La Presse Anarchiste

À Détroit, capitale du fordisme

Le soleil est chaud sur la pelouse fraîche du Grand Cir­cus Park, mais le vent qui passe dans les feuilles des arbres et les buis­sons garde encore la saveur des bois du Nord. Tout autour, dans la ville du boom, les fenêtres des gratte-ciel ouvrent leurs yeux vides sur cet après-midi d’é­té. Les sans-tra­vail sont cou­chés sur l’herbe dans les mille atti­tudes aban­don­nées du som­meil. Presque tous ont éten­du sous eux un jour­nal ; il faut bien que les cos­tumes res­tent conve­nables le plus long­temps pos­sible. Assis sur les bancs, d’autres causent sans hâte : le temps leur appar­tient. On écoute, on fait cercle autour des groupes les plus ani­més ; par­fois l’un des audi­teurs lance une remarque et s’en va. Vers l’Est, l’ombre est plus épaisse, la foule plus dense ; on vend des « Dai­ly Wor­ker », des « Labor Defen­der » ; d’une voix bien posée (le tra­fic dans la rue voi­sine n’est pas si consi­dé­rable qu’on ait besoin de crier) un jeune homme fait un dis­cours avec un léger accent ita­lien : « Quand des types tra­versent une forêt, une forêt bien épaisse, ils vont l’un der­rière l’autre, n’est-ce pas ? Eh bien, sup­po­sons qu’ils marchent et marchent long­temps, que la route devienne de plus en plus dif­fi­cile, bar­rée de rochers et de ronces, qu’ils s’embourbent, que le che­min, enfin, ne soit plus même tra­cé ; un type crie­ra alors à ceux qui vont les pre­miers : “Où diable nous condui­sez-vous, les gars”? Et tous com­men­ce­ront à s’in­quié­ter, crai­gnant de s’être éga­rés. Eh bien ! Voi­là comme sont les ouvriers amé­ri­cains. Tout le monde dit “Allons ! John­ny, tiens bon, va tou­jours, la pros­pé­ri­té va reve­nir.” Mais la route est de plus en plus dif­fi­cile. Bien­tôt, il fau­dra que nous leur deman­dions où diable ils veulent nous conduire ! Nos patrons nous ont embour­bés, c’est à nous main­te­nant de mon­trer le chemin. »

Comment on passe le temps sans argent.

… Le soir, on déam­bule le long de Wood­ward Ave­nue, on regarde les affiches de ciné­ma, on se presse dans les ter­rains vagues, autour de tous les diseurs de boni­ment, de tous les ora­teurs. On y entend les noms presque oubliés des vieux grou­pe­ments ouvriers, par­ti pro­lé­ta­rien, par­ti ouvrier socialiste…

Un homme s’ef­force de vendre à une foule nom­breuse, mais scep­tique, un truc de phy­sique amu­sante par lequel, si seule­ment on peut mettre la main sur un homme qui pos­sède un billet de un dol­lar, on gagne infailli­ble­ment vingt-cinq cents. Voi­ci comment :

Le pro­prié­taire du dol­lar l’en­ve­loppe dans un papier de cou­leur quel­conque, au milieu d’autres papiers de toutes cou­leurs, puis vous pariez avec lui vingt-cinq cents que le dol­lar dis­pa­raî­tra. On ouvre les papiers et ffft ! au lien de son dol­lar, le bon­homme ne trouve plus que 75 cents en mon­naie. Un spec­ta­teur, au der­nier rang de la foule, crie : « Hé ! mon gros, et ces sous-là, où est-ce qu’on les prend ? »

Comment on se loge sans argent.

… À l’ex­tré­mi­té du Fisher Lodge, se trouve l’a­sile de nuit géant ins­tal­lé dans l’un des bâti­ments inuti­li­sés du groupe Fisher offi­ciel­le­ment fer­mé faute d’argent, mais en réa­li­té parce que les hommes sans foyer qui y habi­taient s’é­taient pas­sion­nés pour leurs réunions et que l’en­droit était deve­nu un « nid de rouges ». – Cette usine a jeté dans les rues et les parcs de Detroit plu­sieurs mil­liers de chô­meurs. On en voit par­tout dans l’im­mense ville inache­vée ; les plus éco­nomes vivent sous les ponts, dans des abris le long de la rivière, ou encore occupent les chambres de der­rière des mai­sons inha­bi­tées ; les autres dorment n’im­porte où. Quelques-uns se sont creu­sé des loge­ments dans un énorme tas de sable aban­don­né, que sur­montent leurs tuyaux de cheminée.

… Quelques vieux « radi­caux » ont orga­ni­sé une sorte de pen­sion de famille près de la rivière, dans un vieux bâti­ment de briques. Les chambres, aux étages supé­rieurs, sont gar­nies de lits ; au rez-de-chaus­sée, se trouve la salle publique où l’on peut lire, jouer aux cartes ou aux échecs, au sous-sol, la cui­sine, par­fai­te­ment orga­ni­sée, et une salle à man­ger où vous avez des repas pour cinq ou dix cents, selon l’é­tat de votre porte-mon­naie. J’ai fait là un déjeu­ner fich­tre­ment bon. La cui­sine est propre et la nour­ri­ture fraîche !

Comment on se nourrit sans argent

… Le secret de leur suc­cès est qu’ils n’a­chètent jamais de pro­vi­sions. Ils tiennent le compte exact des maga­sins ou des mar­chés qui ne réus­sissent pas à vendre leur sur­plus et ils en pro­fitent. Si un détaillant reçoit, par exemple, un gros stock d’oi­gnons, ils ne le perdent pas de vue, et quand les oignons ne trouvent pas d’ac­qué­reurs, ces types s’en font don­ner par le mar­chand une ou deux caisses, qui, sans cela, seraient gâtées et per­dues. Ces hommes ont com­pris que dans un moment de dépres­sion cau­sé par la sur­pro­duc­tion, un type n’a pas besoin de mou­rir de faim s’il s’ar­range avec ses cama­rades et oublie que l’argent existe. Un chô­meur nous déclare « qu’il n’a jamais si bien vécu ! » 

… Dans un bis­tro, un crieur de jour­naux dis­court. Il fait frais et sombre autour des petites tables. La radio rugit si fort qu’elle emporte la mousse de notre bière. Nous la fai­sons taire pour entendre le crieur dire ce qu’il n’y a pas dans les jour­naux. « Voi­là une his­toire sur quelque chose, sur un sujet tabou. Des hommes se réunissent, à qua­rante ou cin­quante, peut-être, vont dans une épi­ce­rie (géné­ra­le­ment celle où ils ont l’ha­bi­tude de se four­nir) et demandent du cré­dit. Le ven­deur leur répond qu’il faut payer comp­tant. Alors, ils lui disent de les lais­ser faire, qu’ils ne lui veulent pas de mal, mais qu’ils ont besoin de cer­taines choses. Ils prennent ce qu’il leur faut et s’en vont tran­quille­ment. La fois dont je vous parle, l’employé ne pré­vint pas la police, mais télé­pho­na au gérant. Et le gérant lui dit qu’il avait bien fait et que moins ces choses-là seraient connues, mieux cela vaudrait. »

– C’est-à-dire que les autres pour­raient trou­ver l’i­dée bonne ? L’homme incline affir­ma­ti­ve­ment la tête.

[/​John dos Passos

(« New Repu­blic »/​]

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