[[Suite]]
II
Dans le problème de la liberté de conscience, il y a deux questions distinctes : la liberté de conscience des sectateurs des religions constituées, ou des sectes, plus ou moins hétérodoxes qui pourront s’en séparer et la liberté de conscience individuelle, philosophique, scientifique ou même religieuse pour tous ceux qui veulent rester indépendants de toute église d’État ou de toute secte ayant déjà le caractère de communauté religieuse. Mais il y a là une grande difficulté.
C’est qu’une doctrine, religieuse ou philosophique, n’est pas seulement un ensemble de croyances auxquelles l’esprit adhère plus ou moins facilement ; c’est surtout une règle des mœurs et de la conduite qui s’impose à la conscience et à laquelle la volonté se croit tenue d’obéir. Toute foi n’est pas seulement théorique mais pratique.
La foi qui n’agit pas, est-ce une foi sincère ?
dit le Joad de Racine.
La liberté de conscience, à laquelle chaque être humain semblerait avoir droit, n’est pas seulement la liberté de penser, qu’on ne peut entraver, mais la liberté d’exprimer sa pensée, sa foi par la parole et l’écriture, urbi et orbi, en public comme dans la vie privée ; de la défendre, de la répandre, de s’assembler et de s’associer avec ceux qui la partagent. C’est enfin la liberté pour tout homme d’agir conformément à sa foi, de mettre en pratique la règle de conduite qu’elle lui impose, lors même qu’elle serait contraire aux lois existantes, et de la faire triompher, par tous les moyens, des autres doctrines contraires et que tout croyant sincère a d’autant plus en horreur qu’il est lui-même plus convaincu de la vérité de la sienne et plus ardent à la suivre. Toute foi ardente, toute conviction sincère et complète tend fatalement au prosélytisme. L’homme ne semble curieux de connaître que pour enseigner ce qu’il sait ou croit savoir. Il ne trouve de prix à la vérité qu’à condition de pouvoir la communiquer.
La liberté de penser n’est qu’un droit tout intérieur et comme le dit M. Jules Simon, ce n’est que le premier acte de la liberté de conscience.
Mais si la liberté de conscience, comme liberté illimitée de penser et de croire, entraîne, comme conséquence, la liberté illimitée d’agir, cela suffit à en faire concevoir les énormes difficultés pratiques au point de vue de l’ordre social, ainsi que de la paix publique et privée. Se représente-t-on bien ce déchaînement universel du prosélytisme, cette fièvre d’apostolat qui peut sévir sur le monde ?
Si tous ces apôtres ont le droit de servir publiquement leur dieu sur les places publiques, de l’escorter processionnellement dans les rues, de n’agir que d’après ses commandements ou ce qu’ils croient tel, on peut voir à chaque instant, en chaque rue, un dieu se heurtant contre un autre dieu, lui réclamant le haut du pavé. On peut voir renaître les sectes et les pratiques les plus extravagantes. Des processions de flagellants du moyen âge pourraient se rencontrer avec des bandes de bacchantes criant Evohé ! ou des théories de femmes pleurant la mort d’Adonis. L’antique phallus pourrait prendre le pas sur la croix. Certaines sectes pourraient vouloir brûler les veuves, comme dans l’Inde. Des Mormons tenteraient de rétablir la polygamie, et des Scopsi pourraient lutter de zèle religieux avec des prêtres de Cybèle, parmi lesquels un Origène pourrait prendre place, rendant ainsi de plus en plus menaçant le problème de la dépopulation.
Il n’est nullement prouvé que l’esprit humain soit aujourd’hui guéri de toutes les folies dont il s’est montré capable, et à jamais préservé des crises mentales qu’il a si fréquemment traversées. Toutes sortes de signes tendent même à faire craindre que nous ne soyons au moment de voir se produire un de ces déraillements presque universels de l’intelligence humaine, qui la livrent en proie aux écarts des imaginations malades, et aux accès d’un mysticisme sombre capable de toutes les folies et, par elles, de tous les crimes.
Comment concilier le droit qui réclame, exige la liberté également pour tous, avec la suprême loi de l’intérêt des mœurs, du salut de la patrie, du salut de l’humanité ? Car tout cela peut être compromis par l’affolement des esprits, la divergence indéfinie des croyances, la multiplicité irréductible des principes réglant la conduite de chacun ?
D’un autre côté, il y a une raison très forte de ne pas violenter la foi des croyants, même et surtout des plus ardents, et quelle que puisse être leur croyance. Car si on enlève à ces natures violentes et fanatiques le frein de cette passion religieuse qui gouverne leur volonté et équilibre toutes leurs autres passions, au point de les amener à en faire le sacrifice ; si l’on détruit en eux ce fanatisme même qui les pousse à des actes plus souvent ridicules que criminels, mais en leur interdisant tous les autres crimes, il peut se faire, dans un grand nombre de cas, que ces êtres, désorientés par la perte des croyances qui les conduisaient comme des aveugles, mais enfin leur imposaient une route, une discipline, désormais sans boussole dans la vie, avec des instincts dévoyés par la passion religieuse qui a empêché de naître ou atrophié en eux les sentiments normaux de l’espèce, soient incapables sans elle, de remplir les devoirs sociaux et fassent courir à la race chez laquelle ils seront lâchés, comme des hydrophobes, des périls plus grands que ceux qui pourraient résulter de leur zèle religieux.
Il n’est pas rare d’entendre des croyants avouer que sans la foi ils seraient entraînés à tous les crimes, au moins à toutes les fautes contre l’honnêteté, que la loi n’atteint pas, ou qu’on peut lui cacher. Cette conviction n’est, il est vrai, souvent qu’un résultat de l’enseignement qu’ils ont reçu, une conséquence des prédications de quelques prêtres trop zélés qui, en leur fournissant cet argument, les font se calomnier eux-mêmes ; mais il suffit que cette conviction ait été développée dans leur esprit pour qu’elle mette en péril leur moralité dont elle a sapé les bases normales, en détruisant en eux l’amour du bien pour le bien lui-même. Il y a tout à parier que celui qui se persuade être fatalement criminel, commettra des crimes, qu’il succombera à cette sorte d’auto-suggestion que sa foi exerce sur lui et qu’on peut déjà considérer comme un cas de cette folie morale, souvent constatée chez nos délinquants. En pareil cas, mieux vaut laisser à la conscience dévoyée, le frein de cette foi qui les domine et les hypnotise autant, du moins, que leur fanatisme même ne tend pas à les pousser à plus de crimes et de méfaits contre l’ordre social que ne pourrait le faire leur égoïsme, désemparé de ce sentiment du devoir qui peut seul imposer à la volonté les règles pratiques de la justice sociale et, seul, constitue réellement l’honnêteté.
Si, en effet, la raison est la règle de l’intelligence ; si elle fournit à l’être vivant, pensant et autonome, les moyens d’agir en vue d’une fin, elle est impuissante à elle seule à déterminer un but d’action quelconque. Absolument neutre entre toutes les passions dont l’être vivant est susceptible d’être animé et possédé, la raison que ne solliciterait aucune passion n’agirait jamais en aucun sens, ni pour le bien, ni pour le mal.
L’être organisé qui ne sentirait ni la faim ni la soif n’aurait aucun motif de travailler, de s’ingénier pour satisfaire des besoins qu’il n’éprouverait pas. Il faut à l’être vivant des passions organiques pour qu’il vive. Il faut à l’être social des passions sociales pour qu’il remplisse les fonctions de membre de la société. Un être sans vanité, sans amour-propre, sans orgueil ni fierté d’aucune sorte, serait le plus inerte, le plus inutile, le plus incapable des individus. S’il ne ressentait des passions sexuelles, jamais il n’aurait l’idée, même par incitation, d’exercer les fonctions génératrices. Elles ne se seraient pas même développées en lui, s’il ne sortait d’une race où elles ont héréditairement fonctionné, et sans l’excitation d’instincts passionnels adéquats à leur nature.
La valeur morale d’un individu, comme membre d’une société humaine, n’est donc nullement déterminée par ses virtualités intellectuelles, pures de tous éléments passionnels, puisque ces virtualités ne deviennent des aptitudes actives que sous l’incitation de certaines passions spécifiques étroitement adaptées à un but utile. C’est la gamme de ces passions elles-mêmes qui les met en activité, leur indique leur but, leur donne cette direction sans laquelle aucune force, ni physique ni morale, ne peut agir, et qui seule fait d’un individu vivant, un être bon ou mauvais [[ Origine de l’Homme et des Sociétés. Première partie.]].
Lors donc qu’on suppose l’existence d’intelligences pures, supérieures à toute passion, on suppose l’existence d’êtres absolument inertes, dépouillés de toute autonomie, incapables de rien vouloir, puisque leur volonté, sans motif, ne pourrait se déterminer à rien ; inhabiles à agir d’une façon quelconque, par conséquent inhabiles, à être et contradictoires par nature à la notion d’existence, parce que « ce qui n’agit pas n’est pas » [[Leibnitz]].
La résistance des croyants à toute autorité qui prétend régler leur foi, en empêcher l’expression ou l’exercice, et à toute persécution pour les y faire renoncer, n’est donc point seulement une résistance désintéressée de l’esprit, entêté à confesser ce qu’il croit être la vérité et à agir selon des règles ou des commandements qu’il croit divins : c’est surtout une résistance de la volonté égoïste qui se croit intéressée à confesser cette foi, présumée vraie, à suivre cette règle ou ces commandements qu’elle suppose lui être imposés par un Dieu, en vue des biens qui doivent récompenser son obéissance et sa constance.
En ce cas, comme en tous les autres, la volonté des croyants cède aux motifs déterminants les plus forts qui la sollicitent. Elle n’est réellement pas libre de se déterminer autrement. De là l’inefficacité des persécutions sur les croyants sincères, et leur efficacité au contraire pour déterminer les conversions hypocrites de ceux qui conservent assez de doutes sur la vérité de leurs croyances pour ne rien vouloir risquer pour elles.
Tout croyant, bien convaincu que le martyre lui vaudra l’accès immédiat à une autre vie de joie éternelle, ne peut être si fou que de ne pas accepter un marché où, quels que soient les supplices immédiats qu’il doit subir, ils doivent avoir une durée infiniment courte en comparaison de l’éternité bienheureuse qu’il attend en récompense, et une relative douceur, auprès de l’éternité de supplices qu’entraînerait pour lui une abjuration.
D’ailleurs, il est aujourd’hui bien prouvé qu’une conviction intime, une adhésion entière de l’esprit à une croyance, exerce sur la sensibilité même une sorte d’action anesthésique et détermine un état nerveux particulier qui, suspendant la possibilité de la douleur, jette le croyant en état d’hypnose par une sorte d’auto-suggestion.
Mais si la persécution est d’autant plus inefficace que les croyants sont plus sincères et plus convaincus, la persuasion pourrait sur eux ce que ne peut la violence. La prédication, l’enseignement, largement répandu et offert à tous, de vérités certaines, évidentes, telles que celles dont la science moderne a fait la conquête, est en réalité le seul moyen de combattre le fanatisme religieux des foules abusées, de les ramener à la raison, à la sagesse, à la conscience des vrais devoirs sociaux que, si souvent, les religions les poussent à enfreindre. Si la foi religieuse est de nature passionnelle plutôt qu’intellectuelle : si la force, la violence, les menaces de mort ne peuvent rien contre elle, par cela même qu’elle se fonde sur des espérances d’outre-tombe qui dépassent toutes les espérances possibles de la vie, elle peut, au contraire, être légitimement combattue par la diffusion d’un enseignement sage. Elle peut être atteinte et réfrénée en ses excès ou ses erreurs par l’évidence. Elle peut être éclairée, adoucie et rectifiée par le raisonnement, qui seul peut, dans l’avenir, amener les hommes à la communauté des convictions, et à une véritable catholicité de la croyance sur tous les points essentiels de la connaissance de l’homme, de la société et du monde.
Mais, justement parce que les adeptes des religions, dites positives, des religions qui se prétendent révélées, ont constaté que chaque progrès de la science et de la raison humaines leur enlève des adhérents et attiédit ceux qui leur restent, ils déclarent la guerre à la science, à la raison. Ils se disent persécutés quand on leur refuse tous les privilèges, quand surtout on leur ôte le monopole de l’enseignement public et qu’on donne à la raison, à la science une liberté de parole et de prosélytisme égale à celle dont ils jouissent.
Chaque religion prétendant posséder seule la vérité absolue, soit dans les textes de ses livres sacrés, soit dans le corps de ses prêtres, prétend aussi avoir seule la liberté de s’affirmer, de s’épandre, de s’imposer à tous. Si d’abord, dans sa phase militante, elle ne réclame que sa part de liberté, la liberté de s’affirmer, de discuter ; si alors elle accepte pour juge la raison humaine en chaque individu dont elle cherche à faire un néophyte ; dès le moment où elle sait ses disciples nombreux, où elle a recruté dans l’État de puissants adeptes, elle prétend s’imposer, non plus par la persuasion et la libre discussion, mais par l’autorité, par la force. Elle réclame, elle exige le concours du bras séculier. Elle veut régner dans l’État, se le subordonner, en faire son instrument.
III
« Qu’est-ce que l’État ? demandait encore Jules Simon. S’il n’est que la force, c’est-à-dire s’il n’est qu’un contrat social, une coalition des intéressés, qu’apporte-t-il avec lui qui puisse ébranler ma convicton ? Cet État athée n’est maître que de mon corps. Et si l’État est fondé sur un dogme, comment cette alliance d’une vérité religieuse avec la force civile peut-elle changer le caractère de cette vérité ? Quoi ! en est-elle devenue plus vraie, parce qu’elle a une armée ? Étrange principe en vertu duquel la religion russe serait plus vraie que la religion romaine, car le czar a plus de soldats que le pape. Quelles que soient l’origine et la nature de la force, ni individu, ni majorité, ni État ne peut triompher du droit de la raison ; et nul homme ne peut sans crime, ayant été créé raisonnable, s’oublier et se prosterner devant la force. »
Le point faible de cette éloquente argumentation, c’est qu’il est fort inexact d’affirmer que l’homme soit créé raisonnable.
Il est évident qu’il ne l’est pas à l’état d’enfance ; il n’est pas moins évident qu’il est loin de le devenir toujours à l’état adulte. Un être raisonnable est même une rare exception dans l’humanité. Il n’en est point qui le soit complètement. D’ailleurs, pour agir correctement, il ne suffit pas que le mécanisme logique soit intact chez l’être humain ; il faut encore que sa raison soit éclairée, qu’elle ne soit pas trompée sur les principes, sur les faits qui servent de point de départ à ses raisonnements. Toute erreur de principe mène à l’absurde le logicien le plus impeccable, et d’autant plus vite et plus droit que sa logique est plus parfaite. Le fanatisme religieux n’est, la plupart du temps, que les affirmations dogmatiques des croyants poussées à leurs dernières conséquences. Telle est même la logique des fous. Partis des sensations fausses de leurs visions intérieures, ils en déduisent des motifs d’action qui décèlent leur folie. Or, c’est surtout en matière religieuse que l’homme, à toutes les époques, a donné les preuves des folies les plus étranges.
L’affirmation de l’infaillibilité de la raison humaine est une des erreurs du dogme chrétien. C’est la croyance à ce logos qui éclaire tout homme venant en ce monde. La réalité est bien différente. Cette infaillibilité de la raison humaine suppose l’homme créé par un dieu, à son image, doué par lui d’une âme pensante, immortelle, de céleste origine, qui entre lui et l’animal ouvre un hiatus infranchissable. C’est-à-dire que l’argumentation de Jules Simon, comme celle de tous les philosophes de son école, suppose justement ce qui est en question.
Ce qui est bien certain aujourd’hui, au contraire, c’est que toutes les races, dans l’espèce humaine, et tous les individus, dans chaque race, sont très inégalement doués de la faculté logique et que l’emploi qu’ils peuvent faire utilement de cette faculté dépend surtout de la netteté de leurs notions sur la nature réelle des choses, sur les rapports des hommes avec le monde et des hommes entre eux. Or c’est sur ces notions que toutes les religions ont surtout erré.
Il n’est donc pas indifférent à l’État que certaines religions s’y propagent.
Toutes les religions se sont propagées, soit par le prosélytisme, soit par la force. Mais il suit de l’infirmité si générale de la raison humaine, si facile à séduire par de vaines espérances, que leur expansion prosélytique ne prouve pas plus leur supériorité rationnelle que leur expansion par la force. Celle-ci prouve seulement qu’elles ont été adoptées par les plus puissants, par les chefs des nations et dans leur intérêt ; celle-là démontre qu’elles ont séduit les consciences du plus grand nombre qui est toujours celui des intelligences médiocres. Le paulinisme chrétien, qui s’est si rapidement répandu dans l’empire romain en décadence, devenu le caravansérail de tous les dieux du monde, et qui a si complètement effacé, dès le premier siècle, les vagues doctrines esséniennes de Jésus, évidemment bouddhistes d’inspiration et d’origine, peut être considéré comme de niveau suppérieur à toutes les petites superstitions locales qui, au-dessous du culte des dieux officiels, faisait la vie religieuse des peuples gréco-latins, et constituaient surtout la religion des femmes. Mais le christianisme paulinien, tel qu’il se répandit dans l’empire, et prit forme dans les conciles des trois premiers siècles, était une rétrogradation morale et intellectuelle évidente sur les grandes et saines doctrines d’Ionie, d’Abdère, d’Elée et sur les doctrines du Portique.
Si le proconsul romain, Ponce Pilate, au lieu de se laver les mains de la mort de Jésus, réclamée par la plèbe de Jérusalem, poussée par ses prêtres, avait sanctionné le jugement d’Hérode et fait enfermer le prétendu Messie dans un manicome, il eut supprimé par là une des causes principales de la décadence de la civilisation gréco-latine et épargné à l’Europe entière quinze siècles de convulsions sociales, de guerres, de servitudes et de ténèbres intellectuelles.
L’avantage des religions purement nationales, comme celles des Grecs et des Romains, c’était de n’être qu’un décor extérieur, une pompe publique qui ne prenait pas la conscience intime. Les dieux étaient les protecteurs de la cité, de la race. Leur culte faisait des citoyens soumis à la loi, dévoués à la patrie. Pour les familles, il y avait les pénates, les dieux lares, le culte des ancêtres. Pour l’individu, il y avait des légions de petits dieux inférieurs, ayant chacun leur spécialité, qu’on allait trouver dans leur sanctuaire pour certaines maladies ou certaines affaires, comme de nos jours on va consulter un médecin spécialiste ou un avocat,. et souvent avec autant d’efficacité. Mais rien dans une telle religion ne prenait l’homme entier, n’asservissait sa volonté, sa conscience.
Tout autres ont été les religions prosélytiques. Celles-là ont toujours été des doctrines du salut. Elles ont fondé leur puissance sur cette exagération de l’instinct de conservation qui fait que l’être humain ne peut se résigner à cesser d’être. Spectateur d’un jour au théâtre du monde, il prétend y occuper une place à perpétuité. Cette peur delà mort est devenue telle, chez nos races supérieures, qu’elles préfèrent un enfer éternel à l’anéantissement. L’effet moral de telles religions qui vendent le salut à leurs sectateurs, sous la condition d’une obéissance absolue, d’un complet abandon de la volonté au dieu qu’elles enseignent, et qui, naturellement, est représenté par ses prêtres, c’est, avec une exaltation de l’égoïsme, un relâchement des liens sociaux. Amis, famille, patrie : tout doit être sacrifié au salut. Le citoyen est subordonné au dévot. Le cénobitisme, le monachisme en sont la conséquence fatale, avec les croisades, les conquêtes religieuses, les persécutions contre les hérésies, les guerres civiles entre les sectes dissidentes. Vouloir imposer la tolérance à de telles religions, c’est vouloir qu’elles ne soient pas. Il est plus facile de les détruire, que de les rendre humaines. Plus leur dogme est insensé, plus elles y tiennent, et plus elles se montrent hostiles aux progrès de la raison qui tend à les nier, à les détruire. Ce qui fait leur danger et leur force, c’est leur puissance de pénétration. Comme l’eau à travers le sol, elles s’infiltrent chez les nations qui vivent en paix à l’ombre des autels élevés à leurs dieux nationaux, purs symboles auxquels elles ne croient guère. Leurs missionnaires y multiplient leurs néophytes. Leurs congrégations s’y forment, y grandissent en silence ; elles constituent des fédérations secrètes. Un jour l’État se trouve miné, comme un jardin par les taupes, comme un navire par les tarets. Les hôtes qu’on avait reçus sans défiance, sont devenus des maîtres qui commandent dans la maison. C’est là l’histoire du bouddhisme, en Asie, celle du christianisme en Europe. Telle fut également celle du mazdéisme chez les Parsis qui se substitua aux religions de la Chaldée et de l’Euphrate, jusqu’à ce qu’il fût chassé lui-même par l’islamisme, qui procéda plus violemment.
C’est ainsi que le mazdéisme détruisit la puissance de Babylone, que le christianisme disloqua l’empire romain, que le bouddhisme, envahissant la Chine, arrêta son évolution merveilleuse, qui, sous les institutions toutes civiles de Koung-fou-Tseu, lui avait valu plus de dix siècles de progrès rapides.
IV
Les peuples n’ont-ils pas le droit et le devoir de se défendre contre ces envahissements des religions prosélytiques qui ne leur apportent jamais que des troubles intérieurs et des révolutions rétrogrades ? C’est un grave problème à examiner. Comment opposer la violence à qui procède par la douceur ? Comment répondre par la persécution à la prédication ? Quelle digue peut-on construire contre l’infiltration. On triomphe d’une armée de soldats avec des soldats ; comment se débarrasser d’une armée de termites, d’une invasion de sauterelles ?
La tactique des religions prosélytiques consiste à s’emparer d’abord des femmes. Par elles elles ont bientôt les enfants. À la génération suivante, elles ont conquis les hommes.
Le meilleur parti serait-il d’ouvrir un libre champ à toutes les doctrines les plus contraires, qui s’excluent et s’anathématisent réciproquement ?
Si chaque doctrine avait le même droit pour s’affirmer et se défendre, en sortirait-il des clartés qui dissiperaient toute erreur, ne laissant subsister que le résidu de vérités qu’elles peuvent contenir ? Les faits de l’histoire montrent qu’il n’en est pas ainsi dans la réalité.
C’est qu’en effet, les plus sages sont loin d’être les plus nombreux. Ils ne sont pas même les plus éloquents. Ceux qui flattent les passions des foules en sont mieux écoutés et mieux compris que ceux qui n’éclairent que leurs esprits. Comme ceux qui écoutent ou qui lisent sont plus nombreux que ceux qui écrivent ou qui parlent, ce sont eux qui forment l’opinion en majorité. Chacun est sollicité à n’écouter et à ne lire que les écrivains ou les orateurs qui traduisent ses propres sentiments. De là, l’infériorité numérique fatale des écoles d’élite qui cherchent à faire progresser l’esprit humain, a l’entraîner dans des voies nouvelles, à le guérir de ses erreurs, de ses préjugés. Quand ces écoles arrivent à conquérir une majorité d’adhérents, c’est que déjà d’autres minorités les ont distancées en signalant de nouvelles erreurs et dévoilant d’autres vérités. On peut donc énoncer en règle que, si toutes les minorités n’ont pas raison, même relativement, du moins c’est toujours une minorité qui a relativement raison contre tout le monde. En religion, plus encore qu’en politique, la pire autorité, c’est celle du nombre. La liberté de discuter suffirait-elle à résoudre le problème de la liberté de croire ?
Outre cette liberté de la discussion, il y a la liberté d’agir conformément à sa croyance, qui vient compliquer la question ; c’est-à-dire la liberté de vivre de certaine façon, d’avoir certaines mœurs, d’entendre de certaine façon les liens et les devoirs de famille, d’observer certains usages, de participer à certaines cérémonies, de rendre aux morts certains honneurs, suivant certains rites. Car tout cela est resté matière de religion, et, autrefois, le domaine religieux, bien plus étendu, prenait tout l’homme.
C’est encore à ressaisir tout l’homme que visent les religions déjà constituées entre les mains d’une hiérarchie sacerdotale, qui prétend parler au nom de Dieu. Il ne s’agit pas de preuves philosophiques, disent-elles, il suffit d’établir l’authenticité d’une révélation, c’est-à-dire de prouver par le témoignage, l’existence d’un fait matériel.
M. Jules Simon leur a bien répondu déjà qu’il n’y a de faits évidents que ceux dont on est témoin ; que le reste se discute. « Et la preuve, dit-il, c’est qu’il y a des témoignages contradictoires, des révélations contradictoires et des incrédules de bonne foi qui rejettent toute révélation. Comment ne sentez-vous pas que vous confondez l’évidence qui est dans les faits, avec la certitude qui n’est qu’en vous-même ? L’histoire aurait dû vous dégoûter de ce sophisme. La chimère de l’unité a coûté assez de sang ; mais enfin aujourd’hui, elle est vaincue, les faits, tous les faits, sont contre vous ; les majorités se sont déplacées, le plus pitoyable des arguments, l’argument du nombre est devenu ridicule ; il y a désormais droit de bourgeoisie pour toutes les croyances ; il faut donc trouver des arguments que vos adversaires puissent admettre et ne pas les déclarer impuissants par l’unique raison qu’ils ne croient pas ce que vous croyez. Eh ! sans doute, si une fois vous partez de la vérité de la révélation, vous pouvez dire que la raison est inutile ou n’est utile tout au plus que pour vérifier les témoignages ; et vous pouvez dire que toute spéculation est insensée dès qu’elle s’écarte, ne fût-ce que d’une ligne, de la vérité révélée. Mais dites cela aux théologiens, dites-le aux fidèles ; ne le dites pas aux incrédules. Cherchez des arguments qui puissent les convaincre. Ne supposez pas avec eux ce qui est en question, si vous voulez réellement discuter.… »
« Proposer une doctrine, c’est reconnaître la liberté et la force de la raison ; imposer une doctrine par la violence, par la captation ou par l’abêtissement, c’est dégrader l’homme et désobéir à la volonté de Dieu qui nous a fait intelligents et libres. »
C’est justement de cette prétention de tous les croyants d’obéir à la volonté de Dieu, quand ils obéissent à leur conscience, ou à ceux qui la dirigent, que viennent les difficultés pratiques de la liberté. Car s’il s’agissait seulement de croire à un Dieu plutôt qu’à un autre, c’est une liberté très innocente que nul n’aurait eu l’idée de contester à personne. Mais qui croit à un Dieu, se croit tenu de lui obéir, ou plutôt d’obéir aux interprètes de cette volonté, qui ne s’accordent pas entre eux, et sont toujours en désaccord sur une foule de règles de conduite. De sorte qu’un État où existent des religions multiples, dont les adeptes ont toutes libertés pour la pratiquer fidèlement, devrait renoncer d’abord à l’unité de loi, à cette unité de loi si péniblement conquise dans les temps modernes. Et, en effet, il existe dans le même État, des catholiques monogames qui n’admettent que le mariage indissoluble, des protestants qui tolèrent le divorce, des Turcs ou des Mormons qui pratiquent la polygamie, des Guêbres qui épousent leurs sœurs, des Juifs qui admettent au moins le concubinage légal, des Chinois qui lui donnent une grande extension, enfin des Polynésiens qui se permettent à peu près toutes les licences et des Fidjiens qui mangent leurs vieux parents pour leur témoigner plus de respect, en face de cette multiplicité de coutumes et de lois, que deviendra le droit civil ?
Justement parce que la liberté de conscience n’est pas seulement la liberté de penser et de croire, qu’elle n’est pas seulement la liberté d’exprimer, de proclamer, de répandre sa croyance, il en résulte qu’elle ne peut être illimitée sans détruire les fondements même de la société moderne, et l’unité morale de toute société politique en général.
La limite de la liberté de conscience, c’est la limite de la liberté individuelle elle-même qui s’arrête nécessairement pour chacun où commence la liberté des autres ; et où la liberté de tous borne fatalement celle de chacun.
Déterminer dans quelle mesure cette liberté d’agir peut être garantie à tous sans nuire à personne, c’est le problème social par excellence, parce qu’à lui seul il contient tous les autres et les subordonne à lui.
La première condition de sa solution, c’est que nulle religion ne soit privilégiée, que nulle d’entre elles ne s’inféode l’État ou ne lui soit inféodée ; c’est que toutes les églises, également séparées de l’État, également tolérées par lui, ne reçoivent rien de lui, et vivent seulement des subventions et des dons de leurs fidèles ; cela même soulève mille questions secondaires très complexes.
Lâcher également la bride à tous les prosélytismes, à tous les sacerdoces, intéressés à faire vivre leur Dieu pour en vivre eux-mêmes, ne serait peut-être pas le moyen de protéger la liberté de penser, de croire et d’agir de chaque citoyen en particulier ; parce que la lutte ne serait jamais égale entre de simples particuliers ayant leur manière de voir individuelle, et des sectes déjà nombreuses ou de vieilles et puissantes hiérarchies sacerdotales, qui, ayant régné de longs siècles sur le monde, possèdent, par cela même, une redoutable puissance traditionnelle, fortifiée par l’appui qu’elle rencontre dans les instincts héréditaires de la race.
V
Le tableau si éloquemment tracé par Jules Simon des prétentions du fanatisme à s’imposer par la persécution, quand il possède la force, ne convient point seulement à une religion, à une Église, mais à toutes les Églises, à toutes les religions. Si chacune d’elles, quand elle est vaincue ou passe à l’état de minorité, revendique à. son tour la liberté de conscience avec les mêmes arguments que faisaient valoir, contre elles, les religions ou opinions, opprimées par elle, quand elle dominait, c’est pour s’en servir à ressaisir cette domination et redevenir exclusive et persécutrice, dès qu’elle en aura la puissance.
Telle est la triste vérité qui ressort de toute l’histoire ; tel a toujours été surtout l’esprit des religions constituées sur une hiérarchie sacerdotale, obéissant à ses propres tendances, à ses propres lois, ne relevant que d’elle-même, se recrutant elle-même, indépendante du pouvoir civil ou l’inféodant à lui.
Les religions civiles, subordonnées à l’État, ne sont pas arrivées si vite et aussi fatalement aux mêmes excès ; si elles ont été moins tyranniques, c’est sous la condition de rester vis-à-vis de l’État, dans cette étroite dépendance, dont elles ont toujours tenté de s’affranchir. Quand elles y ont réussi, elles ont aussitôt tenté de devenir dominatrices, de faire servir l’État à l’expansion de leurs privilèges, de convertir leurs libertés en monopoles, d’employer la puissance publique à détruire, chasser, persécuter les opinions rivales qui n’étaient souvent que des sectes détachées d’elles, et à réduire au silence même leurs contradicteurs individuels. En réalité, la liberté que réclament tous les sacerdoces religieux est celle d’imposer à tous, par tous les moyens, leurs dogmes, leur culte, leur autorité, d’abord toute morale, mais qui tend fatalement à saisir les corps et les âmes. Il est dans la nature des choses qu’il en soit ainsi ; car il est dans la nature humaine d’aller au bout de tout pouvoir qu’on lui laisse prendre, de chercher à l’étendre et d’en abuser sans limites, dès que ce pouvoir est illimité.
La liberté de conscience pour tous n’est donc possible que sous la condition que chaque secte, déjà constituée, ne puisse faire abus des forces dont elle dispose. Comme avec l’accroissement de ses forces et le nombre de ses adeptes grandit la possibilité et la presque certitude de ses abus, les Églises les plus puissantes, les religions déjà en majorité, doivent être plus étroitement assujetties à des lois que les religions des minorités, toujours moins dangereuses. .
C’est généralement le contraire qu’on a fait. Toutes les religions, déjà en majorité, sont devenues ou ont tendu à devenir religions d’État et, dès lors, sont devenues intolérantes et persécutrices pour toutes les religions rivales.
Toutefois, de nos jours, la position du problème a changé.
Toutes les anciennes religions positives, révélées, ayant un sacerdoce constitué, tendent à s’unir contre la liberté de conscience individuelle, contre les écoles libres de philosophie, contre la science, ses progrès, ses découvertes, qui battent en brèche leurs dogmes, qui contestent leur origine divine, critiquent leurs traditions et nient les titres de leurs prêtres à exercer, au nom d’un dieu, leur domination sur l’homme. Devant ce péril commun, qui menace leur autorité morale autant que politique, tous les sacerdoces font cause commune. Tous tendent surtout à garder ou à reprendre le monopole de l’enseignement dont ils s’étaient saisi et qui leur échappe. Garder l’enfant, c’est garder l’avenir. S’ils gardent la mère, ils ont l’enfant. Qu’importent les hommes ? Ils passent. Si la famille est ainsi désunie, ils s’en excusent, disant qu’ils reconstitueront son unité par la foi, quand les enfants élevés par eux seront adultes.
C’est que toute religion est un champ, un domaine pour son sacerdoce, et que nul ne renonce aisément à son domaine, à son champ, mais tend sans cesse à l’agrandir, à le rendre plus fécond. La fécondité du domaine religieux se mesure aux biens immenses accumulés par toutes les Églises, durant les époques de foi, dès que les lois leur ont reconnu le droit de propriété. Leurs richesses, leurs biens sont-ils confisqués, par suite d’un changement du régime politique, dès que le droit de posséder leur est rendu, de nouvelles richesses s’accumulent entre leurs mains.
Il n’est point de pactole qui roule autant d’or dans ses flots qu’un courant de foi, dirigé par des prêtres qui vivent des offrandes faites au dieu. Le même fanatisme qui élève ses autels et les couvre d’offrandes, qui dote ses collèges sacerdotaux de vastes domaines et couvre ses prêtres de pierreries, est aussi celui qui proscrit les dieux rivaux, persécute leurs prêtres et leurs fidèles. L’un est toujours la mesure de l’autre.
Quand s’élevaient sur les ruines des temples grecs et romains, fermés par Constantin et détruits par Théodose, les premières basiliques chrétiennes, l’Église romaine proscrivait les ariens, les eutychéens, les manichéens, toutes les sectes dissidentes qui, dès les premiers siècles, l’avaient divisée, et qui eussent rendu la catholicité impossible, si elle n’eût disposé de toutes les forces de l’empire. Et quand toute l’Europe se couvrait de cathédrales, du dixième au seizième siècle, l’Église chrétienne faisait les croisades contre les Arabes et les Turcs au dehors, contre les Albigeois, les Vaudois, les Juifs à l’intérieur. Les papes excommuniaient les rois et les empereurs. L’inquisition s’établissait, multipliant les bûchers ; les guerres de religion décimaient les nations, répandant partout les ruines et la mort.
Il en faut bien conclure qu’il ne peut exister de liberté religieuse pour tous que sous la condition d’exclure tous les sacerdoces religieux de toute participation au gouvernement civil et politique ; qu’on peut leur laisser toute liberté de bénir et de maudire, d’enseigner et d’excommunier dans leurs Églises, au milieu de leurs propres fidèles ; mais qu’il faut leur fermer avec soin les écoles publiques où les jeunes générations apprennent les devoirs du citoyen, les devoirs de l’homme envers l’homme. À tous les prêtres d’une Église, à tous les membres d’un sacerdoce engagé par serment à en défendre les dogmes, l’enseignement de l’enfant doit être interdit. L’État lui-même doit donner à l’enfant, avec l’enseignement des sciences, des règles critiques qui, éclairant sa raison, peuvent ainsi lui permettre de juger, en toute indépendance, les titres de tous les dieux à leur foi, les dogmes de toutes les religions, la morale de tous leurs prêtres, et de résister à toutes les séductions, à toutes les illusions, à tous les entraînements, à tous les enthousiasmes ou à tous les fanatismes qui peuvent les solliciter. À ces conditions seulement on ne verra plus les dieux armés contre les dieux voisins, les prêtres exiler ou brûler d’autres prêtres. Les olympes forcés à la paix, la laisseront aux hommes. Les offrandes afflueront moins sur les autels ; avec elles diminueront leurs pontifes, et le dernier pontife finira avec la dernière offrande, sans que même l’histoire du temps enregistre cette fin, tant elle aura passé inaperçue.
La religion, la foi sera-t-elle morte pour cela ? Nullement, chacun aura la sienne, dans le secret de sa conscience et chacun en sera librement gouverné. Mais, par le progrès des sciences, le progrès des esprits, la diffusion égale des vérités, évidentes pour tous, que nul n’aura plus intérêt à obscurcir, se réalisera une catholicité plus universelle que n’a jamais été celle d’aucune église. Pour tous, la certitude aura remplacé la croyance. Si au delà du champ si étendu de la certitude, il reste encore des curiosités intellectuelles à satisfaire, des points obscurs dans l’intelligence, tous, du moins, s’accorderont sur ce principe qu’ils ne doivent en demander la solution qu’à leur propre raison, et ne doivent écouter que la voix de leur propre conscience et qu’il n’est point de prêtres qui, là-dessus, en sachent plus long que tout le monde.
Il y aura encore longtemps peut-être des écoles, des sectes philosophiques ; mais si les écoles philosophiques ont souvent subi des persécutions, jamais elles n’en ont exercé, même dans les moments où leurs luttes ont été le plus ardentes. Jamais elles n’ont tenté de dominer l’État. Si parfois quelque philosophe en a émis l’idée, sa tentative tout individuelle, a semblé à tous une contradiction. Ce qui distingue toujours une secte philosophique d’une secte religieuse, c’est justement que l’une se propose à la conscience, à laquelle l’autre s’impose c’est que l’une procède de la liberté, l’autre de l’autorité ; que le Dieu des prêtres se révèle par eux ; que celui des philosophes, quand ils en ont, se révèle par lui-même, sans intermédiaire, et que nul ne prétend les forcer d’en reconnaître un, s’ils n’en sentent pas le besoin.
Toute l’histoire démontre, au contraire, que toutes les religions dogmatiques, soutenues par une hiérarchie sacerdotale se disant l’interprète des volontés des dieux et dépositaire élue de vérités révélées, inaccessibles autrement à la raison humaine, ont toujours aspiré et plus ou moins réussi à constituer des théocraties tyranniques, oppressives des consciences, et usurpatrices des pouvoirs civils ; qu’elles ont toujours inspiré à leurs adeptes un fanatisme intolérant, persécuteur, ennemi de toutes les libertés, opposé à tous les progrès, soupçonneux, défiant de toutes les supériorités, rebelle à leur suprématie ; et qu’elles n’ont réussi en somme qu’à fausser la moralité même des peuples qu’elles ont asservis. La plupart des troubles des États, de leurs révolutions, des guerres civiles qui les ont agités, des grandes guerres de conquête qui ont périodiquement jeté les peuples les uns sur les autres, ont été l’œuvre des sacerdoces ou l’effet de leur prédication. Toute religion d’État a fini par s’asservir l’État, par y dominer exclusivement, par enfermer tous les esprits dans l’impasse de ses mystères et de ses contradictions dogmatiques, en leur imposant la tyrannie de ses préceptes de conduite, souvent contraires à la morale et à la nature.
La liberté de conscience est donc par elle-même la négation de toute autorité religieuse. L’une ne peut subsister en face de l’autre. Il faut que l’une tue l’autre. La liberté de conscience, niée en principe par tous les sacerdoces, et par tous confisquée en pratique, n’a jamais pu exister que chez les peuples échappés au gouvernement des prêtres et dans la mesure où ils lui ont échappé. C’est parce qu’il n’a jamais existé encore de gouvernement exclusivement civil, ne subissant l’autorité ou l’influence d’aucuns pontifes, que la liberté de conscience qui, comme liberté d’agir, est la liberté individuelle elle-même, a toujours été étroitement limitée par des lois d’un caractère tout traditionnel, et injustifiable au point de vue de l’utilité publique.
Le seul moyen d’assurer la liberté de conscience, comme liberté de penser et d’agir, c’est-à-dire d’étendre à ses limites possibles la liberté individuelle qui la confient, c’est d’éclairer les peuples sur leurs vrais besoins, sur leurs vrais devoirs ; c’est de les délivrer ainsi des devoirs, dits religieux, dont ils ont été accablés jusqu’ici par les interprètes terrestres de leurs dieux ; de leur épargner toutes ces pratiques pénibles, humiliantes ou ridicules, ces privations, ces macérations sans but qu’ils leur ont imposées, qui ont atteint et dépassé souvent les limites du crime, et qui n’auraient pu trouver d’excuse que dans la folie égale de ceux qui les subissaient et de ceux qui les ordonnaient ; « Malheur à vous ! docteurs de la loi, disait Jésus aux prêtres des Juifs, car vous chargez les hommes de fardeaux insupportables mais vous-mêmes ne les touchez pas du bout du doigt. »
Que chacun soit libre de s’imposer toutes les pratiques ou les abstentions qu’il croit être agréables à son Dieu, rien de mieux ; mais que ces abstentions ou ces pratiques soient imposées par les prêtres de ce Dieu, même à ceux qui ne croient point en lui, ou qui ne jugent point qu’il les exige, c’est ce qui fera l’étonnement des générations qui nous suivront.
Le seul moyen efficace de fonder dans les mœurs, après l’avoir écrit dans les lois, le principe de la liberté de conscience, c’est donc d’instruire les populations pour les mettre en état de résister aux prédications, aux séductions, aux promesses ou aux menaces des prêtres de tous les dieux, de tous les cultes, et aux entraînements du fanatisme prosélytique ; c’est de répandre à flot l’instruction, de vulgariser les certitudes scientifiques acquises, de faire connaître à tous les lois de la nature, logiquement et mathématiquement démontrées ; c’est de mettre à la portée de tous, sans l’imposer à personne, l’enseignement scientifique à tous ses degrés, d’en populariser les principes dans des formules simples et claires ; c’est, après avoir donné à chacun l’art de lire, de faire en sorte que nul esprit ne manque du livre propre à l’éclairer, à satisfaire ses curiosités ou à lever ses doutes. Ce qu’il faut, c’est opposer partout les évidences delà vérité certaine aux croyances erronées, aux espérances et aux craintes illusoires des religions qui s’appuient sur les passions égoïstes de l’homme en les flattant, en les trompant, et en exploitant surtout ce profond instinct de conservation enraciné en tout être vivant qui lui inspire l’effroi de sa propre destruction. Car c’est sur cet instinct que tous les sacerdoces ont fondé leur puissance ; c’est lui et lui seul qui leur a livré l’humanité depuis ses plus lointaines origines.
Le moyen à la fois le plus légitime et le plus efficace de prévenir le retour de cette domination tyrannique du prêtre dans l’État et la famille, c’est d’en montrer les résultats à travers l’histoire ; de faire voir quel a été dans l’évolution de l’humanité, le rôle fatal des sacerdoces, celui des théocraties ; c’est de faire connaître l’origine et les développements de toutes les religions qui se prétendent révélées, la nature du sentiment religieux lui-même et les racines profondes qu’il a jetées dans l’âme humaine, par le fait d’une longue hérédité traditionnelle, à travers les âges d’ignorance et de débilité intellectuelle de l’humanité encore à l’état d’enfance.
Il faut surtout faire connaître aux hommes, l’homme lui-même, c’est-à-dire ce qu’ils ignorent le plus. L’homme ne se connaîtra lui-même, il ne sera guéri de toutes les fables inventées sur son origine qu’en apprenant ce qu’elle a été. Il faut qu’il sache bien quels furent ses infimes commencements, ses premières misères, les luttes qu’il a dû soutenir pour prendre sa place sur la terre, où il arrivait désarmé, nu, sans langage, au milieu d’une création rivale ou ennemie. Il faut qu’il connaisse sa vraie place dans la série des êtres vivants, la vraie place de cette terre, aujourd’hui son trop étroit royaume, au milieu de la poussière de mondes dispersés dans l’infini des cieux et dont ses yeux perçoivent les lointains rayons.
Seule la science peut guérir l’humanité de la maladie des croyances, toujours prête à la ressaisir, à la replonger en de nouvelles rechutes dont chaque fois elle ne sort qu’affaiblie ou mutilée. Seule la science, et ses évidences, peut réaliser l’accord des volontés par celui des esprits. Seule elle peut effacer les préjugés qui ont divisé les races, les nations, les castes. Seule elle peut donner à toutes les curiosités, dans ses limites acquises, des réponses toujours identiques en tous les lieux et en tous les temps. Seule elle peut se dire révélée car elle est la révélation de la nature par elle-même. Seule elle peut se dire l’expression du logos éternel, de cette raison « qui éclaire tout homme venant en ce monde ». Seule enfin elle peut assurer la liberté de conscience, comme liberté de penser et comme liberté d’agir, parce qu’elle peut seule inspirer à tous une bienveillante tolérance pour tous et prévenir les actes de folie que le fanatisme religieux peut inspirer.
Cette tolérance, nous l’avons vu, est impossible entre ces croyances opposées, et également absolues, que les diverses églises ont toujours imposées à leurs sectateurs avec une rigueur d’autant plus grande qu’elles étaient plus indémontrables. C’est seulement à condition que chacun soit persuadé qu’il peut se tromper, ou être trompé, qu’il se trompe certainement en quelque chose, qu’il peut reconnaître aux autres la liberté d’être dans l’erreur, la liberté de se tromper autrement que lui, ou même d’être seuls de leur opinion.
Or c’est là, de toutes les libertés la plus importante, la plus nécessaire, puisque toute vérité nouvelle est d’abord l’apanage d’un seul qui la découvre et qui reste seul pour la soutenir. S’il est donc une sorte d’opinions qui méritent tous les égards, tous les respects de l’humanité, ce sont les opinions individuelles. Les autres se défendent toujours assez, et tout ce qu’on peut en craindre c’est qu’elles oppriment.
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