La Presse Anarchiste

Femmes de Bretagne

Je vou­drais faire appa­raître des visages loin­tains, qui sont de notre temps et de notre pays, et aux­quels la chro­nique ne songe guère habi­tuel­le­ment. Les lit­té­ra­teurs, acca­pa­rés par le bou­le­vard, par le monde, par le théâtre, à peine dis­traits par de rapides voyages ou par les vil­lé­gia­tures à la mode, ne se sou­viennent pas assez de leurs contrées d’o­ri­gine, ou ne laissent pas suf­fi­sam­ment rêver leur curio­si­té dans les régions où ils ins­tallent d’ha­bi­tude leurs vacances. La France est pour­tant grande et diverse, et il est des exis­tences de petites villes, de bourgs, et de pleine cam­pagne, qu’il serait inté­res­sant de faire pas­ser, en sil­houettes fugi­tives, dans des décors sou­dai­ne­ment évoqués. 

La Bre­tagne, de pierres si vieilles, de mœurs si anciennes, tra­ver­sée par les che­mins de fer, res­tée néan­moins ori­gi­nale, est pro­pice à ces ren­contres sin­gu­lières, à ces sur­gis­se­ments d’êtres dont la bouche vivante pro­fère le lan­gage d’hier, dont les gestes et les expres­sions viennent du fond du pas­sé. Les hommes, devant l’é­tran­ger, sont silen­cieux et indé­chif­frables. Ils parlent, entre eux une langue rude, où il y a comme un bruit de mer sur les cailloux, ils sont rocheux et sou­cieux. Les femmes sont énig­ma­tiques avec plus de dou­ceur, et leurs fuyantes phy­sio­no­mies ont de vagues sou­rires pour lueurs et pour expli­ca­tions. Voi­ci quelques-unes de ces habi­tantes de la pres­qu’île, vues au hasard des ren­contres du der­nier automne, sur la côte et dans l’in­té­rieur des terres.

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— Si vous vou­lez, mon­sieur, me dit le marin du Poul­du chez lequel je logeais, nous irons demain matin voir ce fameux port de Douélan. 

Il y a tou­jours un peu d’i­ro­nie, un fond de tran­quille moque­rie dans les paroles des gens des côtes, quand ils s’oc­cupent du port Voi­sin. S’il s’a­git de la terre et des ter­riens, le mépris n’a plus de bornes. Le pilote, ayant à dési­gner un pay­san, mon­trait l’ho­ri­zon des champs, de son pouce, der­rière son dos, sans détour­ner la tête : 

— Il est de là-bas, disait-il, du fond, dans les bouses. 

Le fameux port de Doué­lan est, en somme, un port fort accep­table, bien creux, entre deux col­lines, bor­dé par un large quai. Notre barque y entra, après une tra­ver­sée dans la brume, par une mer livide, la voile pen­dante, les avi­rons sans cesse manœuvrés : 

— Une tem­pête de calme, disait en mau­gréant le patron. 

À la même heure reve­naient les bateaux de la pêche à la sar­dine. Ils furent bien­tôt tous amar­rés, déchar­gés de leurs paniers de fins pois­sons bleu et argent, et le mar­chan­dage s’é­ta­blit avec les usi­niers, les com­mis­sion­naires, les mar­chandes de Quim­per­lé. Les dif­fé­rences se mar­quaient davan­tage pen­dant ces débats, les marins, hauts, épais, car­rés, et si souples de mou­ve­ments, encore vêtus de leurs cirés ruis­se­lants du brouillard et de l’eau du large, affec­tant par­fois de ne pas entendre et voir les dis­cu­teurs, les maigres et rapaces ache­teurs aux yeux inquiets, les femmes à pro­fil de pois­son. Les règle­ments de compte et les paie­ments devant les verres de cidre et les verres d’eau-de-vie durent long­temps, et je lais­sai à leurs affaires ceux qui m’a­vaient ame­né. Je mar­chai au ver­sant de la falaise, cou­pée de mai­sons et de jar­dins. C’est là que j’a­per­çus une des femmes dont j’es­saie de mar­quer ici quelques traits. 

Elle était de l’autre côté de la haie, chan­tant, cueillant des mûres. Les paroles de ses chan­sons n’ar­ri­vaient pas clai­re­ment aux oreilles, là voix était dou­ce­reuse et molle, une voix de mélo­pée, de prières et de can­tiques. La chan­teuse allait et venait, se mon­tra dans une éclair­cie des ronces, une jeune fille en coiffe de pay­sanne, mais vêtue en ouvrière de ville, la robe grise bien ajus­tée, les manches courtes. Un doux visage, un peu effa­cé, déjà fati­gué, des yeux de lan­gueur, une bouche bou­deuse et sen­suelle, de l’in­cer­ti­tude et de l’in­sou­ciance. Elle se tût, se rap­pro­cha, conti­nua à man­ger des mûres, et puis tout près, les chan­sons recom­men­cèrent, d’une voix un peu plus trem­blée et ner­veuse. Les can­tiques étaient des romances de Paris, de celles que rou­coulent les étoiles sen­ti­men­tales et les ténors pom­ma­dés de café-concert. Il y était ques­tion de ros­si­gnol et de fau­vette, de brunes espa­gnoles, d’une mon­tagne où l’on ira val­ser tous les soirs, et, mêlés à tout cela, les cou­plets de Rap­pelle-toi, d’Al­fred de Mus­set. C’é­tait tou­chant et triste, et long­temps j’é­cou­tai les vaines paroles, empor­tées dans la musique de la mer. Le soleil s’é­tait levé, l’O­céan se tein­tait dé lilas et de rose. 

La jeune fille s’en va à l’ap­pel d’une cloche. C’est une sar­di­nière de celles que l’on voit dans les bour­gades mari­times sem­blables, à Douar­ne­hez, à Audierne, à Concar­neau, à Port-Louis, au Palais. Ce sont les sœurs des ciga­rières de Mor­laix. Elles vivent tôt dans là pro­mis­cui­té, sont tendres et faciles, de chair gour­mande, rieuses et amères, se grisent de mots et de cris, chantent en chœur, à l’u­sine, des chan­sons har­dies et gros­sières, sortent en bandes avec des allures équi­voques. Elles voient pas­ser ceux de leur pays, les pêcheurs velus, les lourds com­pa­gnons qui s’en retournent vers les noires masures. Mais elles songent à d’autres, à des employés, à des comp­tables, à des voya­geurs de com­merce, à des mili­taires, à des mes­sieurs de Brest, de Lorient, de Nantes, de Paris. Par­mi elles sont les proies pro­mises aux grandes villes. 

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Les rivages quit­tés, après avoir mar­ché par les champs, par les che­mins creux, par les ravins où se cachent les hameaux, c’est une autre femme qui sur­git, dans ce bourg proche la forêt de Clo­hars-Car­noet. Elle habite sur la place, sa mai­son touche à l’é­glise et au cime­tière. Elle est à la fois auber­giste, bou­lan­gère, mer­cière. Elle est probe, éco­nome, et res­pec­tée. Elle parle peu, on ne la voit pas sou­vent sou­rire. Elle est jeune, et sa jeune chair est rose et jaune comme la cire du cierge pas­cal, ses vingt ans ont fleu­ri dans les ombres de l’é­glise et dans les allées de jar­din du cime­tière. Il y à autour de sa rigide per­sonne une atmo­sphère d’en­cens et de pain bénit. Sans cesse elle semble mar­cher sur les dalles des bas-côtés et pas­ser devant l’autel. 

Peu à peu, son ori­gine et sa per­son­na­li­té se révèlent à ses pas, à ses gestes, aux quelques mots de ses réponses. Elle n’est pas de ce temps-ci, et il faut remon­ter jus­qu’au moyen-âge pour retrou­ver ses pareilles. Oui, plus on la regarde, plus on la trouve iden­tique aux sta­tues effi­lées qui s’in­crustent aux porches des cathé­drales et qui se dressent sur les cal­vaires. Gothique, elle est gothique des pieds à la tête, sèche de corps, et de cos­tume semi-mona­cal. La jupe longue, la poi­trine plate, deux ban­deaux de che­veux pâles aper­çus au bord de la coiffe ser­rée, la tête petite, le visage inache­vé Comme les visages cou­pés dans le gra­nit, ses traits sont taillés dans le même sens, un peu courts, comme si la matière avait man­qué au sta­tuaire, et qu’il eût pro­fi­té d’une veine du bloc. Le front bom­bé et lui­sant, le nez à peine indi­qué, les lèvres écra­sées, usées et déco­lo­rées, les os des pom­mettes saillants, elle est hâve, non vivante, tom­bale. Elle est bien issue de la pierre, elle sort de la nuit de l’His­toire, elle vient len­te­ment de très loin, à tra­vers les siècles révolus. 

En la voyant tou­cher aux choses de ses doigts fuse­lés, en la voyant mar­cher par la grande pièce froide, aux murailles blanches de cloître, on a l’im­pres­sion d’un som­nam­bu­lisme per­sis­tant, d’une sur­vie incons­ciente. Une telle femme est étran­gère à tout ce qui s’a­gite, à tout ce qui vit en dehors du bourg où elle est née, où, très pro­ba­ble­ment, elle mour­ra. Du même regard, elle peut voir la mai­son où habi­tèrent tou­jours les siens, et la place fleu­rie de fuch­sias et de capu­cines où repo­se­ront un jour ses membres roides. Elle sait qu’il existe des che­mins ds fer et des jour­naux, mais elle croit n’a­voir qu’en faire, et s’il y a des péri­pé­ties et des révo­lu­tions dans le monde, elle en subit les contre-coups sans les connaître. 

Son exis­tence est vague, elle flotte dans l’en­semble uni­ver­sel sans cher­cher des expli­ca­tions en sa tran­quille cer­velle. Mais cette exis­tence vague est en même temps, par un phé­no­mène bien com­pré­hen­sible, très concen­trée et très pro­fonde. Les petites choses de son inno­cente vie, elle les sait bien, elle les a for­te­ment empreintes en elle, sous son front bom­bé, dans son âme ancienne. Ces choses reviennent dans sa vie mono­tone, comme les heures que sonne inexo­ra­ble­ment l’hor­loge, dans sa boîte de chêne, et elle leur trouve chaque fois la même impor­tance, et elle accom­plit les mêmes tra­vaux avec le même calme minu­tieux, sans fatigue et sans impa­tience. La récolte des pommes, le cidre, le pain, le beurre, l’a­chat du pois­son, l’é­cole des enfants, l’oc­cupent sans que son enfan­tin et vieillot visage tres­saille. La messe, chaque dimanche, est encore et tou­jours le grand évé­ne­ment pour elle, l’é­glise reste le dra­ma­tique théâtre, la dis­trac­tion suprême, et le parois­sien la per­pé­tuelle lecture. 

Ain­si, elle peut paraître, et bien d’autres comme elle en Bre­tagne, atten­tive, exacte, constante, avec l’ap­pa­rence éloi­gnée, déta­chée des choses, ses yeux verts, absents par moments, éclai­rés en dedans d’une lueur de rêve­rie mys­tique, ses doigts pétri­fiés et dis­traits. Mais elle a des allures de can­deur et de vétus­té. Elle est lente et indif­fé­rente. Elle et ses pareilles semblent savoir qu’il n’y a de sérieux que d’at­tendre la mort. 

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On lit encore assez clai­re­ment en son esprit, comme dans l’es­prit de la fille d’u­sine. Il est plus dif­fi­cile, il est impos­sible de défi­nir cette autre petite fille de dix ans, qui vint nous gui­der à la cas­cade et à l’é­glise de Saint-Her­bot, aux ruines du Rus­quec, dans le centre mon­ta­gneux et brous­sailleux de la Bre­tagne. Celle-ci sor­tit de sa chau­mière en nouant un haillon autour d’elle. Elle ne savait pas le fran­çais, et n’es­saya pas de dire un mot pen­dant tout le temps que dura la promenade. 

Elle mar­chait en avant, ou plu­tôt elle bon­dis­sait de pierre en pierre comme une chèvre sau­vage, elle se retour­nait pour voir si elle était sui­vie, et avec quel sou­rire, avec quels regards bleus ! Ce sou­rire nais­sant, les regards de la nuance des petits lis qui croissent à ras de terre, c’est tout ce qu’on pou­vait savoir d’elle. Elle fai­sait par­tie du pay­sage, elle était de la cou­leur des rochers, des mousses, des feuilles, des nuages, de l’eau, et quand elle s’ar­rê­ta, tout en haut, auprès de la vasque res­tée seule intacte, auprès des murailles écrou­lées du Rus­quec, on eût dit qu’elle savait le secret de ce lieu déso­lé, de ces ruines, de cette vasque, pour­quoi cette coupe sculp­tée sub­sis­tait et rece­vait les larmes du ciel. Mais elle gar­dait cette science inutile pour elle, et elle dis­pa­rut dans le cré­pus­cule comme dis­pa­raît un feu fol­let dans le marécage.

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Après cela, le trouble et le mys­tère sont par­tout, quand on s’ar­rête pour regar­der les pas­sants de l’exis­tence, à la ville comme aux soli­tudes. Dans toute la Bre­tagne et ailleurs, y eut-il plus sin­gu­lières et plus indé­chif­frables figures que ces deux sœurs, blondes, vêtues de noir, aper­çues à la pro­me­nade de Quim­per, pen­dant la musique. Leurs fines beau­tés jumelles tra­çaient un sillage. Tous les yeux les voyaient sans avoir l’air de les voir, et leurs yeux à elles, demi-clos, obser­vaient et savaient tout sans rien regar­der. Leur diplo­ma­tie était en appren­tis­sage au milieu des poli­tesses bavardes, des com­pa­rai­sons jalouses, des dou­ce­reuses embûches. Leur ave­nir se pré­pa­rait, le dimanche, sur les cinq heures du soir, au son des fan­fares. Oui, certes, elles étaient plus impé­né­trables que la sar­di­nière des romances, que la bou­lan­gère gothique, et que la petite fille de Saint-Her­bot, ces deux demoi­selles à marier qui voguaient comme deux cygnes sur l’eau plate et à tra­vers les méandres com­pli­qués de la vie provinciale.

[/​Gus­tave Gef­froy./​]

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