La Presse Anarchiste

Revue des revues

Allons ! bon ! Je regret­tais ici même, il n’y a pas bien long­temps, la riva­li­té des deux langues inter­na­tio­nales (espé­ran­to et ido), car il est incon­tes­table que cette riva­li­té fait du tort à l’idée même de langue inter­na­tio­nale. Et voi­ci que m’arrive Kos­mo­glott (Direc­teur E. de Wahl, Niki­tins­trad 10 à Reval, Esto­nie). Cet organe est sous-inti­tu­lé Jur­nal scien­tic impar­tial de lingue inter­na­tio­nal, redac­tet in lingue occi­den­tal. Je sup­pose que vous com­pre­nez à peu près comme moi. J’ai par­cou­ru ce numé­ro : on y vante natu­rel­le­ment l’universalisme, l’impartialité de l’Occidental. On y cri­tique copieu­se­ment l’espéranto et l’ido non moins natu­rel­le­ment ! Le pre­mier article s’intitule Li incor­rec­ti­bil defectes de Espe­ran­to. Kos­mo­glott donne en sup­plé­ment un lexique en langue Occi­den­tal : mal­heu­reu­se­ment, mes connais­sances lin­guis­tiques sont trop réduites pour que je puisse dis­ser­ter là-des­sus. Mais je ne doute pas qu’un idiste ou un espé­ran­tiste n’écrive bien­tôt un ful­gu­rant article : Li incor­rec­ti­bil defectes de lingue Occi­den­tal. Et l’on pour­ra conti­nuer long­temps ainsi !

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Je croyais avoir décou­vert une qua­trième langue inter­na­tio­nale en ouvrant le cahier n°18 de Ça Ira ! (M. van Esche, 61 Hof­straat Eecke­ren-Anvers). Je lus en effet le poème suivant :

Convexi­tés (son­net lépreux) 

Coquin !
. . Que la macle, opte
Tri­cus­pide, orcel­lant le copte
Si j’engaine un moufle au bleu lambrequin.
Tenant sinistre une ante ogive, le trusquin
Ennea­pyle — à moins qu’en l’ove borgne —adopte
Oscil­lant l’épigie au barathre panopte
Quin­tal. Mais Cla­rine en lam­bourde du quint !

Je m’arrête : ce n’est pas fini, il y a encore treize lignes simi­laires, mais j’ai peur d’attraper une ménin­gite et de flan­quer une conjonc­ti­vite aiguë au pauvre cama­rade correcteur.

Avez-vous com­pris, ami lec­teur. J’en doute. Moi, je n’y vois que du bleu, dans ce pseu­do-son­net, beau­coup plus hébreu que lépreux ! Mais nous ne sommes, — conso­lons-nous vite, allez ! — que d’incurables idiots qui ne com­pren­drons jamais rien aux beau­tés de la lit­té­ra­ture nouvelle !

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Après un numé­ro hors série que nous n’avons jamais reçu, Action (7, rue du Vieux-Colom­bier, Paris‑6e) inau­gure une nou­velle série. Dans le pre­mier cahier (mars-avril 1922) il y a encore bien des pages que nous n’aimons guère, notam­ment ces Amants de Pise de M. Léon-Pierre Quint où se dépensent vrai­ment beau­coup d’efforts pour arri­ver à un bien faible résul­tat. Mais il y a aus­si de très bonnes choses, un beau poème d’André Sal­mon, une étude inté­res­sante de Carl Ein­stein sur l’Art nègre et sur­tout des sou­ve­nirs de Vla­minck sur Guillaume Apol­li­naire, vrai­ment savou­reux et qui consti­tuent une utile mise au point. En voi­ci quelques extraits :

« L’art de notre époque ? Art fait de théo­ries, pein­ture méta­phy­sique où l’abstraction rem­place la sen­si­bi­li­té. Art qui manque de san­té morale, réduit aux spé­cu­la­tions, emprun­tant aux mathé­ma­tiques, à la géo­mé­trie vingt siècles de culture, art du ving­tième siècle qui pille les nègres de la Côte d’Ivoire et dévore les anthro­po­phages des Nou­velles-Hébrides. En art, les théo­ries ont la même uti­li­té que les ordon­nances de méde­cin ; pour y croire, faut être malade. »

« … Guillaume Apol­li­naire était un homme fin, un intel­lec­tuel intel­li­gent, mais il exis­tait au fond de lui-même une cer­taine naï­ve­té, naï­ve­té qu’il trans­for­mait en doute, en une cer­taine ori­gi­na­li­té. Il oubliait ou fei­gnait d’oublier, que dans l’art comme dans la vie l’esprit seul ne suf­fit pas, qu’il entre dans les deux cas une grande part d’intelligence, de géné­ro­si­té et de cœur.

Il était atti­ré, pris, trou­blé par l’étrange, le bizarre, l’anormal. Culti­vé, éru­dit, d’une éru­di­tion qu’il aug­men­tait selon ses besoins, il était super­sti­tieux, allait chez les som­nam­bules, croyait à l’avenir dévoi­lé par les cartes, évi­tait les échelles…

… Dans le même esprit para­doxal où il lisait les romans popu­laires de Nick Car­ter et du Vau­tour de la Sier­ra, devant un chro­mo il disait :

— C’est peut-être mieux que Cézanne ?

Il dérou­lait l’auditeur, l’ami, et cela deve­nait amu­sant, une décou­verte ? La deuxième fois, il disait :

— C’est mieux que Cézanne !

Et il jouait tirer le doute créé, avec le désordre, le bon sens, l’absurde.

Un jour, Apol­li­naire me mon­trant une toile où des paral­lé­lé­pi­pèdes s’entrecroisaient dans des car­rés bleus et jaunes de ripo­lin, ajouta :

— Les Sis­ters Barisson !

Ah ! le rire de Guillaume Apol­li­naire, un rire d’enfant, un rire d’enfant qui fait une blague et qui ne sait pas si on va se fâcher.

Il encou­ra­geait, de toute l’autorité qu’il com­men­çait à avoir, qui allait gran­dis­sant, les plus folles élu­cu­bra­tions, les pires folies, stu­pides pré­ten­tions géo­mé­triques et don­nait une cer­taine impor­tance à de pitoyables per­son­na­li­tés pédé­ras­tiques fabri­quées avec le sperme éven­té du père Ubu.

Ce qui fai­sait l’autorité, la force de Guillaume Apol­li­naire par­mi ses amis et un cer­tain public, c’était une adresse dans la fan­tai­sie, une adresse d’équilibriste, une manière de pro­fes­seur de tan­go qui inven­te­rait des danses que lui seul pour­rait danser.

Encou­ra­gé, flat­té par tous ceux qui, pen­dant une période trouble, espèrent des avan­tages immé­diats ou loin­tains, pour tous ceux qui escomp­taient déjà tirer d’un camou­flage occulte une petite place à la gloire, aux béné­fices, il devint net­te­ment le pilier qui sou­te­nait tout l’édifice cubiste.

Je crois qu’à cette époque, il ne savait plus lui même si cela l’amusait ou s’il n’était pas pris de ver­tige devant cette tour de Babel qu’était deve­nu l’art français…

… Je revis Apol­li­naire en avril 1918. Je consta­tai chez lui un état d’esprit plus réa­liste, plus objec­tif, plus près de la vie. De tout ce que je lui rap­pe­lais, il en riait. Il riait de lui-même, il riait de toute cette confu­sion, de ce gâchis dans les idées, comme si cela n’avait pas de consé­quences, et il n’y atta­chait pas plus d’importance qu’à des dettes de bis­tro res­tées impayées ou aux mets qu’il avait pré­pa­rés un soir pour un dîner : des poires à mou­tarde, des pis­sen­lits à l’eau de Cologne.

Il oubliait qu’il avait encou­ra­gé le doute par une sur­en­chère gra­tuite incon­trô­lable, qu’il avait ren­dit un ins­tant plus abs­cons le lan­gage de la pen­sée dans l’art, qu’il avait engen­dré la méfiance entre soi et même en soi, il oubliait qu’il avait don­né une atti­tude de génie à l’impuissance…

L’article s’intitule Homi­cide par impru­dence et c’est fort juste. C’est une rude impru­dence de dire la véri­té et cela peut tuer un homme. Les dieux perdent tou­jours de la véné­ra­tion quand on enlève leurs voiles.

Et gare, mon vieux Vla­minck, à tous les impuis­sants que tu ren­verses de leur socle de Génie où Apol­li­naire les his­sa. Sitôt à terre, ils se met­tront tous à tes trousses. Et comme ce sont de rudes aboyeurs, tu n’es pas près d’avoir fini.

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Dans le numé­ro des Cahiers d’aujourd’hui, j’ai sur­tout aimé les illus­tra­tions de Vla­minck et ses Sou­ve­nirs, l’étude si fra­ter­nel­le­ment émue de Paul Colin sur Frank Wede­kind, l’un des plus sym­pa­thiques par­mi les écri­vains alle­mands contem­po­rains. « De quelque côté qu’on aborde Wede­kind, il est celui qui ne tran­sige pas, qui s’affirme comme une fata­li­té, et qui échappe au contrôle de ses contem­po­rains. Hors le loi com­mune, dans sa vie quo­ti­dienne : pen­dant cin­quante-quatre années qu’il a vécu, de 1864 à 1918, il a fait vingt métiers et il est demeu­ré constam­ment en marge de toute la machine sociale. »

… Cet homme de qui le seul res­sort fut l’impopularité et le seul salaire la haine de deux géné­ra­tions, fut le plus grand « influen­ceur » de son temps et tout l’Expressionnisme, au théâtre mais aus­si dans le roman, mais aus­si — ce qui est beau­coup plus impor­tant, — dans la men­ta­li­té quo­ti­dienne (car l’Expressionnisme est un mou­ve­ment social) est né de lui ou, du moins, lui doit sa vitalité. »

Jean Cas­son a tra­duit de l’espagnol de curieuses proses de Ramon Gomez de la Ser­na, inti­tu­lées Seins. Voi­ci le para­graphe rela­tif aux Seins de reli­gieuses :

« Les seins des reli­gieuses ont l’air d’être tour­nés vers le dedans, d’être des seins concaves. »

Cer­taines les ont, cou­ron­nés d’épines et cri­blés de coups de griffes. D’autres les portent atta­chés, com­pri­més par de fortes cordes.

Les reli­gieuses sentent leurs seins comme l’accusation de leur état de femmes. C’est par là que le diable les tient, et, qu’elles le veuillent ou non, elles ont la preuve de leur exis­tence quand elles se couchent dans leurs lits sans matelas.

Elles éteignent pour ne pas se voir ; elles se désha­billent dans l’obscurité, mais leurs seins brillent dans l’obscurité et éclairent la cel­lule avec l’éclat de ces miroirs qui luisent encore dans les chambres où la lumière n’entre par aucune fente.

Oh. si l’on fai­sait l’expérience de décou­vrir des plaques sen­sibles dans la chambre la plus obs­cure, en face de la femme nue, on y ver­rait le halo de ses seins ! »

Léon Werth nous parle de deux peintres : Madame Mar­val et Matisse. Il y a aus­si une prose de lui : Invec­tives, si nour­rie d’idées, si simple de style, comme tou­jours. Je ne puis résis­ter au désir d’en trans­crire quelques lignes :

« Je dirai son fait, s’il me plaît, à un méchant livre ou à un méchant homme. Mais ce qui bien sou­vent m’en détourne et m’en dégoûte, c’est…

— C’est ?

— C’est vous.

— Moi ?

— Vous et tous. La sorte de plai­sir que vous pre­nez à l’étripement des autres par les autres me répugne. Que ne vous y col­lez-vous un peu ? Que ne retrous­sez-vous par­fois vos manches ? Bien sou­vent, — et sur­tout pen­dant la guerre, — je vous ai enten­du vous indi­gnant. Je vous disais alors : Voi­là ce qu’il fau­drait écrire : — « Oui, oui, me répon­diez-vous. » Un jour où l’autre. J’ai des notes. Il faut que je les mette en ordre. Et puis je veux mâcher çà et le remâ­cher… « Vous mâchiez tant que vous ava­liez. Et quelque temps après vous veniez me trou­ver disant : « Quel bel article il y aurait là pour vous ! » Me pre­nez-vous pour un de ces caba­re­tiers qui gagnent leur vie, sur le maso­chisme humain, en engueu­lant leur clientèle ?

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Le Bul­le­tin des Amis d’Émile Zola (35, rue de la Roche­fou­cauld, Paris‑9e), repro­duit les dis­cours pro­non­cés au pèle­ri­nage de Medan, par Mar­cel Batilliat, Hen­ri Bar­busse, Vic­tor Mar­gue­ritte, Eugène Fas­quelle et Paul Sou­day. Il exhume aus­si des pages que Ray­mond Poin­ca­ré, l’Homme-qui-rit-sur-la-tombe-des-morts, com­mit jadis sur Émile Zola. Le Bul­le­tin affirme très sérieu­se­ment que « l’Homme d’État aurait pu faire figure de grand cri­tique lit­té­raire, s’il n’avait orien­té sa car­rière vers le bar­reau et la poli­tique ». Bigre ! la lit­té­ra­ture l’a échap­pé belle !

Ces pages sont d’ailleurs une défense de Zola. Mais que dira l’ami de Ray­mond-sans-Conscience, le Léon Dau­det, insul­teur gagé de Zola qu’il fla­gor­na jadis si bassement ?…

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Clar­té (n°13) annonce fiè­re­ment que P. Vaillant-Cou­tu­rier et Jean Bemier ont envoyé leur démis­sion de l’Asso­cia­tion des Écri­vains Com­bat­tants, cette Asso­cia­tion ayant paraît-il, orga­ni­sé des ban­quets pré­si­dés par Léon Bérard et M. Maginot.

Cette lettre four­mille d’ailleurs de pas­sages rude­ment… sug­ges­tifs. Savou­rez plu­tôt : « C’est du meilleur cœur que nous avons adhé­ré, lors de sa fon­da­tion, à l’A.E.C…

Nous aimions à fré­quen­ter ceux qui avaient pas­sé par là où nous avions pas­sé. (Vrai­ment ? Moi pas. J’étais plus heu­reux de ren­con­trer Romain Rol­land, Armand ou Lecoin, que de revoir le ser­gent Bel­le­gueule, le capo­ral Trou­ba­dour ou le deuxième classe Ducon du 6 – 7 ! Ah oui ! Très peu flat­té, au contraire, du sou­ve­nir de notre com­mune lâche­té et pas Ancien Com­bat­tant pour un sou ! Pas écri­vain non plus d’ailleurs, et ceci explique tout.)

« Pas de poli­tique ! avait-on dit una­ni­me­ment. C’est pour­quoi, nous, révo­lu­tion­naires, avions trou­vé tout natu­rel de nous réunir avec des cama­rades de toutes les opinions. »

On n’est pas plus naïf. Mais enfin, Ber­nier et Vaillant-Cou­tu­rier, vous ayez accom­pli le geste d’élémentaire pro­pre­té. Je ne veux pas être trop méchant. Aus­si vais-je vous féli­ci­ter et vous sou­hai­ter seule­ment de voir plus clair à l’avenir et de faire comme moi qui n’ai jamais adhé­ré à l’A.E.C.

Car il y en a d’autres qui adhèrent tou­jours. Et c’est par là que je vais ter­mi­ner ma chronique.

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Mar­cel Sau­vage n’est pas un incon­nu dans les milieux liber­taires. À la mort de Pierre Char­don, il reprit la direc­tion de la Mêlée, l’organe indi­vi­dua­liste, dont il dut ensuite sus­pendre la publi­ca­tion. Il avait aidé M. Fol­lin à publier l’Ordre natu­rel, mais ce fai­sant, il res­tait fidèle à son indi­vi­dua­lisme libertaire.

Je savais qu’il fai­sait par­tie comme Ber­nier et Vaillant-Cou­tu­rier, de l’A.E.C. Mais je ne savais pas qu’il était un membre aus­si actif de cette socié­té de pro­pa­gande patrio­tique. Ces jours-ci, parut, dans l’Action Fran­çaise, le Petit Pari­sien, et autres bour­reurs de crânes, une réclame pour un ouvrage en deux volumes : La Grande Guerre, vécue, racon­tée, illus­trée par les Com­bat­tants, avec une pré­face de M. le Maré­chal Foch et un Hom­mage de M. le maré­chal Pétain, au sol­dat fran­çais. Par­mi les col­la­bo­ra­teurs, je remarque : Pierre Dupont, un des héros du Fort de Vaux, J. Péri­card qui pousse le cri sublime (sic) : Debout les morts ! et… Mar­cel Sau­vage (re-sic), dont le nom est modes­te­ment sui­vi d’un petit signe qui repré­sente une croix de guerre ! (re-resic !)

Alors, je ne com­prends plus, mon vieux Sau­vage, moi qui reçois jus­te­ment ton manus­crit Poèmes contre la guerre, avec prière d’en faire un numé­ro spé­cial des Humbles. Je ne com­prends pas du tout qu’un com­pa­gnon de Pétain et de Foch, qui ose arbo­rer cette croix vert-de-pour­ri­ture, veuille encore col­la­bo­rer aux Humbles.

Je ne com­prends plus. Ou je com­prends trop. 

Me pren­drais-tu pour un idiot ?

[/​Maurice Wul­lens./​]

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