Faire une éducation, c’est élever un être, c’est l’ériger, au point de vue physique, intellectuel et moral, de l’ornière au sommet ; c’est enrichir et féconder toutes ses facultés. L’éducation ainsi comprise est un véritable enfantement.
L’embryon humain passe par les types de l’animalité inférieure ; et ce n’est que par degrés de plus en plus ascendants qu’il accède enfin à l’humanité. Et en même temps qu’une forme et une organisation plus complètes, il conquiert l’existence personnelle : il se détache de sa mère et devient un individu.
Que dire d’une éducation qui ne serait pas un perfectionnement, une naissance progressive à la vie pleine et individuelle ?
Ce serait une espèce d’œuvre monstrueuse agissant à rebours de la nature, et parée fort à contre-sens d’un si beau nom.
On vous confie un jeune enfant, une fleur délicate, une ébauche encore, il est vrai, mais si gracieuse ! Et, au lieu de vous employer à l’achever, vous la dépouillez d’abord de tout son charme naïf ; et ensuite, vous ne trouvez rien de mieux pour remplacer tout cela que de l’emprisonner dans de vieilles défroques historiques, dans l’antiquaille des carcans et des armures, dans le grossier mercantilisme ambiant !
Une adaptation pure et simple à un milieu inférieur n’est pas une éducation.
Autrefois, du temps de la féodalité, de Rome, de la Grèce, de l’Egypte, les travailleurs furent serfs ou esclaves. Et ce passé est tellement passé que, pour se faire accepter aujourd’hui, il est obligé de se dissimuler derrière les grands mots vides de libre concurrence et d’inégalité naturelle. L’évolution est donc bien vers le travail libre. Si vous biaisez, si vous sophistiquez, si vous ne présentez pas aux jeunes intelligences cette conception dans tout son éclat lumineux, vous n’êtes, au lieu d’un accoucheur d’esprits qu’un pernicieux avorteur.
Vous vous ingéniez, au bénéfice de l’Etat moderne, à rajeunir le thème usé du despotisme ; et, comme le courant est à l’émancipation des individus, vous leur persuadez, ce qui semble une gageure contre le bon sens, que c’est pour être plus libres qu’ils doivent d’abord s’asservir.
Vous n’allez pas, bien entendu, jusqu’à vanter les guerres des hordes pillardes, des tribus et des provinces particularistes, des dynasties aux prises avec les dynasties. Mais vous ressuscitez les mêmes choses sous des noms plus beaux et neufs. Vous enseignez, avec un aplomb déconcertant, qu’il faut rester sur le pied de guerre si l’on veut avoir la paix, et que la barbarie guerrière est l’avant-garde et la promotrice de la civilisation.
Tout ce cliquetis d’aphorismes qui s’entrechoquent, éblouissants et confus, est une véritable trahison pour les tendres cerveaux auxquels il inflige, sous couleur de modernisme, une régression de plusieurs milliers d’années.
Vous persistez, dans une époque d’expérimentation froide et de calcul raisonné, à prêcher un monde chimérique qu’il faut croire sans le comprendre. Ou, plus malin, vous cherchez un compromis qui puisse tout arranger. Et, au lieu des nuages religieux quelque peu démodés, vous amoncelez les nuages métaphysiques, tout aussi obscurs et plus équivoques. Vous ne nous dites plus qu’il faut croire à l’absurde, mais que l’absurde est. une explication ; vous n’annoncez plus une parole révélée, mais vous donnez comme révélatrice votre propre fantaisie. Ou, ayant réussi à crever toutes ces toiles d’araignée, vous gardez jalousement pour vous cette découverte, par respect pour leur ancienneté, par je ne sais quelle antiscientifique tolérance.
Malgré les subtilités de la forme, c’est toujours revenir, par une porte ou par une autre, aux terreurs superstitieuses de l’homme préhistorique en face de la nature. Et nul ne soutiendra que rafistoler ces vieux fétiches soit bonne besogne éducatrice.
Voilà cependant les seules espèces de marchandises qu’on trouve dans ces bric-à-brac intitulés écoles.
L’État, la bourgeoisie et l’Église, qui en sont les uniques tenanciers, étant eux-mêmes très vieux, n’aspirent pas du tout au mouvement, et s’opposent à ce qu’on touche, fût-ce de la parole, fût-ce du regard, à leur boutique branlante de vétusté.
Les classes dirigeantes, ayant tout pris pour elles, n’ont eu garde d’oublier l’idole, dont elles ont fait une de leurs principales forteresses. À quand l’école des classes dirigées, l’école du peuple par le peuple ?
Un pouvoir, c’est-à-dire une forme de despotisme ; une caste, c’est-à-dire un groupement d’intérêts ou de traditions, sont, par nature, impuissants à éduquer les esprits et à élever les âmes.
La force brutale, la vénalité marchande, le culte du passé, sont tout ce qu’il y a de plus antipathique à la libre recherche du bien et du vrai.
Ils ne comprendront rien à l’immense aspiration de vie et de liberté qui est le fond de l’homme et de la nature, et sans laquelle l’histoire, les sciences, l’art sont des livres fermés. Ils ne sauront pas faire valoir d’autres mobiles d’action que le désir bas du gain ou la crainte vile du châtiment, dans ce monde ou dans l’autre. Ils n’en auront jamais d’autres que d’apprendre aux hommes à être dominé ou à dominer, ne voyant aucun milieu entre ces deux extrêmes.
Des esprits flottant entre tous les contraires, des volontés molles et désarmées d’initiative ou n’en ayant que pour le mal : voilà les purs chefs‑d’œuvre qui sortiront de ces machines à compression intellectuelle et morale.
Mais il serait bien inutile de formuler ces constatations théoriques, si jamais elles n’incitaient à œuvre le mieux que l’on entrevoit.
Nous avons donc, à quelques-uns, libres de toute attache gouvernementale, bourgeoise et religieuse, dressé dans ses grandes lignes, le plan d’une école vraiment libertaire que nous réaliserons aussitôt que les moyens matériels nous le permettront.
Nous pensons qu’on ne deviendra jamais soi-même, si l’on ne s’exerce à l’être de bonne heure. Nous nous efforcerons, par conséquent, d’aider à l’épanouissement de ces petites personnalités enfantines, où sont enveloppées les grandes, comme le fruit dans la fleur.
Nous interviendrons juste autant que cela sera nécessaire pour favoriser une telle floraison, plutôt en collaborateurs dévoués qu’en maîtres impérieux. Nous nous instruirons autant à interroger leur état d’âme précis, la diversité de leurs naturels et de leurs aptitudes, qu’eux à suivre nos leçons, dont ils auront, pour ainsi dire, déterminé la tonalité.
Des pensums, des retenues, des taloches, des criailleries, des injures sont des mouvements d’humeur où s’épanche la surexcitation des nerfs. Preuve d’impuissance, en somme ! Et l’on veut, par un si bel exemple, apprendre aux enfants à se posséder !
Ces répressions ne sauraient servir qu’à donner la haine du livre et du professeur : or, il s’agit de faire aimer l’un et l’autre.
Pour rendre l’enfant bon, rien n’est tel que de le supposer bon, et de cultiver ce qui l’est précisément dans sa nature : car son âme est un petit monde qui contient un peu de tout.
Si nous savons nous faire de lui un ami, nous pourrons obtenir qu’il craigne de nous mécontenter.
Nous ne nous incrusterons pas dans des chaires de pontifes impersonnels : nous parlerons non-seulement aux élèves, mais à chaque élève, et pour chacun il faudra avoir le mot qui convienne.
Nous nous mêlerons à leurs jeux, afin de les approcher davantage. Et, dans certaines circonstances, nous rendrons ce contact encore plus intime. Si, par exemple, une faute regrettable a été commise, c’est seul à seul que nous voulons amener tout doucement le jeune étourdi à reconnaître ses torts.
Il importe que l’enfant soit sensible à l’approbation et au blâme. On y peut réussir en les motivant d’une façon précise, et en évitant de les prodiguer au hasard.
Comme on gâte le blâme en le matérialisant par des punitions, on mêlerait à l’éloge un mauvais ferment de vanité et de vénalité en le concrétisant par des récompenses, places de compositions, distributions, de prix, de croix d’honneur ou de livrets de caisse d’épargne.
Nous avons besoin que tous nos élèves, sans exception, soient encouragés au travail. À l’encontre de ce but irait la création d’un orgueilleux état-major.
Et cependant, nous tenons à ce que les élèves aient le sentiment de leur valeur réciproque.
Nous leur apprendrons, en les jugeant nous-mêmes, à se juger les uns les autres. Nous ferons appel, dans une sage mesure, à ces sanctions naturelles, symbole vivant de celles qu’ils rencontreraient dans une société juste.
Il faut que les espiègles gêneurs, s’il y en a, aient à compter avec cette opinion de leurs pairs et avec ses suites. Le verdict le plus grave qui nous semble pouvoir être prononcé par ce petit tribunal, et encore très rarement, sera l’exclusion momentanée de la classe.
Évidemment, par là, nous nous obligeons à rendre nos leçons intéressantes, de façon à ce qu’elles soient pour la plupart, et même pour tous d’un très grand prix.
Nous fuirons le monologue pédantesque et ennuyeux : nous mettrons en scène fréquemment les élèves par des questions et des conversations. Nous ne dédaignerons pas, au besoin, la plaisanterie et l’anecdote.
Le passage à un ordre d’études plus élevé doit être attendu impatiemment par ces jeunes natures éprises de nouveauté. Longtemps à l’avance, nous le leur promettrons, et nous ne l’accorderons enfin que s’ils nous ont pleinement satisfaits.
Pour ce qui est du fond de l’enseignement, il sera aussi rationnel et aussi intégral que possible.
Il est absurde et injuste de réserver à quelques privilégiés la haute culture et de ne jeter au grand nombre que quelques bribes d’une instruction dite pratique, parce qu’elle est tronquée.
Il ne tiendra pas à nous d’accorder à chacun sa légitime part de loisir, pour développer tout ce que son esprit contient d’énergie latente.
Nous suppléerons, du moins, à la légèreté forcée de notre bagage pédagogique par l’élévation continue de nos idées, tout imprégnées d’un fier sentiment de la dignité humaine.
Nous imprimerons un élan vigoureux, si court soit-il, à toutes les facultés du corps, du cœur et de l’intelligence, également belles et respectables à nos yeux. Puisse cette poussée initiale être assez vive pour communiquer plus tard aux déshérités l’âpre regret des paradis intellectuels entrevus, et les faire se lever pour les conquérir. Ce serait, certes, la plus saine et la plus féconde des révoltes.
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La lecture, l’écriture, l’étude de la langue, vont préparer d’abord à nos élèves des instruments pour apprendre.
Quelle corvée que de pénétrer dans l’inextricable fouillis de règles et de contre-règles qu’est notre grammaire française ! Là, l’impitoyable souveraine est la routine de l’histoire et de l’usage.
Nous appellerons les choses par leur nom. Nous aurons soin de signaler les superfétations gréco-latines que, sous prétexte d’étymologie, les pédants ont conservées ou même enchâssées pieusement dans nos vocables français. Thèse générale, nous tiendrons pour suspect tout ce que la logique intérieure de la langue ou de l’idée ne pourra pas expliquer ; tout ce qui ne serait susceptible de devenir clair qu’à grand renfort d’exégèse rétrospective.
Ce n’est pas, du reste, dans un ombrage sèchement didactique que nos élèves peuvent espérer apprendre leur langue. Il faut qu’ils la voient se mouvoir, avec toutes ses richesses inattendues, sur la palette de nos meilleurs écrivains.
On trouvera dans la littérature de tous les temps, et plus spécialement dans la littérature contemporaine, assez de pages simples, de récits familiers, de scènes et de tableaux pittoresques, pour les intéresser et les amener à réfléchir aux détails de la forme aussi bien qu’au fond de la pensée.
Il faut qu’ils s’essaient à dire ces textes avec toute la vérité possible d’expression, afin d’en approfondir le sens d’une façon plus intime.
Ainsi, c’est par mille portes diverses que les mots, avec leur physionomie et les tournures usuelles, s’insinueront dans l’esprit de nos élèves ; et nous réduirons au strict nécessaire le supplice barbare des exercices grammaticaux, entraînement utile pour le steeple-chase des concours et des examens, mais de mince profit pour l’intelligence.
Chemin faisant, leur goût s’affinera, et ils amasseront une bonne moisson d’idées. Car nous ne nous abandonnerons point passivement à nos lectures. Si tel romancier, si tel poète font une peinture trop idyllique de la vie des paysans et des ouvriers, nous en appellerons contre eux à la réalité des faits.
Si tel autre embouche trop complaisamment le clairon chauvin, nous ne nous gênerons point pour montrer combien sonnent faux, ces horribles excitations à l’assassinat.
Quant aux passages beaux sans mélange, qui respirent des sentiments libres et fiers et un véritable amour des hommes, nous les lirons et les relirons sans cesse, pour qu’ils se fixent dans l’âme de nos élèves, et que les premières impressions de beauté, les plus ineffaçables de toutes, soient en même temps des impressions de justice et de bonté.
À leur tour ils s’exerceront à écrire.
On évitera de tomber dans le sujet d’examen, dissertation historique ou morale. Ils ne sortiront point du cadre restreint de leur vie d’écoliers, ou de l’horizon étroit d’idées que leur esprit peut embrasser sans effort.
Une étude, même élémentaire, à condition qu’elle reste exacte et précise, d’une langue vivante, compléterait très heureusement celle de la langue maternelle. Et c’est encore un des meilleurs moyens de se tendre la main, d’un peuple à l’autre par dessus les frontières.
L’étude des sciences se poursuivra parallèlement à celle des lettres, et elle aura commencé par des leçons de choses, par des exercices pratiques de numération, avant même que les enfants aient appris à lire.
Les sciences naturelles sont peut-être celles qui conviennent le mieux au bas-âge, étant les plus concrètes de toutes. Et nous leur conserverons, le plus que nous pourrons, ce caractère. Elles le perdent terriblement, si on se borne à voir des animaux, des plantes, des minéraux, sur des livres, pour bien décrits ou dessinés qu’ils soient.
C’est en pleine nature qu’il faut aller surprendre la vie. On ne peut bien connaître un végétal ou un insecte, si l’on ne s’est donné la peine de les chercher ; si l’on n’a couru longtemps pour les conquérir aux endroits mêmes qu’ils affectionnent.
Les visites aux collections toutes faites des musées et des jardins zoologiques peuvent compléter ces promenades en pleins champs, mais n’y sauraient suppléer.
Quelle que soit la science que nous prenions pour l’objet de notre étude, nous ne ferons pas peser sur elle une lourde et mortelle objectivité ; nous y introduirons l’homme comme acteur afin de l’animer et de la passionner.
Ce qui ne veut pas dire que nous verrons simplement dans la nature de la matière exploitable. Nous aurons soin, bien plutôt, de distinguer l’utilité de l’exploitation, et de montrer comment celle-ci nuit à celle-là, loin de se confondre avec elle. Quelles étroites limites, par exemple, impose le mercantilisme à l’agriculture et à la médecine ; et combien il les fait dévier de leur but, l’hygiène générale, la culture rationnelle du sol, étant choses contradictoires avec le conflit des intérêts d’argent et de propriété !
Nous ne laisserons point cependant croire à nos jeunes auditeurs que l’homme est un centre autour duquel convergerait l’Univers tout entier.
Pour rabattre cet orgueil trop longtemps entretenu, nous n’aurons qu’à leur montrer les liens étroits qui nous unissent avec la matière brute, avec les végétaux et avec les animaux.
La géologie, d’une part, et, d’autre part, l’anatomie, la physiologie et la psychologie comparées nous prouveront que ce prétendu roi de la création n’est qu’un résultat de la lente collaboration des forces et des agents réputés les plus humbles.
La cosmographie, élaguée de la partie mathématique, trop ardue pour nos jeunes élèves, peut leur rendre les mêmes services, en offrant à leurs regards ces myriades de mondes qui se meuvent en dehors de notre planète, si petite dans l’ensemble, perdue dans l’immensité.
Elle ne manquera pas, non plus, de leçons immédiatement pratiques, d’applications à l’agriculture, à la navigation, qui l’empêcheront de dégénérer en spéculation hautaine et impassible.
Avec la géographie céleste, nous parcourrons la géographie terrestre, comme un beau panorama, où dans le magnifique déroulement des océans, des flemmes, des terres, des montagnes, s’encadreront, moulées à leurs images, leurs productions, leurs espèces et leurs races diverses.
Si, dans ce tout harmonieux, il y a des divisions factices, dites politiques ou administratives, nous ne l’apprendrons qu’après, comme un fait qu’il n’est pas permis d’ignorer, mais qui n’est que secondaire ; jeux et caprices de l’histoire qu’elle se charge bien, tôt ou tard, de détruire.
Nous ne passerons pas plus de temps qu’il ne faut à étudier cet accident, la France, et ces sous-accidents, les départements, préfectures et sous-préfectures.
Naturellement, c’est un beau ciel étoile qui servira de commentaire à nos leçons cosmographiques, et c’est une promenade au bord d’une rivière, d’une mer ou d’un étang, qui vivifiera notre cours de géographie, sans cela nécessairement aride et incomplet.
La physique et la chimie se présentent sous une forme plus abstraite, et avec plus de rigueur mathématique. Il ne sera point nécessaire de les en dépouiller tout à fait pour les rendre accessibles à nos élèves.
Nous nous étendrons avec complaisance sur les diverses applications de l’électricité, sur l’extraction des minerais, sur la fabrication des allumettes et des autres produits industriels.
Cela repose des lois et des calculs, et il n’est pas inutile de constater combien serait vain le travail des inventeurs sans celui des ouvriers, injustement méprisé, sinon en paroles, du moins en fait.
Nous n’aurons garde d’oublier, parmi les inventions, celles de la balistique : dynamite, mélinite, panclastite, obus, fusils, canons, etc. Il faut bien dégonfler les déclamations pompeuses des panégyristes du progrès quand même, du progrès sur toute la ligne.
Les plus abstraites de toutes les sciences, les mathématiques, ne laisseront pas d’offrir de l’attrait à ces jeunes enfants, pourvu que nous évitions cette arithmétique coutumière de comptes-courants, d’épargne sordide et rapace, cette géométrie de propriétaire-arpenteur.
Comme si les sciences n’étaient pas une mine inépuisable de problèmes captivants, sans aller s’empêtrer de ces répugnantes matérialités !
Mais le moyen, alors, d’apprendre aux enfants la règle des intérêts simples ou composés ? Eh ! en leur expliquant, au préalable, l’origine et la nature des intérêts ; et en leur faisant calculer, pour illustrer la leçon d’un exemple, combien de journées d’ouvrier représentent les intérêts accumulés d’une grosse somme.
L’histoire est le tableau successif des formes diverses de l’esprit et du travail de l’homme à travers les âges. On ne saurait la comprendre vraiment que dans la mesure où on expérimenta, au moins d’une façon indirecte, ces diverses branches d’activité. Ce n’est pas une raison pour que nous n’en ouvrions pas à nos élèves quelques échappées, qui s’élargiront d’autant plus que croîtront davantage l’amplitude et la richesse de leur personnalité.
On s’efforcera, par des comparaisons, de multiplier les points de contact du passé avec le présent. On recherchera, dans les mœurs et les institutions mortes, l’origine de celles au milieu desquelles ils vivent et se meuvent. Et surtout, pour ne point languir de froideur, l’histoire tout entière sera un drame, une lutte saisissante des libertés qui veulent se faire jour et des tyrans qui les oppriment.
Nous ne tronquerons pas arbitrairement ce tableau du devenir de la civilisation : dussions-nous n’en présenter que les lignes essentielles, il sera complet. Les contingences légales et la patrie fortuite que nous ont attribuées les hasards de la naissance y occuperont tout juste la place qu’ils ont dans la réalité.
Les facultés humaines n’existent point par tranches séparées : aussi les connaissances qui s’adressent spécialement à la raison ne laissent-elles pas, néanmoins, à condition d’être bien maniées, de fournir un apport précieux aux tendances affectives, volitives et esthétiques.
Les mathématiques offrent une base solide à l’art du dessin et à la musique. Les sciences naturelles analysent avec précision les formes vivantes que doivent représenter les arts plastiques. La physique et la chimie nous ont livré le secret de la couleur.
L’histoire, enfin, nous a retracé la marche évolutive de l’art depuis ses plus enfantins bégaiements.
L’enfant ne fera donc que continuer le travail de gestation commencé, quand, au lieu de la forme écrite du récit ou de la lettre, au lieu de la forme abstraite et scientifique du raisonnement, il va donner à son idée la forme en relief, la forme linéaire ou colorée du dessin géométrique, du dessin d’ornement ou d’imitation, de la peinture, du modelage. Il ne fera qu’expliquer, que raconter avec des moyens nouveaux, ce qu’il aura vu et senti. Et s’il chante, sa chanson ne sera encore que l’écho modifié des vibrations imprimées à tous ses sens, à toute son imagination, à son âme toute entière.
Nous comptons, certes, que les arts plastiques contribueront à diriger l’œil, la main et le goût du travailleur. Mais cela ne sera que si, de bonne heure, il se libère, dans son interprétation, de la tyrannie du modèle. La liberté, l’expression de soi, ou, si l’on veut, la traduction des choses telles qu’on les ressent, voilà les seules formules de création, depuis la plus humble jusqu’à la plus élevée. Une simple fleur prise sur le vif, avec quelque justesse personnelle d’observation, quand même elle manquerait de fini dans l’exécution, nous sera mille fois plus précieuse qu’une académie impeccable, pastiche minutieusement exact, poli et léché jusque dans les moindres détails.
La musique, surtout celle des chœurs, est l’art social par excellence, leur exécution nécessitant l’intime collaboration d’une multitude de voix qui vibrent à l’unisson.
Si, avec cela, l’air chanté n’est ni puéril ni efféminé ; si les paroles qu’il porte ne sont point des calembredaines sur l’obéissance et sur le drapeau, on peut être assuré que rien n’est plus propre à exalter les âmes et à les rapprocher dans une joie large de vivre, d’aimer et d’agir.
Mais il faudra commencer par secouer la vieille routine qui a enveloppé la lecture musicale de hiéroglyphes impénétrables aux commençants. Bien des tentatives ont été faites dans ce sens : il n’y aura que l’embarras du choix. On pourrait peut-être essayer de la notation chiffrée.
Il ne manque plus qu’un point pour rendre complets ce bonheur d’être, cette libre possession de soi. C’est de ne pas traîner le corps comme un haillon douloureux et pénible ; c’est d’infuser en lui une belle énergie, qui l’arme solidement pour toutes les luttes, pour le labeur et pour le plaisir.
Les promenades en plein air, la natation, les jeux d’adresse, la gymnastique lui communiqueront une trempe de bon aloi ; d’autant plus que ce ne sera pas une seule de ses activités qui sera ainsi exercée, mais toutes dans leur équilibre et leur harmonie.
Nous voulons, cependant, donner de bonne heure une direction employable et déterminée à ces forces corporelles, qu’il serait dommage de gaspiller en pure perte : nous ne visons pas à faire d’inutiles athlètes.
Nos enfants travailleront de leurs mains, sans fatigue, allant d’un outil à un autre, autant pour s’égayer par la variété des occupations que pour ne s’asservir à aucune.
Leur tâche sera aussi peu machinale que possible : elle ne sera que l’intelligente continuation, l’application matérielle de leurs études artistiques et scientifiques.
Dans notre pensée, s’ils n’étaient point pris prématurément par l’usine spécialisatrice, dévoreuse et abrutisseuse de prolétaires, ils devraient tous, une fois leurs membres assez développés, préciser leurs inclinations vers un métier. Ils l’apprendraient en toute liberté, c’est-à-dire qu’ils ne se cantonneraient pas dans tel ou tel détail infime, mais qu’ils ambitionneraient d’en saisir et d’en pratiquer l’ensemble. Parallèlement, se poursuivrait leur culture intellectuelle, qui, même au point de vue professionnel, leur serait un auxiliaire des plus précieux.
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Et la morale ? et l’instruction civique ou religieuse ou métaphysique ?
Nous biffons tout cela.
Nous ne connaissons pas d’autre morale que la libre action d’une âme et d’un corps sains.
Une bonne éducation est une hygiène générale bien entendue : et c’est sur ce type que nous avons essayé de façonner la nôtre.
Après cela, à quoi serviraient les préceptes ? Ce n’est pas à des formules abstraites et impersonnelles qu’il faut demander de déterminer la conduite : c’est aux habitudes prises de longue main, aux sentiments naturels ou acquis, aux connaissances positives dont on s’est imprégné. L’acte jaillit du tréfonds de l’individuel, quasi à notre insu, comme une expansion subite de forces longtemps accumulées.
Nous créerons à l’enfant un milieu ambiant aussi normal que possible. Il y rencontrera, comme dans la vie, des camarades de l’un et de l’autre sexes : notre école sera mixte, puisque la société l’est forcément. Une agglomération unisexuelle, cela sent le couvent ou la caserne. Juge-t-on qu’il soit plus important d’enseigner aux futurs hommes et aux futures femmes la règle de trois que de leur apprendre à vivre ensemble ? Ou estime-t-on que les maximes théoriques y peuvent suffire ? Les uns et les autres n’auraient qu’à gagner à ce contact réciproque. La brutalité des garçons sera tempérée par la douceur des filles, qui en deviendront, par ricochet, moins timides.
Les curiosités malsaines seront émoussées par le coudoiement de chaque jour. Les dangereuses avenues de l’imagination seront fort avantageusement occupées par une émulation féconde, une franche amitié de bons camarades, un sain désir de se plaire et de ne pas être disqualifiés les uns aux yeux des autres.
Telle est notre morale, si l’on tient au mot : morale en action, alors. Ce n’est point déjà si mauvais. Quel besoin de la dogmatiser ? et, d’ailleurs, cela est-il faisable ?
Évidemment, puisque aucune codification éthique ne nous a été nécessaire, nous nous passons tout aussi bien de législateurs hyperphysiques ou terrestres. Là se résume toute notre instruction civique et toute notre théodicée.
Nous visons à faire des hommes, c’est-à-dire des citoyens du monde, et non des citoyens éventuels de telle ou telle patrie, voire même de la patrie céleste.
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Ce sont là les grandes lignes d’un plan d’école libertaire, qui, forcément, doit présenter bien des lacunes et des imperfections. Mais, étant par essence ennemis de tout dogmatisme, nous considérons nos idées comme des jalons provisoires, qu’on pourra déplacer ou modifier au gré des expériences nouvelles.
À tous ceux qui peuvent nous apporter la collaboration de leurs dévouements ou de leurs lumières, nous la leur demandons.
Nous voudrions bien ne pas réclamer autre chose que le concours des intelligences. Ce serait trop beau : ce serait déjà le triomphe de l’harmonie libertaire. Nous n’y sommes point encore.
Jusque-là, pour fonder des écoles, même libertaires, il faudra passer sous les fourches caudines du capital. Nous sommes donc contraints, pour réaliser notre projet, d’ouvrir une souscription et d’adresser un pressant appel à la sympathique générosité de tous les hommes indépendants et sincères. Nous ne doutons pas qu’il ne soit entendu.
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