La Presse Anarchiste

L’école libertaire

Faire une édu­ca­tion, c’est éle­ver un être, c’est l’é­ri­ger, au point de vue phy­sique, intel­lec­tuel et moral, de l’or­nière au som­met ; c’est enri­chir et fécon­der toutes ses facul­tés. L’é­du­ca­tion ain­si com­prise est un véri­table enfantement. 

L’embryon humain passe par les types de l’a­ni­ma­li­té infé­rieure ; et ce n’est que par degrés de plus en plus ascen­dants qu’il accède enfin à l’hu­ma­ni­té. Et en même temps qu’une forme et une orga­ni­sa­tion plus com­plètes, il conquiert l’exis­tence per­son­nelle : il se détache de sa mère et devient un individu. 

Que dire d’une édu­ca­tion qui ne serait pas un per­fec­tion­ne­ment, une nais­sance pro­gres­sive à la vie pleine et individuelle ? 

Ce serait une espèce d’œuvre mons­trueuse agis­sant à rebours de la nature, et parée fort à contre-sens d’un si beau nom. 

On vous confie un jeune enfant, une fleur déli­cate, une ébauche encore, il est vrai, mais si gra­cieuse ! Et, au lieu de vous employer à l’a­che­ver, vous la dépouillez d’a­bord de tout son charme naïf ; et ensuite, vous ne trou­vez rien de mieux pour rem­pla­cer tout cela que de l’emprisonner dans de vieilles défroques his­to­riques, dans l’an­ti­quaille des car­cans et des armures, dans le gros­sier mer­can­ti­lisme ambiant !

Une adap­ta­tion pure et simple à un milieu infé­rieur n’est pas une éducation.

Autre­fois, du temps de la féo­da­li­té, de Rome, de la Grèce, de l’E­gypte, les tra­vailleurs furent serfs ou esclaves. Et ce pas­sé est tel­le­ment pas­sé que, pour se faire accep­ter aujourd’­hui, il est obli­gé de se dis­si­mu­ler der­rière les grands mots vides de libre concur­rence et d’i­né­ga­li­té natu­relle. L’é­vo­lu­tion est donc bien vers le tra­vail libre. Si vous biai­sez, si vous sophis­ti­quez, si vous ne pré­sen­tez pas aux jeunes intel­li­gences cette concep­tion dans tout son éclat lumi­neux, vous n’êtes, au lieu d’un accou­cheur d’es­prits qu’un per­ni­cieux avorteur. 

Vous vous ingé­niez, au béné­fice de l’E­tat moderne, à rajeu­nir le thème usé du des­po­tisme ; et, comme le cou­rant est à l’é­man­ci­pa­tion des indi­vi­dus, vous leur per­sua­dez, ce qui semble une gageure contre le bon sens, que c’est pour être plus libres qu’ils doivent d’a­bord s’asservir. 

Vous n’al­lez pas, bien enten­du, jus­qu’à van­ter les guerres des hordes pillardes, des tri­bus et des pro­vinces par­ti­cu­la­ristes, des dynas­ties aux prises avec les dynas­ties. Mais vous res­sus­ci­tez les mêmes choses sous des noms plus beaux et neufs. Vous ensei­gnez, avec un aplomb décon­cer­tant, qu’il faut res­ter sur le pied de guerre si l’on veut avoir la paix, et que la bar­ba­rie guer­rière est l’a­vant-garde et la pro­mo­trice de la civilisation. 

Tout ce cli­que­tis d’a­pho­rismes qui s’en­tre­choquent, éblouis­sants et confus, est une véri­table tra­hi­son pour les tendres cer­veaux aux­quels il inflige, sous cou­leur de moder­nisme, une régres­sion de plu­sieurs mil­liers d’années. 

Vous per­sis­tez, dans une époque d’ex­pé­ri­men­ta­tion froide et de cal­cul rai­son­né, à prê­cher un monde chi­mé­rique qu’il faut croire sans le com­prendre. Ou, plus malin, vous cher­chez un com­pro­mis qui puisse tout arran­ger. Et, au lieu des nuages reli­gieux quelque peu démo­dés, vous amon­ce­lez les nuages méta­phy­siques, tout aus­si obs­curs et plus équi­voques. Vous ne nous dites plus qu’il faut croire à l’ab­surde, mais que l’ab­surde est. une expli­ca­tion ; vous n’an­non­cez plus une parole révé­lée, mais vous don­nez comme révé­la­trice votre propre fan­tai­sie. Ou, ayant réus­si à cre­ver toutes ces toiles d’a­rai­gnée, vous gar­dez jalou­se­ment pour vous cette décou­verte, par res­pect pour leur ancien­ne­té, par je ne sais quelle anti­scien­ti­fique tolérance. 

Mal­gré les sub­ti­li­tés de la forme, c’est tou­jours reve­nir, par une porte ou par une autre, aux ter­reurs super­sti­tieuses de l’homme pré­his­to­rique en face de la nature. Et nul ne sou­tien­dra que rafis­to­ler ces vieux fétiches soit bonne besogne éducatrice.

Voi­là cepen­dant les seules espèces de mar­chan­dises qu’on trouve dans ces bric-à-brac inti­tu­lés écoles. 

L’É­tat, la bour­geoi­sie et l’É­glise, qui en sont les uniques tenan­ciers, étant eux-mêmes très vieux, n’as­pirent pas du tout au mou­ve­ment, et s’op­posent à ce qu’on touche, fût-ce de la parole, fût-ce du regard, à leur bou­tique bran­lante de vétusté. 

Les classes diri­geantes, ayant tout pris pour elles, n’ont eu garde d’ou­blier l’i­dole, dont elles ont fait une de leurs prin­ci­pales for­te­resses. À quand l’é­cole des classes diri­gées, l’é­cole du peuple par le peuple ? 

Un pou­voir, c’est-à-dire une forme de des­po­tisme ; une caste, c’est-à-dire un grou­pe­ment d’in­té­rêts ou de tra­di­tions, sont, par nature, impuis­sants à édu­quer les esprits et à éle­ver les âmes. 

La force bru­tale, la véna­li­té mar­chande, le culte du pas­sé, sont tout ce qu’il y a de plus anti­pa­thique à la libre recherche du bien et du vrai. 

Ils ne com­pren­dront rien à l’im­mense aspi­ra­tion de vie et de liber­té qui est le fond de l’homme et de la nature, et sans laquelle l’his­toire, les sciences, l’art sont des livres fer­més. Ils ne sau­ront pas faire valoir d’autres mobiles d’ac­tion que le désir bas du gain ou la crainte vile du châ­ti­ment, dans ce monde ou dans l’autre. Ils n’en auront jamais d’autres que d’ap­prendre aux hommes à être domi­né ou à domi­ner, ne voyant aucun milieu entre ces deux extrêmes. 

Des esprits flot­tant entre tous les contraires, des volon­tés molles et désar­mées d’i­ni­tia­tive ou n’en ayant que pour le mal : voi­là les purs chefs‑d’œuvre qui sor­ti­ront de ces machines à com­pres­sion intel­lec­tuelle et morale. 

Mais il serait bien inutile de for­mu­ler ces consta­ta­tions théo­riques, si jamais elles n’in­ci­taient à œuvre le mieux que l’on entrevoit. 

Nous avons donc, à quelques-uns, libres de toute attache gou­ver­ne­men­tale, bour­geoise et reli­gieuse, dres­sé dans ses grandes lignes, le plan d’une école vrai­ment liber­taire que nous réa­li­se­rons aus­si­tôt que les moyens maté­riels nous le permettront. 

Nous pen­sons qu’on ne devien­dra jamais soi-même, si l’on ne s’exerce à l’être de bonne heure. Nous nous effor­ce­rons, par consé­quent, d’ai­der à l’é­pa­nouis­se­ment de ces petites per­son­na­li­tés enfan­tines, où sont enve­lop­pées les grandes, comme le fruit dans la fleur. 

Nous inter­vien­drons juste autant que cela sera néces­saire pour favo­ri­ser une telle flo­rai­son, plu­tôt en col­la­bo­ra­teurs dévoués qu’en maîtres impé­rieux. Nous nous ins­trui­rons autant à inter­ro­ger leur état d’âme pré­cis, la diver­si­té de leurs natu­rels et de leurs apti­tudes, qu’eux à suivre nos leçons, dont ils auront, pour ain­si dire, déter­mi­né la tonalité. 

Des pen­sums, des rete­nues, des taloches, des criaille­ries, des injures sont des mou­ve­ments d’hu­meur où s’é­panche la sur­ex­ci­ta­tion des nerfs. Preuve d’im­puis­sance, en somme ! Et l’on veut, par un si bel exemple, apprendre aux enfants à se posséder !

Ces répres­sions ne sau­raient ser­vir qu’à don­ner la haine du livre et du pro­fes­seur : or, il s’a­git de faire aimer l’un et l’autre. 

Pour rendre l’en­fant bon, rien n’est tel que de le sup­po­ser bon, et de culti­ver ce qui l’est pré­ci­sé­ment dans sa nature : car son âme est un petit monde qui contient un peu de tout. 

Si nous savons nous faire de lui un ami, nous pour­rons obte­nir qu’il craigne de nous mécontenter. 

Nous ne nous incrus­te­rons pas dans des chaires de pon­tifes imper­son­nels : nous par­le­rons non-seule­ment aux élèves, mais à chaque élève, et pour cha­cun il fau­dra avoir le mot qui convienne. 

Nous nous mêle­rons à leurs jeux, afin de les appro­cher davan­tage. Et, dans cer­taines cir­cons­tances, nous ren­drons ce contact encore plus intime. Si, par exemple, une faute regret­table a été com­mise, c’est seul à seul que nous vou­lons ame­ner tout dou­ce­ment le jeune étour­di à recon­naître ses torts. 

Il importe que l’en­fant soit sen­sible à l’ap­pro­ba­tion et au blâme. On y peut réus­sir en les moti­vant d’une façon pré­cise, et en évi­tant de les pro­di­guer au hasard. 

Comme on gâte le blâme en le maté­ria­li­sant par des puni­tions, on mêle­rait à l’é­loge un mau­vais ferment de vani­té et de véna­li­té en le concré­ti­sant par des récom­penses, places de com­po­si­tions, dis­tri­bu­tions, de prix, de croix d’hon­neur ou de livrets de caisse d’épargne. 

Nous avons besoin que tous nos élèves, sans excep­tion, soient encou­ra­gés au tra­vail. À l’encontre de ce but irait la créa­tion d’un orgueilleux état-major. 

Et cepen­dant, nous tenons à ce que les élèves aient le sen­ti­ment de leur valeur réciproque. 

Nous leur appren­drons, en les jugeant nous-mêmes, à se juger les uns les autres. Nous ferons appel, dans une sage mesure, à ces sanc­tions natu­relles, sym­bole vivant de celles qu’ils ren­con­tre­raient dans une socié­té juste. 

Il faut que les espiègles gêneurs, s’il y en a, aient à comp­ter avec cette opi­nion de leurs pairs et avec ses suites. Le ver­dict le plus grave qui nous semble pou­voir être pro­non­cé par ce petit tri­bu­nal, et encore très rare­ment, sera l’ex­clu­sion momen­ta­née de la classe. 

Évi­dem­ment, par là, nous nous obli­geons à rendre nos leçons inté­res­santes, de façon à ce qu’elles soient pour la plu­part, et même pour tous d’un très grand prix. 

Nous fui­rons le mono­logue pédan­tesque et ennuyeux : nous met­trons en scène fré­quem­ment les élèves par des ques­tions et des conver­sa­tions. Nous ne dédai­gne­rons pas, au besoin, la plai­san­te­rie et l’anecdote. 

Le pas­sage à un ordre d’é­tudes plus éle­vé doit être atten­du impa­tiem­ment par ces jeunes natures éprises de nou­veau­té. Long­temps à l’a­vance, nous le leur pro­met­trons, et nous ne l’ac­cor­de­rons enfin que s’ils nous ont plei­ne­ment satisfaits. 

Pour ce qui est du fond de l’en­sei­gne­ment, il sera aus­si ration­nel et aus­si inté­gral que possible. 

Il est absurde et injuste de réser­ver à quelques pri­vi­lé­giés la haute culture et de ne jeter au grand nombre que quelques bribes d’une ins­truc­tion dite pra­tique, parce qu’elle est tronquée. 

Il ne tien­dra pas à nous d’ac­cor­der à cha­cun sa légi­time part de loi­sir, pour déve­lop­per tout ce que son esprit contient d’éner­gie latente. 

Nous sup­plée­rons, du moins, à la légè­re­té for­cée de notre bagage péda­go­gique par l’é­lé­va­tion conti­nue de nos idées, tout impré­gnées d’un fier sen­ti­ment de la digni­té humaine. 

Nous impri­me­rons un élan vigou­reux, si court soit-il, à toutes les facul­tés du corps, du cœur et de l’in­tel­li­gence, éga­le­ment belles et res­pec­tables à nos yeux. Puisse cette pous­sée ini­tiale être assez vive pour com­mu­ni­quer plus tard aux déshé­ri­tés l’âpre regret des para­dis intel­lec­tuels entre­vus, et les faire se lever pour les conqué­rir. Ce serait, certes, la plus saine et la plus féconde des révoltes. 

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La lec­ture, l’é­cri­ture, l’é­tude de la langue, vont pré­pa­rer d’a­bord à nos élèves des ins­tru­ments pour apprendre. 

Quelle cor­vée que de péné­trer dans l’i­nex­tri­cable fouillis de règles et de contre-règles qu’est notre gram­maire fran­çaise ! Là, l’im­pi­toyable sou­ve­raine est la rou­tine de l’his­toire et de l’usage. 

Nous appel­le­rons les choses par leur nom. Nous aurons soin de signa­ler les super­fé­ta­tions gré­co-latines que, sous pré­texte d’é­ty­mo­lo­gie, les pédants ont conser­vées ou même enchâs­sées pieu­se­ment dans nos vocables fran­çais. Thèse géné­rale, nous tien­drons pour sus­pect tout ce que la logique inté­rieure de la langue ou de l’i­dée ne pour­ra pas expli­quer ; tout ce qui ne serait sus­cep­tible de deve­nir clair qu’à grand ren­fort d’exé­gèse rétrospective. 

Ce n’est pas, du reste, dans un ombrage sèche­ment didac­tique que nos élèves peuvent espé­rer apprendre leur langue. Il faut qu’ils la voient se mou­voir, avec toutes ses richesses inat­ten­dues, sur la palette de nos meilleurs écrivains. 

On trou­ve­ra dans la lit­té­ra­ture de tous les temps, et plus spé­cia­le­ment dans la lit­té­ra­ture contem­po­raine, assez de pages simples, de récits fami­liers, de scènes et de tableaux pit­to­resques, pour les inté­res­ser et les ame­ner à réflé­chir aux détails de la forme aus­si bien qu’au fond de la pensée. 

Il faut qu’ils s’es­saient à dire ces textes avec toute la véri­té pos­sible d’ex­pres­sion, afin d’en appro­fon­dir le sens d’une façon plus intime. 

Ain­si, c’est par mille portes diverses que les mots, avec leur phy­sio­no­mie et les tour­nures usuelles, s’in­si­nue­ront dans l’es­prit de nos élèves ; et nous rédui­rons au strict néces­saire le sup­plice bar­bare des exer­cices gram­ma­ti­caux, entraî­ne­ment utile pour le steeple-chase des concours et des exa­mens, mais de mince pro­fit pour l’intelligence. 

Che­min fai­sant, leur goût s’af­fi­ne­ra, et ils amas­se­ront une bonne mois­son d’i­dées. Car nous ne nous aban­don­ne­rons point pas­si­ve­ment à nos lec­tures. Si tel roman­cier, si tel poète font une pein­ture trop idyl­lique de la vie des pay­sans et des ouvriers, nous en appel­le­rons contre eux à la réa­li­té des faits. 

Si tel autre embouche trop com­plai­sam­ment le clai­ron chau­vin, nous ne nous gêne­rons point pour mon­trer com­bien sonnent faux, ces hor­ribles exci­ta­tions à l’assassinat. 

Quant aux pas­sages beaux sans mélange, qui res­pirent des sen­ti­ments libres et fiers et un véri­table amour des hommes, nous les lirons et les reli­rons sans cesse, pour qu’ils se fixent dans l’âme de nos élèves, et que les pre­mières impres­sions de beau­té, les plus inef­fa­çables de toutes, soient en même temps des impres­sions de jus­tice et de bonté.

À leur tour ils s’exer­ce­ront à écrire. 

On évi­te­ra de tom­ber dans le sujet d’exa­men, dis­ser­ta­tion his­to­rique ou morale. Ils ne sor­ti­ront point du cadre res­treint de leur vie d’é­co­liers, ou de l’ho­ri­zon étroit d’i­dées que leur esprit peut embras­ser sans effort. 

Une étude, même élé­men­taire, à condi­tion qu’elle reste exacte et pré­cise, d’une langue vivante, com­plé­te­rait très heu­reu­se­ment celle de la langue mater­nelle. Et c’est encore un des meilleurs moyens de se tendre la main, d’un peuple à l’autre par des­sus les frontières. 

L’é­tude des sciences se pour­sui­vra paral­lè­le­ment à celle des lettres, et elle aura com­men­cé par des leçons de choses, par des exer­cices pra­tiques de numé­ra­tion, avant même que les enfants aient appris à lire. 

Les sciences natu­relles sont peut-être celles qui conviennent le mieux au bas-âge, étant les plus concrètes de toutes. Et nous leur conser­ve­rons, le plus que nous pour­rons, ce carac­tère. Elles le perdent ter­ri­ble­ment, si on se borne à voir des ani­maux, des plantes, des miné­raux, sur des livres, pour bien décrits ou des­si­nés qu’ils soient. 

C’est en pleine nature qu’il faut aller sur­prendre la vie. On ne peut bien connaître un végé­tal ou un insecte, si l’on ne s’est don­né la peine de les cher­cher ; si l’on n’a cou­ru long­temps pour les conqué­rir aux endroits mêmes qu’ils affectionnent. 

Les visites aux col­lec­tions toutes faites des musées et des jar­dins zoo­lo­giques peuvent com­plé­ter ces pro­me­nades en pleins champs, mais n’y sau­raient suppléer. 

Quelle que soit la science que nous pre­nions pour l’ob­jet de notre étude, nous ne ferons pas peser sur elle une lourde et mor­telle objec­ti­vi­té ; nous y intro­dui­rons l’homme comme acteur afin de l’a­ni­mer et de la passionner. 

Ce qui ne veut pas dire que nous ver­rons sim­ple­ment dans la nature de la matière exploi­table. Nous aurons soin, bien plu­tôt, de dis­tin­guer l’u­ti­li­té de l’ex­ploi­ta­tion, et de mon­trer com­ment celle-ci nuit à celle-là, loin de se confondre avec elle. Quelles étroites limites, par exemple, impose le mer­can­ti­lisme à l’a­gri­cul­ture et à la méde­cine ; et com­bien il les fait dévier de leur but, l’hy­giène géné­rale, la culture ration­nelle du sol, étant choses contra­dic­toires avec le conflit des inté­rêts d’argent et de propriété !

Nous ne lais­se­rons point cepen­dant croire à nos jeunes audi­teurs que l’homme est un centre autour duquel conver­ge­rait l’U­ni­vers tout entier. 

Pour rabattre cet orgueil trop long­temps entre­te­nu, nous n’au­rons qu’à leur mon­trer les liens étroits qui nous unissent avec la matière brute, avec les végé­taux et avec les animaux. 

La géo­lo­gie, d’une part, et, d’autre part, l’a­na­to­mie, la phy­sio­lo­gie et la psy­cho­lo­gie com­pa­rées nous prou­ve­ront que ce pré­ten­du roi de la créa­tion n’est qu’un résul­tat de la lente col­la­bo­ra­tion des forces et des agents répu­tés les plus humbles. 

La cos­mo­gra­phie, éla­guée de la par­tie mathé­ma­tique, trop ardue pour nos jeunes élèves, peut leur rendre les mêmes ser­vices, en offrant à leurs regards ces myriades de mondes qui se meuvent en dehors de notre pla­nète, si petite dans l’en­semble, per­due dans l’immensité. 

Elle ne man­que­ra pas, non plus, de leçons immé­dia­te­ment pra­tiques, d’ap­pli­ca­tions à l’a­gri­cul­ture, à la navi­ga­tion, qui l’empêcheront de dégé­né­rer en spé­cu­la­tion hau­taine et impassible. 

Avec la géo­gra­phie céleste, nous par­cour­rons la géo­gra­phie ter­restre, comme un beau pano­ra­ma, où dans le magni­fique dérou­le­ment des océans, des flemmes, des terres, des mon­tagnes, s’en­ca­dre­ront, mou­lées à leurs images, leurs pro­duc­tions, leurs espèces et leurs races diverses. 

Si, dans ce tout har­mo­nieux, il y a des divi­sions fac­tices, dites poli­tiques ou admi­nis­tra­tives, nous ne l’ap­pren­drons qu’a­près, comme un fait qu’il n’est pas per­mis d’i­gno­rer, mais qui n’est que secon­daire ; jeux et caprices de l’his­toire qu’elle se charge bien, tôt ou tard, de détruire. 

Nous ne pas­se­rons pas plus de temps qu’il ne faut à étu­dier cet acci­dent, la France, et ces sous-acci­dents, les dépar­te­ments, pré­fec­tures et sous-préfectures. 

Natu­rel­le­ment, c’est un beau ciel étoile qui ser­vi­ra de com­men­taire à nos leçons cos­mo­gra­phiques, et c’est une pro­me­nade au bord d’une rivière, d’une mer ou d’un étang, qui vivi­fie­ra notre cours de géo­gra­phie, sans cela néces­sai­re­ment aride et incomplet. 

La phy­sique et la chi­mie se pré­sentent sous une forme plus abs­traite, et avec plus de rigueur mathé­ma­tique. Il ne sera point néces­saire de les en dépouiller tout à fait pour les rendre acces­sibles à nos élèves. 

Nous nous éten­drons avec com­plai­sance sur les diverses appli­ca­tions de l’élec­tri­ci­té, sur l’ex­trac­tion des mine­rais, sur la fabri­ca­tion des allu­mettes et des autres pro­duits industriels. 

Cela repose des lois et des cal­culs, et il n’est pas inutile de consta­ter com­bien serait vain le tra­vail des inven­teurs sans celui des ouvriers, injus­te­ment mépri­sé, sinon en paroles, du moins en fait. 

Nous n’au­rons garde d’ou­blier, par­mi les inven­tions, celles de la balis­tique : dyna­mite, méli­nite, pan­clas­tite, obus, fusils, canons, etc. Il faut bien dégon­fler les décla­ma­tions pom­peuses des pané­gy­ristes du pro­grès quand même, du pro­grès sur toute la ligne. 

Les plus abs­traites de toutes les sciences, les mathé­ma­tiques, ne lais­se­ront pas d’of­frir de l’at­trait à ces jeunes enfants, pour­vu que nous évi­tions cette arith­mé­tique cou­tu­mière de comptes-cou­rants, d’é­pargne sor­dide et rapace, cette géo­mé­trie de propriétaire-arpenteur. 

Comme si les sciences n’é­taient pas une mine inépui­sable de pro­blèmes cap­ti­vants, sans aller s’empêtrer de ces répu­gnantes matérialités ! 

Mais le moyen, alors, d’ap­prendre aux enfants la règle des inté­rêts simples ou com­po­sés ? Eh ! en leur expli­quant, au préa­lable, l’o­ri­gine et la nature des inté­rêts ; et en leur fai­sant cal­cu­ler, pour illus­trer la leçon d’un exemple, com­bien de jour­nées d’ou­vrier repré­sentent les inté­rêts accu­mu­lés d’une grosse somme. 

L’his­toire est le tableau suc­ces­sif des formes diverses de l’es­prit et du tra­vail de l’homme à tra­vers les âges. On ne sau­rait la com­prendre vrai­ment que dans la mesure où on expé­ri­men­ta, au moins d’une façon indi­recte, ces diverses branches d’ac­ti­vi­té. Ce n’est pas une rai­son pour que nous n’en ouvrions pas à nos élèves quelques échap­pées, qui s’é­lar­gi­ront d’au­tant plus que croî­tront davan­tage l’am­pli­tude et la richesse de leur personnalité. 

On s’ef­for­ce­ra, par des com­pa­rai­sons, de mul­ti­plier les points de contact du pas­sé avec le pré­sent. On recher­che­ra, dans les mœurs et les ins­ti­tu­tions mortes, l’o­ri­gine de celles au milieu des­quelles ils vivent et se meuvent. Et sur­tout, pour ne point lan­guir de froi­deur, l’his­toire tout entière sera un drame, une lutte sai­sis­sante des liber­tés qui veulent se faire jour et des tyrans qui les oppriment. 

Nous ne tron­que­rons pas arbi­trai­re­ment ce tableau du deve­nir de la civi­li­sa­tion : dus­sions-nous n’en pré­sen­ter que les lignes essen­tielles, il sera com­plet. Les contin­gences légales et la patrie for­tuite que nous ont attri­buées les hasards de la nais­sance y occu­pe­ront tout juste la place qu’ils ont dans la réalité. 

Les facul­tés humaines n’existent point par tranches sépa­rées : aus­si les connais­sances qui s’a­dressent spé­cia­le­ment à la rai­son ne laissent-elles pas, néan­moins, à condi­tion d’être bien maniées, de four­nir un apport pré­cieux aux ten­dances affec­tives, voli­tives et esthétiques. 

Les mathé­ma­tiques offrent une base solide à l’art du des­sin et à la musique. Les sciences natu­relles ana­lysent avec pré­ci­sion les formes vivantes que doivent repré­sen­ter les arts plas­tiques. La phy­sique et la chi­mie nous ont livré le secret de la couleur. 

L’his­toire, enfin, nous a retra­cé la marche évo­lu­tive de l’art depuis ses plus enfan­tins bégaiements. 

L’en­fant ne fera donc que conti­nuer le tra­vail de ges­ta­tion com­men­cé, quand, au lieu de la forme écrite du récit ou de la lettre, au lieu de la forme abs­traite et scien­ti­fique du rai­son­ne­ment, il va don­ner à son idée la forme en relief, la forme linéaire ou colo­rée du des­sin géo­mé­trique, du des­sin d’or­ne­ment ou d’i­mi­ta­tion, de la pein­ture, du mode­lage. Il ne fera qu’ex­pli­quer, que racon­ter avec des moyens nou­veaux, ce qu’il aura vu et sen­ti. Et s’il chante, sa chan­son ne sera encore que l’é­cho modi­fié des vibra­tions impri­mées à tous ses sens, à toute son ima­gi­na­tion, à son âme toute entière. 

Nous comp­tons, certes, que les arts plas­tiques contri­bue­ront à diri­ger l’œil, la main et le goût du tra­vailleur. Mais cela ne sera que si, de bonne heure, il se libère, dans son inter­pré­ta­tion, de la tyran­nie du modèle. La liber­té, l’ex­pres­sion de soi, ou, si l’on veut, la tra­duc­tion des choses telles qu’on les res­sent, voi­là les seules for­mules de créa­tion, depuis la plus humble jus­qu’à la plus éle­vée. Une simple fleur prise sur le vif, avec quelque jus­tesse per­son­nelle d’ob­ser­va­tion, quand même elle man­que­rait de fini dans l’exé­cu­tion, nous sera mille fois plus pré­cieuse qu’une aca­dé­mie impec­cable, pas­tiche minu­tieu­se­ment exact, poli et léché jusque dans les moindres détails. 

La musique, sur­tout celle des chœurs, est l’art social par excel­lence, leur exé­cu­tion néces­si­tant l’in­time col­la­bo­ra­tion d’une mul­ti­tude de voix qui vibrent à l’unisson. 

Si, avec cela, l’air chan­té n’est ni pué­ril ni effé­mi­né ; si les paroles qu’il porte ne sont point des calem­bre­daines sur l’o­béis­sance et sur le dra­peau, on peut être assu­ré que rien n’est plus propre à exal­ter les âmes et à les rap­pro­cher dans une joie large de vivre, d’ai­mer et d’agir.

Mais il fau­dra com­men­cer par secouer la vieille rou­tine qui a enve­lop­pé la lec­ture musi­cale de hié­ro­glyphes impé­né­trables aux com­men­çants. Bien des ten­ta­tives ont été faites dans ce sens : il n’y aura que l’embarras du choix. On pour­rait peut-être essayer de la nota­tion chiffrée.

Il ne manque plus qu’un point pour rendre com­plets ce bon­heur d’être, cette libre pos­ses­sion de soi. C’est de ne pas traî­ner le corps comme un haillon dou­lou­reux et pénible ; c’est d’in­fu­ser en lui une belle éner­gie, qui l’arme soli­de­ment pour toutes les luttes, pour le labeur et pour le plaisir. 

Les pro­me­nades en plein air, la nata­tion, les jeux d’a­dresse, la gym­nas­tique lui com­mu­ni­que­ront une trempe de bon aloi ; d’au­tant plus que ce ne sera pas une seule de ses acti­vi­tés qui sera ain­si exer­cée, mais toutes dans leur équi­libre et leur harmonie. 

Nous vou­lons, cepen­dant, don­ner de bonne heure une direc­tion employable et déter­mi­née à ces forces cor­po­relles, qu’il serait dom­mage de gas­piller en pure perte : nous ne visons pas à faire d’i­nu­tiles athlètes. 

Nos enfants tra­vaille­ront de leurs mains, sans fatigue, allant d’un outil à un autre, autant pour s’é­gayer par la varié­té des occu­pa­tions que pour ne s’as­ser­vir à aucune. 

Leur tâche sera aus­si peu machi­nale que pos­sible : elle ne sera que l’in­tel­li­gente conti­nua­tion, l’ap­pli­ca­tion maté­rielle de leurs études artis­tiques et scientifiques. 

Dans notre pen­sée, s’ils n’é­taient point pris pré­ma­tu­ré­ment par l’u­sine spé­cia­li­sa­trice, dévo­reuse et abru­tis­seuse de pro­lé­taires, ils devraient tous, une fois leurs membres assez déve­lop­pés, pré­ci­ser leurs incli­na­tions vers un métier. Ils l’ap­pren­draient en toute liber­té, c’est-à-dire qu’ils ne se can­ton­ne­raient pas dans tel ou tel détail infime, mais qu’ils ambi­tion­ne­raient d’en sai­sir et d’en pra­ti­quer l’en­semble. Paral­lè­le­ment, se pour­sui­vrait leur culture intel­lec­tuelle, qui, même au point de vue pro­fes­sion­nel, leur serait un auxi­liaire des plus précieux. 

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Et la morale ? et l’ins­truc­tion civique ou reli­gieuse ou métaphysique ? 

Nous bif­fons tout cela. 

Nous ne connais­sons pas d’autre morale que la libre action d’une âme et d’un corps sains. 

Une bonne édu­ca­tion est une hygiène géné­rale bien enten­due : et c’est sur ce type que nous avons essayé de façon­ner la nôtre. 

Après cela, à quoi ser­vi­raient les pré­ceptes ? Ce n’est pas à des for­mules abs­traites et imper­son­nelles qu’il faut deman­der de déter­mi­ner la conduite : c’est aux habi­tudes prises de longue main, aux sen­ti­ments natu­rels ou acquis, aux connais­sances posi­tives dont on s’est impré­gné. L’acte jaillit du tré­fonds de l’in­di­vi­duel, qua­si à notre insu, comme une expan­sion subite de forces long­temps accumulées. 

Nous crée­rons à l’en­fant un milieu ambiant aus­si nor­mal que pos­sible. Il y ren­con­tre­ra, comme dans la vie, des cama­rades de l’un et de l’autre sexes : notre école sera mixte, puisque la socié­té l’est for­cé­ment. Une agglo­mé­ra­tion uni­sexuelle, cela sent le couvent ou la caserne. Juge-t-on qu’il soit plus impor­tant d’en­sei­gner aux futurs hommes et aux futures femmes la règle de trois que de leur apprendre à vivre ensemble ? Ou estime-t-on que les maximes théo­riques y peuvent suf­fire ? Les uns et les autres n’au­raient qu’à gagner à ce contact réci­proque. La bru­ta­li­té des gar­çons sera tem­pé­rée par la dou­ceur des filles, qui en devien­dront, par rico­chet, moins timides. 

Les curio­si­tés mal­saines seront émous­sées par le cou­doie­ment de chaque jour. Les dan­ge­reuses ave­nues de l’i­ma­gi­na­tion seront fort avan­ta­geu­se­ment occu­pées par une ému­la­tion féconde, une franche ami­tié de bons cama­rades, un sain désir de se plaire et de ne pas être dis­qua­li­fiés les uns aux yeux des autres. 

Telle est notre morale, si l’on tient au mot : morale en action, alors. Ce n’est point déjà si mau­vais. Quel besoin de la dog­ma­ti­ser ? et, d’ailleurs, cela est-il faisable ? 

Évi­dem­ment, puisque aucune codi­fi­ca­tion éthique ne nous a été néces­saire, nous nous pas­sons tout aus­si bien de légis­la­teurs hyper­phy­siques ou ter­restres. Là se résume toute notre ins­truc­tion civique et toute notre théodicée. 

Nous visons à faire des hommes, c’est-à-dire des citoyens du monde, et non des citoyens éven­tuels de telle ou telle patrie, voire même de la patrie céleste. 

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Ce sont là les grandes lignes d’un plan d’é­cole liber­taire, qui, for­cé­ment, doit pré­sen­ter bien des lacunes et des imper­fec­tions. Mais, étant par essence enne­mis de tout dog­ma­tisme, nous consi­dé­rons nos idées comme des jalons pro­vi­soires, qu’on pour­ra dépla­cer ou modi­fier au gré des expé­riences nouvelles. 

À tous ceux qui peuvent nous appor­ter la col­la­bo­ra­tion de leurs dévoue­ments ou de leurs lumières, nous la leur demandons. 

Nous vou­drions bien ne pas récla­mer autre chose que le concours des intel­li­gences. Ce serait trop beau : ce serait déjà le triomphe de l’har­mo­nie liber­taire. Nous n’y sommes point encore. 

Jusque-là, pour fon­der des écoles, même liber­taires, il fau­dra pas­ser sous les fourches cau­dines du capi­tal. Nous sommes donc contraints, pour réa­li­ser notre pro­jet, d’ou­vrir une sous­crip­tion et d’a­dres­ser un pres­sant appel à la sym­pa­thique géné­ro­si­té de tous les hommes indé­pen­dants et sin­cères. Nous ne dou­tons pas qu’il ne soit entendu. 

[/​J. Degalves

E. Jan­vion./​]

La Presse Anarchiste