Quelque peu avant l’ouragan, pour employer le mot de mon ami Florian-Parmentier, on pouvait s’apercevoir que l’art dramatique, en Allemagne, abandonnait peu à peu les drapeaux du naturalisme, pour chercher d’autres visions, moins criardes, moins réelles, mais plus intellectuelles avec beaucoup plus de vérité intérieure, enfin — moins impressionniste, — mais plus expressionniste ! Et voilà le mot qui fut l’étendard de l’art dramatique nouveau : l’expressionisme !
Ibsen et Strindberg — les deux géants du Nord. — ont préparé le terrain sur lequel devait s’élever la tour rouge et flamboyante de la jeune génération ! Wedekind, un des plus grands dramaturges de notre époque avait déjà bien conçu que l’art moderne devait venir de l’intérieur, de l’âme, — et non, comme l’ont prêché les naturalistes, — de la surface des choses, de l’extérieur photographié de la vie banale !
En écrivant son drame génial Erdgeist, Wedekind nous a déjà révélé la structure du drame expressionniste, il nous a enseigné une langue nouvelle, langue beaucoup plus poignante et précise, langue, visant directement le but, sans détours et sans niaiseries.
Notre époque est hantée par la machine ! Nous sommes tous devenus des esclaves du Temps, car la machine nous impose une toute autre vie, un tout autre élan, que jadis ! Nous sommes réduits à un paquet de nerfs, nous sommes des nerfs vivants, — non vivons dans un train fou.
Comment veut-on alors que l’art dramatique soit resté ce qu’il était il y a trente ans ? Les vérités dramatiques de jadis ne sont plus des vérités, ce sont des erreurs d’une époque passée. Chaque art est l’expression de son époque ! L’Expressionisme est l’Art qui exprime les choses telles qu’elles sont, et nous mêmes, dans notre âme, et non telles qu’elles sont dans la vie quotidienne, qui est forcément mensongère ! L’Expressionisme est l’art essentiel, l’art sans durée et sans époque, tandis que le naturalisme était un art qui devait forcément aboutir dans un chaos, car le monde du réel devait, un jour ou l’autre, être parcouru et vidé ! Alors, que reste-t-il ? Le monde réel est trop petit et beaucoup trop limité pour servir de fanal, et il faut par conséquent, chercher un monde sans limites, sans bornes, sans entraves, — l’esprit !, — l’extase !!
Le naturalisme était un art analytique, l’expressionisme sera un art de synthèse ! Tout d’abord, le théâtre expressionniste est un théâtre intellectuel ! Le naturalisme était un théâtre sensationnel, créé pour nos sens, pour nos sentiments, mais très peu pour nos cerveaux ! Les expressionnistes nous forcent à réfléchir, les naturalistes nous amusaient, nous effrayaient, nous émouvaient, sans agir d’une façon directe sur nos cerveaux. La langue des naturalistes fut une langue épique, la langue des expressionnistes est une langue dramatique, une langue dynamique, une langue synthétique ! Et c’est une différence énorme ! Maintenant, un seul mot suffit pour s’exprimer. Auparavant il fallait des romans entiers pour dire à la scène ce qu’on voulait ! L’expressionisme remplace la langue traditionnelle par une langue moderne et vivante !
Le chef de cette école, en Allemagne, est George Kaiser.
Naturellement, quand il commença à surgir, on le croyait fou… On ne pouvait se figurer que le théâtre et le dialogue du théâtre puissent être dénudés de tous leurs signes extérieurs et visibles !
Au théâtre, disait-on, on veut surtout voir ! Mais c’était là un point de vue profondément expressionniste a fait disparaître les décors illusoires, pour créer une scène presque nue, simple, et correspondant à nos états d’âmes. Quelques rideaux, quelques effets d’éclairage, quelques ébauches, voilà tout ! L’expressionisme est l’art dramatique qui tend vers l’abstrait, vert, l’infini, vers le Grand, vers des problèmes cosmiques !
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Georges Kaiser est l’auteur dramatique le plus important du théâtre allemand de notre époque. Son principal mérite réside en son style et en ses idées dramatiques. Il a, le premier, révolutionné la langue allemande en donnant à son dialogue une forme toute nouvelle et une force intérieure inouïe jusqu’alors !
Négligeant presque complètement les articles définis et indéfinis, ainsi que les adjectifs qui entravent les phrases, il a composé ses drames en une sorte de style télégraphique, comprimant ainsi les phrases en quelques mots, poussant de cette façon ses personnages avec un élan et avec une vigueur inconnus !! Ses métaphores éclatent comme des coups de canon. En un mot : il a construit un théâtre nouveau
!
Par les problèmes techniques qu’il a posés, il a gagné à la scène non seulement une génération nouvelle, mais encore de nouveaux régisseurs, auxquels il a imposé tout un nouvel art de mise en scène !
Last not least, il a inspiré bien des auteurs dramatiques qui tâchaient et tâchent encore de s’adapter à son style ! Son influence pendant ces dernières années a été tout à fait extraordinaire et l’on peut affirmer qu’il a crée une ère nouvelle dans l’art dramatique !
Son œuvre est très considérable ! Le drame Gas (Le Gaz), œuvre d’une grande puissance qui a pour base la lutte des riches et des pauvres, et qui s’attaque aux problèmes les plus profonds de la morale sociale, est regardé comme son chef‑d’œuvre.
Kaiser a créé le type individualiste, l’homme individuel qui fait tourner le monde autour de son axe, en négligeant les faiblesses du traditionalisme, en marchant droit à son but sans regarder ni à droite, ni à gauche, en méprisant les factices de l’État omnipotent, et en étant toujours en route pour chercher le Surhomme, c’est-à-dire, l’individu le plus fort et le plus individuel !
George Kaiser, poète d’un avenir prochain — son œuvre ne désigne pas une époque déterminée — sera certainement le premier auteur allemand qu’on applaudira à Paris ! Il est l’auteur de ce drame merveilleux : Les Bourgeois de Calais, pour lequel il eut l’honneur, étant encore auteur tout jeune, de recevoir les félicitations de Rodin. Sacrifice de femme, la touchante tragédie d’une Française, glorifiant d’une manière géniale l’héroïsme de la comtesse de Lavalette, est susceptible de fortement intéresser les Parisiens.
Du matin à minuit, drame rapide, mettant la vie d’un homme à nu, bouleversant la vie d’un homme, caissier dans une banque, qui vole pour pouvoir vivre pour un seul jour ! et qui en est anéanti dans l’espace de douze heures (du matin à minuit !) — est un chef‑d’œuvre incomparable !!
En outre. Kaiser nous a donné, pour ne citer que les pièces principales : David et Goliath, La Veuve juive, Europe, Le Roi cocu (le problème de Tristan et Yseut), Le Feu (incendie) à l’Opéra (traitant l’incendie de l’Opéra de Paris) ; L’Enfer — le Chemin — la Terre, Le Corail (appartenant à la trilogie de Gaz) ; Alcibiade sauvé (traitant une épisode du général athénien), plein de qualités brillantes, remarquable comme langue purifiée, et enfin. Krehler, le copiste de chancellerie.
Toutes ses œuvres furent jouées avec un succès remarquable, en Allemagne, en Autriche, en Tchécoslovaquie, en Suisse, voire — en Angleterre où l’on jouait From Morn till Midnight (Du matin à minuit).
L’Espagne, l’Italie, l’Amérique, la Roumanie, et — espérons-le fermement — aussi la France — sont en train de s’occuper de cet auteur, qui est le seul génie que ce temps maudit de la guerre ait révélé à l’Humanité — du moins en Europe centrale !
Après Kaiser, viennent un nombre d auteurs plus ou moins importants pour le théâtre expressionniste. Je cite quelques noms en indiquant l’œuvre principale de chacun : Walter, Hasenclever (« Le Fils », drame révolutionnaire), Fritz von Unruh (« Une race »), Rudolf Pannwitz (« L’Affranchissement d’Œdipe »), Ernst Toller (« La Transformation, la lutte d’un Homme »), Reinhard Gœring (« Bataille navale »), Reinhard Sorge (« Le mendiant »), Paul Kornfeld (« Le ciel et l’enfer »), Hanns Jost (« Le Roi » et « Le solitaire »), Franz Th. Chokor (« La route rouge »), Franz Werfel (« L’Homme-Miroir »), Fritz Reck-Malleckzewend (« Joannes », la puissante tragédie de l’Un contre Tous), Friedrich Wolf (« C’est toi »), œuvre profondément symbolique et d’une grande beauté.
Il est naturel que l’expressionisme ait provoqué une école nouvelle de metteurs en scène. Je cite, comme les hommes les plus capables dans la réalisation théâtrale : Léopold Jessner, directeur du Théâtre National ; Richard Weichert, Berthold Viertel et Rudolf Beer. La critique aussi devait se modifier selon les exigences lodernes, et nous possédons en Herbert Thering, un talent vraiment européen et lucide. Après lui il faut citer Emil Fatkor, Monty-Jakobs, et le chef-critique de l’école passée. Alfred Kerr.
Je ne voudrais pas terminer cette brève étude, sans attirer l’attention sur un jeune auteur dramatique tchécoslovaque qui promet beaucoup pour L’avenir. Je parle de Karel Capek, l’auteur de la fameuse pièce utopique « W.U.R. », drame collectif, qui rêve un avenir de l’humanité par la création des hommes automates… Vous voyez que Karel Capek touche là à un problème original, digne de la fantaisie d’un Swift, qui intéressera certainement le public français. Cette pièce sera jouée par le Théâtre Pitoëff, très probablement, la saison prochaine. Otto Pick, le subtil poète tchécoslovaque, a merveilleusement rendu toute l’originalité de la pièce de Capek, en allemand, et, grâce à sa belle traduction, ce drame a obtenu un grand succès sur plusieurs scènes importantes en Allemagne. Dans une prochaine étude, je parlerai encore de nos acteurs modernes, en rapport avec l’expressionisme.
[/Fred-Antoine