La Presse Anarchiste

À Seattle, dans la république des sans-le-sou

Les chô­meurs de la ville de Seat­tle, aux États-Unis, ont fon­dé une orga­ni­sa­tion coopé­ra­tive d’en­tr’aide, appe­lée, la « Ligue des citoyens sans-tra­vail », qui groupe aujourd’­hui plus de 40.000 membres. Ne pou­vant obte­nir de sub­ven­tions satis­fai­santes du bud­get muni­ci­pal, la Ligue a déci­dé d’a­gir seule.

Les chômeurs… vivent de leur travail !

Les trois grandes res­sources de Seat­tle et de sa région sont le bois, la pêche et l’a­gri­cul­ture… Il y a des mil­liers de piles de bois en train de pour­rir dans les scie­ries et les entre­pôts… Il y a des maga­sins bon­dés de boîtes de sau­mon inven­dables… Les fruits et les légumes se gâtent dans les champs, faute d’a­che­teurs… Et en même temps, des hommes, des femmes et des enfants souffrent de la faim et du froid… La Ligue déci­da d’in­ter­ve­nir… Impos­sible de tou­cher au bois des scie­ries, mais les arbres abondent dans les forêts des envi­rons. Le sau­mon en boites est la pro­prié­té des socié­tés de pêche­ries, mais les eaux du Paci­fique regorgent de poissons.

Des pêcheurs syn­di­qués, membres de la Ligue, four­nirent les bateaux. Les fer­miers de la val­lée de Yaki­ma auto­ri­sèrent les chô­meurs à venir recueillir les pommes de terre, pommes et poires inven­dables ; on obtint des pro­prié­taires de bois la per­mis­sion d’a­battre des arbres. De géné­reux dona­teurs offrirent à la Ligue des camions : on orga­ni­sa des équipes et le pro­gramme d’ap­pro­vi­sion­ne­ment com­men­ça à s’exécuter.

Aux approches de l’hi­ver, la Ligue éten­dit le champ de son acti­vi­té… Elle compte par­mi ses membres des cor­don­niers, des tailleurs, des coif­feurs, des menui­siers et toute espèce d’ar­ti­sans… On ins­tal­la des ate­liers dans tous les locaux de la Ligue… Et main­te­nant on res­se­melle des sou­liers, on coud des robes, on coupe des che­veux, etc. le tout sans qu’un seul dol­lar change de mains… Dans cette répu­blique des Sans-le-Sou, la seule mon­naie qui ait cours, c’est le travail.

En marge du système du profit.

L’un des vingt-deux locaux de la Ligue est ins­tal­lé dans un ancien maga­sin d’au­to­mo­biles. Les vitrages ont été recou­verts d’une couche de pein­ture verte… L’an­cien salon d’ex­po­si­tion est deve­nu une salle de dis­tri­bu­tion. On y a ins­tal­lé un grand comp­toir et des rayons comme dans une épi­ce­rie… On note sur des registres le nom de chaque famille et la quan­ti­té dis­tri­buée chaque jour. La valeur des ali­ments dis­tri­bués ne doit pas dépas­ser 2 dol­lars, 16 cents (55 francs) par semaine pour une famille de quatre per­sonnes. S’il y a des enfants, ou dis­tri­bue du lait, si pos­sible, et aus­si des légumes et des oranges.

Au bout de la pièce, deux portes vitrées : l’une est celle du ser­vice médi­cal, qui dis­pose d’une petite phar­ma­cie, et où l’on peut obte­nir des soins den­taires et médi­caux gra­tuits. L’autre est celle du ser­vice de dis­tri­bu­tion du bois de chauf­fage, débi­té par des équipes de chômeurs.

À l’autre extré­mi­té se trouvent les bureaux très bien meu­blés, grâce à la pré­sence dans la sec­tion de menui­siers et d’é­bé­nistes en chô­mage. Tout est bien orga­ni­sé ; à la fin de la jour­née, les papiers sont soi­gneu­se­ment clas­sés, et un veilleur de nuit, chô­meur lui aus­si, fait sa ronde.

Dans l’an­cien garage, on a ins­tal­lé les ate­liers. Il y a là une menui­se­rie, un coif­feur, un tailleur, un cor­don­nier, un ate­lier de répa­ra­tions d’au­to­mo­biles. Le coif­feur coupe les che­veux, mais ne rase pas, car il n’y a pas d’eau cou­rante. Les autos qu’on répare sont des camion­nettes qui servent à la Ligue à aller cher­cher du bois et des légumes, et quel­que­fois à les livrer à domi­cile aux malades.

Le sous-sol sert de maga­sin pour les pro­duits ali­men­taires, les bois, l’é­toffe, etc. À l’ex­cep­tion de la nour­ri­ture tous ces pro­duits sont « cise­lés », car les chô­meurs disent « cise­ler » et non pas mendier.

Dans ces locaux, on orga­nise sou­vent des bals et des soi­rées… Les chô­meurs paient cinq cents d’en­trée, les autres vingt-cinq cents… Les attrac­tions sont sou­vent excel­lentes, grâce à la pré­sence de musi­ciens et d’ac­teurs pro­fes­sion­nels par­mi les membres de la Ligue…

L’entente avec les campagnes

L’exemple de la ligue de Seat­tle a été sui­vi par les villes voi­sines, et au prin­temps der­nier s’est consti­tuée une Fédé­ra­tion de ligues de chô­meurs de l’É­tat de Washing­ton qui a tenu son pre­mier congrès le 29 mai. Le congrès a pris deux réso­lu­tions importantes :

La pre­mière concerne l’i­nau­gu­ra­tion d’un sys­tème de troc entre les com­mu­nau­tés rurales et urbaines, et a déjà reçu un com­men­ce­ment d’exé­cu­tion. Les fer­miers ont four­ni à la Ligue des pro­duits ali­men­taires en échange de sou­liers, de vête­ments et de bois. La Ligue a à sa dis­po­si­tion une scierie.

La seconde motion du congrès, votée à l’u­na­ni­mi­té, a pro­cla­mé que la Fédé­ra­tion ne devait conclure aucune alliance poli­tique, et réser­ve­rait ses voix, aux pro­chaines élec­tions, au par­ti ou au can­di­dat qui pré­sen­te­rait le pro­gramme le plus favo­rable à une solu­tion de la crise économique.

La lutte contre les expulsions

Le pro­blème du loge­ment a été un des plus ardus qui se soient offerts à la Ligue. Sou­vent les chô­meurs ont recou­ru à l’ac­tion directe… Un jour, une femme reve­nant de où elle venait d’ac­cou­cher, trou­va ses cinq antres enfants et son mobi­lier sur le trot­toir. Le mari cou­rut au poste de la Ligue le plus proche, et revint avec une ving­taine d’hommes qui les réins­tal­lèrent dans leur loge­ment. La police, appe­lée par le pro­prié­taire, refu­sa d’intervenir.

Dans d’autres cas, la Ligue est inter­ve­nue pour faire réta­blir le ser­vice d’eau, de gaz ou d’élec­tri­ci­té inter­rom­pus, quel­que­fois en posant des conduites clan­des­tines. Mais ce sont là des excep­tions… Au début de mars, par un froid ter­rible, on a trou­vé une femme en train de chauf­fer du lait pour son enfant malade à la flamme d’une bou­gie. Chaque fois qu’elle l’a pu, la Ligue a remé­dié à des situa­tions de ce genre…

[/​Tom Jones Pany (« Atlan­tic Monthly »)

(Extrait de « Lu »)/]

La Presse Anarchiste