivent sans répit et l’é­li­mi­na­tion phy­sique des plus agres­sifs d’entre eux échappe à toute sta­tis­tique. Des prêtres, membres du par­ti, sont tués pen­dant l’exer­cice de leur sacer­doce. Les repré­sailles ne touchent pas seule­ment les fas­ciste mais aus­si les membres de[[par­tie man­quante dans l’o­ri­gi­nal]] la gen­dar­me­rie et de la police. C’est jus­te­ment cette pres­sion vio­lente, impla­cable, tou­jours renou­ve­lée au sein des masses qui a néces­si­té le fonc­tion­ne­ment du tri­bu­nal spé­cial et des pelo­tons d’exé­cu­tion. La ter­reur se ren­force peu à peu, comme étant le seul moyen pour le fas­cisme de se cram­pon­ner au pouvoir.

Les élé­ments répu­bli­cains, socia­listes, maxi­ma­listes et com­mu­nistes qui ont pu quit­ter l’I­ta­lie pour fuir l’en­fer de la répres­sion se sont trans­por­tés en France dans leur grande majo­ri­té. Cette émi­gra­tion fut sys­té­ma­ti­que­ment encou­ra­gée et orga­ni­sée par la IIIe Inter­na­tio­nale, dans l’es­poir de consti­tuer en France un par­ti de masse de tra­vailleurs émi­grés en pro­fi­tant de l’hos­ti­li­té franco-italienne.

D’autre part il n’est pas impos­sible qu’un des sou­cis des diri­geants russes n’ait été d’é­vi­ter des causes de fric­tion avec leur alliée diplo­ma­tique, l’I­ta­lie, en cau­sant au contraire à la France, puis­sance adverse, un maxi­mum d’embarras inté­rieurs. Tou­jours est-il que, si quelques émi­grants ont pous­sé jus­qu’en Amé­rique du Nord ou en Amé­rique Cen­trale, c’est sur­tout en France, Suisse et Bel­gique qu’ils se sont ins­tal­lés, et c’est en France qu’ils ont don­né vie à ses prin­ci­pales organisations.

Ces der­nières com­prennent avant tout la « Concen­tra­tion Anti­fas­ciste », qui réunit dans son sein social-démo­crates, libé­raux, répu­bli­cains et socia­listes-révo­lu­tion­naires. Le Par­ti Com­mu­niste se tient à l’é­cart sur la base des « Groupes com­mu­nistes de langue ita­lienne », et des « Comi­tés pro­lé­ta­riens anti­fas­cistes » dont il vou­lait faire des orga­ni­sa­tions de masse.

La « Concen­tra­tion anti­fas­ciste » jouit en France d’une pleine liber­té d’ac­tion, elle s’ap­puie sur l’ordre consti­tué et sa colonne ver­té­brale est consti­tuée par la franc-maçon­ne­rie. Au début, son pro­gramme consis­tait à exer­cer une pres­sion morale sur le roi et sur une par­tie de la bour­geoi­sie ita­lienne pour les ame­ner à se débar­ras­ser du fascisme.

La seule réponse était l’ac­cen­tua­tion de la ter­reur en Italie.

La Concen­tra­tion s’a­per­çut qu’en Ita­lie elle n’a­vait rien à espé­rer d’une action de la bour­geoi­sie contre le fas­cisme, (cepen­dant elle pré­tend tou­jours que le fas­cisme n’est pas l’arme de la bour­geoi­sie ita­lienne, mais un pou­voir « en soi » qui s’i­den­ti­fiait à elle tout en l’op­pri­mant). Elle chan­gea donc son fusil d’é­paule et entre­prit de lut­ter aus­si contre la mai­son royale, pour éta­blir en Ita­lie une « Répu­blique popu­laire ». Ce pro­gramme était mis en avant par l’une des frac­tions de la Concen­tra­tion, sous le nom « Jus­tice et Liber­té ». Le pro­gramme de « Jus­tice et Liber­té », adop­té offi­ciel­le­ment par la « Concen­tra­tion anti­fas­ciste » tout entière, consiste dans des reven­di­ca­tions essen­tiel­le­ment déma­go­giques : Abo­li­tion de la monar­chie, expro­pria­tion et remise à l’É­tat des grands domaines fon­ciers, réin­té­gra­tion des orga­ni­sa­tions ouvrières dans leurs locaux et leurs biens mono­po­li­sés par le fas­cisme, contrôle de l’É­tat sur l’in­dus­trie pri­vée et sur les banques, sub­ven­tions aux coopé­ra­tives, rem­pla­ce­ment des milices fas­cistes par des corps de gen­dar­me­rie (cara­bi­nie­ri) char­gés du main­tien de l’ordre, natio­na­li­sa­tion des che­mins du fer. La « Répu­blique popu­laire des tra­vailleurs ita­liens » n’ap­por­te­rait dans le régime d’op­pres­sion et d’ex­ploi­ta­tion de la bour­geoi­sie que des chan­ge­ments pure­ment for­mels, tels que ceux qui sont inter­ve­nus en Espagne depuis la chute de Berenguer.

La « Concen­tra­tion » édite un jour­nal (« Liber­ta ») et tra­vaille eu Ita­lie même sur le ter­rain de l’illégalité. 

De la « Concen­tra­tion » s’est déta­chée une frac­tion socia­liste qui a fon­dé le « Par­ti maxi­ma­liste ita­lien » (Socia­liste Révo­lu­tion­naire), qui est ana­logue an S.A.P. alle­mand. Il publie un organe, « Avan­ti », sous la direc­tion d’An­ge­li­ca Balabanova.

Il y a eu aus­si une scis­sion par­mi les répu­bli­cains. Les rai­sons du départ de ces divers élé­ments sur­tout dans l’o­rien­ta­tion grande-bour­geoise de la « Concen­tra­tion » qui a englo­bé der­niè­re­ment des frac­tions poli­tiques diri­gées par l’ex-pré­sident du Conseil Nit­ti, repré­sen­tant typique de la Haute-Finance et de la poli­tique qui a ouvert la voie au fas­cisme dans les années 1919 – 1922. Nit­ti est deve­nu le véri­table chef poli­tique de l’é­mi­gra­tion, celui qui tire les ficelles des pan­tins appe­lés Nen­ni, Trèves, etc.

Le par­ti com­mu­niste ita­lien se com­pose au som­met d’une caste diri­geante dévouée au gou­ver­ne­ment russe. Aucun congrès n’a nom­mé ces fonc­tion­naires agrip­pés à leurs postes ; ils ne rendent de compte à per­sonne, et finan­ciè­re­ment, ils dépendent direc­te­ment et exclu­si­ve­ment des caisses de l’É­tat russe. À la base, il réunit quelques cen­taines d’in­di­vi­dus, dépour­vus de clar­té poli­tique et d’i­déal révo­lu­tion­naire, au point d’ac­cep­ter sans aucune réac­tion les direc­tives bureau­cra­tiques les plus mal­saines. À un cer­tain moment, le P.C. avait dres­sé un pro­gramme de tran­si­tion, ajour­nant en Ita­lie la lutte pour la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat et y sub­sti­tuant l’i­déo­lo­gie d’une révo­lu­tion popu­laire accom­plie avec, le concours de la « Concen­tra­tion ». Il s’é­tait même éta­bli à cette occa­sion des rap­ports cor­diaux entre le som­met du P.C. et les hautes sphères concen­tra­tion­nistes. Ensuite, on a jugé que le mot d’ordre de la « révo­lu­tion popu­laire » en Ita­lie, on ne sait par quel tour­nant de l’his­toire, avait ces­sé d’être adap­té aux cir­cons­tances, et il fut rem­pla­cé par le mot d’ordre du « gou­ver­ne­ment ouvrier et pay­san, comme expres­sion de la dic­ta­ture pro­lé­ta­rienne ». Le par­ti com­mu­niste est un par­ti d’é­mi­grés, il n’a aucune rami­fi­ca­tion en Ita­lie. Il envoie de temps en temps des pro­pa­gan­distes de l’autre côté des fron­tières, ces cama­rades se dis­tinguent plu­tôt par leur esprit d’a­ven­ture que par leur conscience révo­lu­tion­naire. On les choi­sit par­mi des gens dis­po­sés à accep­ter n’im­porte quel ordre et leur niveau idéo­lo­gique est très bas. Une fois arri­vés en Ita­lie, ils sont arrê­tés au bout de peu de temps, et avec eux tous les cama­rades qui les ont appro­chés. Par­fois même ils sont pris dès leur entrée dans le pays, ayant été signa­lés à la police par ceux-là mêmes qui les envoyaient. De temps en temps, en effet, au som­met des orga­ni­sa­tions illé­gales, on découvre un mou­chard, gros appoin­té à la fois de l’é­tat russe et de l’é­tat ita­lien cer­tains man­geaient encore à un troi­sième râte­lier, celui de l’é­tat français.

À la suite des nom­breuses arres­ta­tions en Ita­lie des élé­ments arri­vant de France, les pro­lé­taires ita­liens sont très méfiants et tâchent d’é­vi­ter la ren­contre de ces émis­saires. Cette crainte n’est pas injus­ti­fiée, car les faits démontrent que la police ita­lienne est infor­mée de ce qui se passe dans le P.C.I. où ses espions sont en permanence.

Il n’existe donc pas à pro­pre­ment par­ler d’or­ga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire en Ita­lie. Il est aus­si très dif­fi­cile de dres­ser un tableau des diverses ten­dances idéo­lo­giques, car la réac­tion met sur le même niveau tous ceux qui sont contre le fas­cisme. Selon la ter­mi­no­lo­gie fas­ciste, tous les hommes qui agissent contre le régime sur le ter­rain de la ter­reur indi­vi­duelle sont qua­li­fiés « com­mu­nistes » et condam­nés comme tels. À quoi le P.C. répond bien sou­vent en désa­vouant hon­teu­se­ment les pro­lé­taires les plus cou­ra­geux, ou encore en trai­tant de mou­chards les anar­chistes qui attentent à la sécu­ri­té du régime (Schir­ru).

Les pers­pec­tives d’une révo­lu­tion est Ita­lie sont aus­si extrêmes que la réac­tion qui pèse actuel­le­ment sur ce pays. Vu la crise éco­no­mique et sociale exa­cer­bée, tout accom­mo­de­ment, toute récon­ci­lia­tion pro­vi­soire sur le ter­rain d’une expé­rience démo­cra­tique et de solu­tions éco­no­miques petites-bour­geoises sont impos­sibles. Une expé­rience à l’es­pa­gnole, même à la russe, ne peut s’y déve­lop­per. La révo­lu­tion comme abou­tis­sant final d’une série inin­ter­rom­pue de sou­lè­ve­ments sociaux sera pro­fonde et fera table rase du fas­cisme, de la bour­geoi­sie et de ses épi­gones « concen­tra­tion­nistes ». Toute ten­ta­tive de socia­lisme bureau­cra­tique est voué à l’é­chec. À cause de cela la bour­geoi­sie ita­lienne voit l’a­bîme devant elle et c’est pour­quoi elle se rac­croche au fas­cisme jus­qu’à la der­nière limite, contrai­re­ment au vœu de la « Concentration ».

Certes, le P.C. essaie­ra d’ex­ploi­ter le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire pour ses propres fins. Il repré­sente à ce point de vue la der­nière bar­rière qui puisse s’op­po­ser, avec la com­pli­ci­té d’une cer­taine couche bour­geoise, au triomphe de la révo­lu­tion dans les masses. Mais le pro­lé­ta­riat ita­lien consta­te­ra vite que le seul chan­ge­ment appor­té par un « gou­ver­ne­ment ouvrier et pay­san » serait le chan­ge­ment de la caste diri­geante au pouvoir.

Il faut aus­si tenir en consi­dé­ra­tion l’ef­fort libé­ra­teur que peut appor­ter le mou­ve­ment anar­chiste, dont les tra­di­tions for­te­ment enra­ci­nées en Ita­lie, ont été main­te­nues vivantes par l’ac­tion et les sacri­fices des mino­ri­tés enga­gées dans l’ac­tion terroriste.

Sur les anar­chistes, au moins, le fameux sophisme. léni­no-mar­xiste (« La révo­lu­tion appa­raît au milieu d’un monde d’en­ne­mi », elle doit sou­te­nir contre eux une lutte per­ma­nente et vio­lente, donc elle doit consti­tuer un état ») n’au­ra pas prise, parce qu’elle est en contra­dic­tion avec toutes les don­nées de l’ex­pé­rience acquise en Ita­lie à tra­vers douze ans de guerre civile, et sui­vant les­quelles la révo­lu­tion est un mou­ve­ment de bas en haut, non pas une dic­ta­ture à la manière jacobine.

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La Presse Anarchiste